Septembre 2009. Le cinéaste Oliver Stone présente à la Mostra de Venise son documentaire South of the border (1). Les premières secondes offrent un bêtisier des JTs étasuniens sur le « dictateur Chavez » : Le réalisateur enchaîne en off : « Nuit et jour, sur toutes les chaînes, voici ce que voient les états-uniens. Le croient-ils ? J’espère que non. Mais même les plus sérieux des médias écrits aux Etats-Unis ou en Europe suivent la même ligne ». Lors de sa conférence de presse, Stone précise : “Le manque de liberté d’expression que dénoncent les médias et l´opposition de droite vénézuélienne est un mensonge. Celui qui va au Venezuela se rend compte que 80, 90 % des médias sont contre Chavez. Ils disent des choses très dures sur lui et il le tolère. Il ne punit pas ces personnes, elles sont toujours en place. Aux États- Unis cela ne se passerait pas ainsi.”
Ces propos suscitent aussitôt une « réponse appropriée » de David Pujadas au 20 heures de France 2 (service public) : « Image de la Mostra de Venise, une fois n’est pas coutume, ce n’est pas un acteur ou une actrice qui tient la vedette de ce très célèbre festival mais le président vénézuélien Hugo Chavez. Le réalisateur américain Oliver Stone lui consacre en effet un documentaire admiratif et il a été ovationné par le public. Ironie du sort, il faut tout de même savoir qu’au même moment Hugo Chavez s’apprête à interdire dans son pays 29 radios suscitant de vives critiques de la part des défenseurs de la liberté de la presse. »
Sur quoi Pujadas se base-t-il pour affirmer que 29 radios vont être interdites au Venezuela ?
En 2000, la patiente lutte des collectifs de communication populaire vénézuéliens a débouché sur la légalisation des médias associatifs et l’octroi à ceux-ci de fréquences gratuites de radio ou télévision locales (2). Des stations commerciales ou évangélistes se sont alors déguisées en médias « associatifs » pour obtenir des fréquences légales à bon compte… D’où la mobilisation des collectifs citoyens qui ont demandé à la CONATEL (le CSA local) de récupérer ces fréquences pour les leur rendre. « L’interdiction de 29 radios » selon Pujadas était donc… la restitution de 29 fréquences détournées par des intérêts commerciaux ou religieux, pour permettre la création de médias citoyens ! Selon la loi, c’est d’ailleurs le même travail que devrait effectuer le CSA en France (3).
Pas de rectificatif, ni de droit de suite de la part de D. Pujadas. Pourquoi se gêner ? Il y a longtemps déjà que les JTs des télévisions publiques mimétisent ceux des médias privés et recyclent les mêmes campagnes que les groupes comme Clarin ou Prisa ont lancées contre l’Argentine ou l’Equateur. Dès que des lois y ont démocratisé la répartition des ondes monopolisées par les grands groupes privés, Cristina Fernandez ou Rafael Correa ont été traités d’“ennemis de la liberté d’expression”. L’idéologie qui sous-tend ces campagnes est que la liberté d’expression est, et doit rester, la liberté d’entreprise. L’État ne peut être qu’un obstacle à cette « liberté » puisqu’il fait obstacle à la globalisation marchande de l’information.
Le 3 février 2015, c’est au tour de Thomas Cluzel (Radio France-Culture) d’enfoncer un peu plus le service public dans Disneyworld et de nous convaincre, au cas où nous l’aurions oublié, qu’ “il est interdit d’informer au Venezuela” (4). Pour sa revue de presse, Cluzel a usé de sources particulièrement pluralistes : SLATE (États-Unis), Miami Herald (États-Unis), THE WASHINGTON POST (États-Unis), THE NEW YORK TIMES (États-Unis), FOREIGN POLICY (États-Unis), BBC (Royaume-Uni), El Universal et Tal Cual (deux journaux de la droite vénézuélienne), Reporters sans Frontières (5) sans oublier Courrier International, le produit off-shore du groupe Le Monde qui puise ses articles dans l’apparente diversité qu’offrent les grands groupes privés internationaux (6). Thomas Cluzel n’a pas eu le temps de demander l’opinion de médias alternatifs, citoyens, publics et encore moins celle du gouvernement du Venezuela. Nous pourrions donc nous arrêter ici. Mais s’agissant du service public financé par les impôts des citoyens, le cas Cluzel a valeur d’exemple et mérite une attention toute particulière.
Pour la première moitié de son billet, Cluzel a choisi de recopier une anecdote amusée du Miami Herald (7). Ce journal, qui exprime bien la politique de Washington en Amérique Latine, y ridiculise la télévision latino-américaine de service public Telesur et les autorités du Venezuela à propos du contrôle d’identité d’un journaliste états-unien à la frontière avec la Colombie.
Tout en concédant que la story du Miami Herald pourrait n’être qu’anecdotique, Cluzel en tire que la liberté d’expression est menacée au Venezuela. Or il vient d’être l’idiot utile d’une préparation. La veine comique du Miami Herald tenait moins du hasard que de l’anticipation. Dix jours plus tard, le 12 février 2015, le siège de la télévision Telesur où travaillent 800 personnes devait être bombardé lors d’une tentative de coup d’État (8). En outre, le président Maduro a révélé : « nous avons détecté et capturé des étatsuniens engagés dans des activités secrètes, notamment d’espionnage, essayant de recruter des gens dans les villages frontaliers avec la Colombie et sous influence paramilitaire. Ainsi, dans l’État du Táchira nous avons capturé un pilote d’avion étasunien d’origine latino-américaine, avec toute sorte de documents. Il est en train de faire des révélations » (9).
Ignacio Ramonet : “Malgré toutes les preuves et tous les détails fournis par les plus hautes autorités de l’Etat vénézuélien, les médias internationaux (même en Amérique latine) ont accordé peu de crédibilité à cette tentative de coup d’Etat. Une telle « incrédulité » fait partie – depuis quinze ans – de la stratégie des grands médias dominants dans leur guerre contre la révolution bolivarienne, afin de discréditer les autorités bolivariennes” (10).
Et Cluzel de poursuivre : “Le pays s’apprête d’ailleurs à vivre un ultime épisode, pour le moins emblématique, de la pression exercée quasi quotidiennement par le gouvernement vénézuélien sur la presse nationale cette fois-ci. Le journal indépendant TAL CUAL vient en effet d’annoncer qu’il cessera de paraître d’ici quelques jours, le 27 février prochain très exactement.”
C’est faux. A l’origine hebdomadaire, Tal Cual avait tenté le pari de devenir quotidien mais n’a pas rencontré le lectorat espéré, d’où sa décision de revenir à sa formule originale. Le journal sort donc en kiosque tous les week-ends et maintient sa version quotidienne en ligne : http://www.talcualdigital.com/
Loin d’être “le dernier journal social-démocrate qui disparaît au Venezuela” comme l’affirme aussitôt le très zélé Pablo Paranagua du Monde (11), Tal Cual est un journal économiquement libéral… et raciste. On comprend qu’une société métissée à 95 % et votant plutôt à gauche depuis seize ans, n’achète pas massivement un journal qui lui ressemble si peu. Le Venezuela a bien changé depuis que le directeur de Tal Cual, Teodoro Petkoff, ministre du président démocrate-chrétien Rafael Caldera (1996-1999), intervenait dans des clips télévisés pour convaincre la population pauvre à 80 %, refoulée dans les cerros de Caracas, des bienfaits des privatisations sous contrôle du FMI.
Dire que Tal Cual ferme sous la pression du gouvernement vénézuélien est aussi sérieux que d’attribuer le fait que “Les ventes de tous les journaux quotidiens nationaux français ont reculé en 2014” … à des pressions du gouvernement français (12). Les arguments du “manque de papier” ou du “manque de publicité” par lesquels Petkoff tente de camoufler son échec commercial ne tiennent pas quand on sait que l’économie vénézuélienne est à 80 % aux mains du secteur privé (c’est ce secteur qui importe le papier journal qui n‘est pas produit sur place) et que les kiosques débordent de journaux critiques à tous les coins de rue. Un secteur privé florissant, qui a appris à spéculer grâce aux dollars préférentiels que lui accorde l’État pour ses importations et a largement profité des investissements en infrastructure du gouvernement bolivarien. Au dernier semestre de 2014, les télécoms ont connu un boom en engrangeant des bénéfices qui frôlent les 100 milliards de bolivars. On retrouve pas mal de ces entrepreneurs sur la liste “Venezuela” de Falciani/HSBC. En mars 2015 le magazine Forbes rappelle que le vénézuélien le plus riche, Gustavo Cisneros, propriétaire du groupe médias du même nom et ami de George Bush, a vu sa fortune grimper à 3,6 milliards de dollars.
L’argument des “tracasseries judiciaires” ne tient pas davantage : les victimes de diffamation ont le droit d’agir en justice comme elles le font dans n’importe quel État de droit. Sauf que Tal Cual ne se contente pas de photos volées comme Closer ou Paris-Match mais traite fréquemment, sans avancer de preuves, des fonctionnaires ou politiques bolivariens d’assassins, de corrompus ou de narcotrafiquants. Sans oublier le racisme contre les mouvements sociaux. Le 16 mars 2012, Tal Cual publiait une caricature accusant le gouvernement bolivarien de distribuer de l’eau sale aux usagers.
Le dessin montre un homme coiffé d’un béret comme Hugo Chavez accompagné d’enfants et regardant l’eau jaillir d’un robinet sur lequel s’est posée une mouche. L’homme dit : “Assez de suprématie blanche, maintenant nous avons des eaux afrodescendantes” (13). On peut voir les autres caricatures que publie Weil dans Tal Cual sur son site : http://www.weil.com.ve/
En montant le show de sa “fermeture”, le directeur de Tal Cual jouait gagnant d’avance. Depuis seize ans les médias internationaux ont positionné l’idée selon laquelle “le gouvernement bolivarien exerce une pression quasi quotidienne sur la presse”. Reproduit à l’infini par les grands groupes privés de médias, le mensonge est devenu vérité, selon l’adage goebbelsien.
En mai 2007, lorsque la concession hertzienne de la chaîne privée RCTV ne fut pas renouvelée pour être octroyée à une nouvelle chaîne de service public, une campagne mondiale affirma aussitôt qu’il s’agissait d’une “fermeture”. Le site ACRIMED démonta dans le détail ce concert de désinformation qui vit les médias français, soutenus par les maîtres-penseurs du microcosme médiatique et par RSF, reprendre en choeur le même refrain, résumé à merveille par le titre de l’éditorial du Monde : « Censure à la Chávez » (28 mai 2007) (14)
Répondant aux critiques d’un lecteur en mai 2009, Jean-Pierre Langellier du Monde, disait sa crainte de voir Chavez fermer la chaîne privée Globovision… qui n’a jamais été fermée. Ce désir de “fermer” à tout prix des médias au Venezuela est d’autant intéressant que les deux seuls médias réellement fermés l’ont été… par l’opposition. VTV, la chaîne publique, considérée comme “une ordure” par le gouverneur pustchiste Enrique Mendoza fut fermée lors du coup d’État manqué d’avril 2002 contre Hugo Chavez (15). En 2003 la télévision communautaire Catia Tve fut fermée par le maire de droite de Caracas Alfredo Peña (16).
Le procédé de Thomas Cluzel à propos de Tal Cual nous ramène aux campagnes contre Salvador Allende. RSF n’existait pas encore quand Armand Mattelard, analysant l’alliance des grands médias et de la SIP (groupe de propriétaires de médias) dans les préparatifs du coup d’État au Chili, expliquait : « L’enquête judiciaire sur l’administration du journal El Mercurio, accusé d’irrégularités fiscales, a servi de prétexte pour dénoncer de soi-disant mesures coercitives contre la « presse libre ». (…) Le message émis par la presse de la bourgeoisie chilienne revient à sa source, renforcé par l’autorité que lui confère le fait d’avoir été reproduit à l’étranger. (…) Nous sommes en présence d’une SIP tautologique. Sa campagne n’est qu’un immense serpent qui se mord la queue. »
Thomas Cluzel sort l’artillerie lourde : “Dans un tel contexte, les propriétaires d’El Universal, le plus vieux quotidien du pays sont, eux, soulagés sans doute d’avoir été rachetés l’an dernier par un groupe espagnol. A cette nuance près, toutefois, que le dit groupe était de mèche en réalité avec le gouvernement. En clair, le quotidien a certes été sauvé de la ruine financière mais au prix de sa liberté d’expression. Le même modus operandi se répète d’ailleurs depuis plusieurs années déjà : l’étranglement financier des médias jusqu’à ce que les propriétaires soient contraints de vendre à un proche du pouvoir.”
Un simple clic vers les principaux titres de la presse écrite vénézuélienne des 9 et 10 mars 2015 prouve qu’il s’agit d’un parfait mensonge. El Universal écrit que “La SIP déclare que le Venezuela est le pays qui restreint le plus la liberté de presse” avant d’expliquer dans la “route vers la victoire (de la droite)” que “Le gouvernement invente un coup d’État pour détourner l’attention de la crise économique” ; El Nacional insiste : « la SIP déclare que les gouvernements du Venezuela, de l’Équateur et de l’Argentine persécutent le journalisme, le harcèlent, le restreignent à travers la législation et établissent la censure ou obligent à l’autocensure parce qu’il n‘est plus possible de l’exercer » avant de faire la psychanalyse de Nicolas Maduro en tant que violateur des droits de l’homme, prolongeant l’éditorial du New York Times sur “Maduro et ses délires de conspiration” et de révéler que “Selon l’opposition, la vraie menace ce sont les politiques de Maduro”. Le Correo del Caroni rappelle que “La SIP dénonce la persécution de l’opposition”, que “Nicolas Maduro use le prétexte du décret Obama pour obtenir des pouvoirs spéciaux” et que “Les députés de l’opposition comptent sur l’église catholique comme médiatrice dans le cas des prisonniers politiques” ; Tal Cual évoque les menaces états-uniennes : “C’est Obama qui offre les pouvoirs spéciaux à Maduro” et “selon l’opposition, le but de Maduro est de cacher la crise” ; El Carabobeño titre “Reuters : les sanctions des États-Unis pourraient être la bénédiction que cherchait Maduro”. Ultimas Noticias (centre-droit) nous rassure : “selon la BBC c’est pour protéger le système financier états-unien qu’a été prise la décision d’Obama” Etc… (17)
Revenons un instant sur l’affirmation de Cluzel selon laquelle le rachat de El Universal par un groupe espagnol “qui était de mèche en réalité avec le gouvernement” s’est faite “au prix de sa liberté d’expression”. Non seulement ce groupe n’est pas lié au gouvernement bolivarien (18) mais une étude réalisée du 2 au 8 août 2014 (19), après ce rachat, montre la proportion écrasante de termes négatifs (87 %) par rapport aux termes positifs (13%) dans le traitement des politiques du gouvernement Maduro :
Le journaliste et historien des médias Eleazar Díaz Rangel a dirigé la Faculté de communications sociales de l’Université Centrale du Venezuela de 1983 à 1986. Prix National de Journalisme, président de l’Association Vénézuélienne des Journalistes et chef de rédaction du journal de centre-droit Últimas Noticias depuis 2001, il n’a pas oublié la répression qu’exerçaient contre son métier les régimes d’avant Chavez : « les journaux actuels font leur travail sans la moindre pression alors que ces pressions étaient fréquentes par le passé. Je ne crois pas qu’il y ait de pressions sur tous ces médias privés qui ne publient que des informations contre le gouvernement et rien en sa faveur, comme beaucoup le font depuis des années sans changement. La majorité des journaux de l’intérieur du pays, entre 70 et 80 journaux, suivent la même ligne éditoriale » (entrevue de février 2015 (20).
Une étude réalisée en juin 2014 sur les messages des chaînes de télévision les plus regardées au Venezuela (Venevision, Televen et Globovision) montre une réalité semblable (21) :
Une hégémonie attestée dans le temps par les études des parts de marché télévisuel (22).
Même paysage en ce qui concerne la radio, essentiellement aux mains de grands circuits privés comme Union Radio : “Les sanctions contre le gouvernement de Maduro ne visent qu’à changer sa conduite, explique l’administration Obama” (23).
Si nous élargissons le cercle, rappelons qu’en avril 2014 trois grands groupes privés latino-américains se sont mis d’accord pour écrire une page quotidienne contre le Venezuela dans chacun de leurs 82 journaux affiliés. Il s’agit du GDA (Groupe Diarios de las Américas), de ANDIARIOS (Asociación de Editores de Diarios y Medios Informativos) et de PAL (Groupe Periódicos Asociados Latinoamericanos) (24).
A l’échelle mondiale, il suffit de taper les mots-clefs “Maduro” ou “Venezuela” sur Google pour voir déferler une avalanche de centaines de pages parlant de “répression”, “dictature”… avant de voir apparaître la moindre dissidence.
Il est donc vrai qu’il n’y a pas de liberté d’expression au Venezuela : l’hégémonie des grands groupes privés, agences (AFP, AP, Reuters) et médias privés nationaux, régionaux, locaux (radio, presse écrite, télévision, pages Web et réseaux sociaux) qui font quotidiennement campagne contre le socialisme bolivarien empêche tout équilibre démocratique par rapport à l’audience trop faible des médias publics et associatifs.
L’écrivain et universitaire Luis Britto Garcia s’interroge : “La censure existe-t-elle au Venezuela ? Oui, en effet. Celle d’une grande partie des médias nationaux et internationaux qui occultent ce qui en réalité se passe dans le pays et font l’impasse absolue sur tout ce qui a trait aux avancée sociales, au développement de la démocratie participative ; privant ainsi de son droit à l’information l’immense majorité silencieuse dans le monde entier. Une dictature règne-t-elle au Venezuela ? Oui, en effet. Une dictature médiatique qui prétend imposer des tyrans du style de Carmona Estanga (chef du patronat putschiste qui avec l’appui de militaires de droite déposa Chavez brièvement en 2002)” (25).
Il aura suffi, en janvier 2015, d’une rumeur propagée par les partis de droite via leurs médias et les réseaux sociaux (26) évoquant l’imminence d’une grève nationale – qui n’eut jamais lieu – pour que 18 millions de Vénézuéliens achètent fébrilement en quatre jours l’équivalent de ce qu’ils auraient consommé en un mois et demi. En cas de réussite du coup d’État du 12 février 2015, le communiqué des militaires putschistes allait être diffusé simultanément par CNN et par la télévision privée vénézuélienne Televen (27).
Thomas Cluzel arrive au bout de ses cinq minutes. Laissons-le conclure son billet : “Au total, depuis 2009, ce ne sont pas moins de 300 chaînes de radio qui ont également été fermées. “
C’est faux. Même si au Venezuela, en France (28) et partout ailleurs, les intérêts des groupes privés déterminent constamment l’ouverture et la fermeture d’entreprises de presse, le nombre de médias privés vénézuéliens a augmenté en seize ans de révolution.
Luis Britto Garcia : « En 2014, pas moins de 2896 médias opèrent au Venezuela. 2332 d’entre eux sont des entreprises privées, soit 80% ; 16,5 % dépendent du secteur communautaire mais restent confinés à une transmission locale ; à peine 3,22% de l’ensemble ressortissent au service public. »
Dans le domaine de la radio-diffusion, 1598 émetteurs appartiennent au secteur privé, 654 dépendent du secteur communautaire et à peine 80 d’entre eux relèvent du service public. Quant aux chaînes de télévision, 55 appartiennent aux groupes privés, 25 au secteur communautaire (avec une diffusion locale seulement) et 8 d’entre elles seulement sont publiques… La quasi totalité des médias privés se situent dans l’opposition. Par conséquent, prétendre que l’Etat en serait à exercer son hégémonie dans le domaine de la communication, en s’appuyant sur les faibles moyens dont il dispose, est une affirmation infondée qui suffit à disqualifier celui qui la propage. » (29)
Guerre des grands médias contre la démocratie… et contre le service public.
Le 14 mai 2013 Noam Chomsky, Greg Grandin, Michael Moore, Oliver Stone et une douzaine d’experts états-uniens écrivaient à Margaret Sullivan, « Public Editor » au New York Times, pour lui demander pourquoi ce journal présentait Chavez comme un “dictateur” alors que le président du Honduras avait droit à un lexique neutre ou positif : “Dans les seize dernières années le Venezuela a organisé 19 élections ou référendums qualifiés de libres et équitables par les principaux observateurs internationaux (UE, OEA, Centre Carter, etc..). Jimmy Carter a fait l’éloge des élections au Venezuela, parmi les 92 scrutins observés par le Carter Center, comme un “système de vote vraiment extraordinaire.” Il a conclu que “le processus électoral au Venezuela est le meilleur du monde.” (30)
Mais le trait principal de ce pays enfin sorti de l’apartheid social et racial est sa démocratie participative : communes, conseils communaux, mouvements sociaux écrivent chaque jour l’histoire invisibilisée par les médias d’une économie et d’une politique cogérées par les citoyen(ne)s.
Par le biais de la propagande quotidienne, les grands médias ont réussi ce tour de force inouï : transformer une démocratie en “dictature” ! Dans leur réalité virtuelle, ils ont plongé des millions de citoyen(ne)s du monde, privé(e)s de la possibilité d’aller sur place ou d’accéder à une information alternative.
Ces médias ignorent les décisions des électeurs vénézuéliens qui optent pour les politiques de transformation sociale. De ce fait, ils encouragent ceux qui refusent de se soumettre aux urnes. Si les émules vénézuéliens d’Aube Dorée organisent des violences avec l’aide matérielle des paramilitaires colombiens, laissent des dizaines de cadavres à chaque appel à “laisser sortir toute notre rage dans la rue”, si des leaders d’extrême droite sont arrêtés non pas pour leurs opinions mais parce qu’ils sont en train d’organiser un coup d’État, ils deviennent automatiquement des “prisonniers politiques”.
La récente mission à Caracas de l’UNASUR, organisme qui regroupe tous les gouvernements d’Amérique du Sud, a conclu ses travaux en rejetant l’ingérence extérieure. Elle a recommandé à l’opposition de jouer le jeu électoral et de renoncer à la violence.
Chuo Torrealba, secrétaire général de la coalition des partis de droite “MUD” (photo) lui a répondu à travers les médias : “Samper (ex-président colombien et président de l’UNASUR, NdT) est venu provoquer l’opposition, c’est un piège”. (31)
Qu’y puis-je ? répondent les Thomas Cluzel du monde entier, aller à contre-courant, faire preuve d’indépendance d’esprit ? Et pourquoi moi ? Bien au chaud sous le parapluie de la vulgate mondiale, il vaut mieux passer pour un “défenseur de la liberté d’expression au Venezuela”.
Il ne reste au président Obama qu’à habiller du vernis de “la répression des opposants et de la fermeture de médias au Venezuela” son décret présidentiel du 9 mars 2015 qui proclame “l’état d’urgence aux États-Unis face à la menace inhabituelle et extraordinaire pour notre sécurité nationale et notre politique extérieure, qu’est le Venezuela” (sic). Les médias se chargeront du service après-vente en présentant Maduro comme le provocateur et Obama comme celui qui offre des cadeaux aux enfants à Noël avant de retourner bosser consciencieusement dans son bureau ovale.
Rafael Correa rappelait le 1er mars 2015 depuis Montevideo que cette ingérence « ne débouchera pas forcément sur ce qui est arrivé à Allende. Il n’en demeure pas moins que nous sommes confrontés chaque jour aux tentatives de déstabilisation de gouvernements démocratiques et progressistes d’Amérique latine, par la guerre économique, et à la manipulation mondiale en matière d’information ». (32)
Ce jeudi 12 mars, Radio-France (dont Thomas Cluzel est un des salariés) se met en grève pour vingt-quatre heures avec pour slogan “Défendons nos emplois”. Les syndicats CFDT, SNJ et UNSA s’inquiétent de « la menace d’une réduction drastique des effectifs » de l’entreprise publique, qui a annoncé en janvier un « plan de retour à l’équilibre ». Les syndicats disent « redouter des arbitrages dramatiques pour leurs missions et leurs conditions de travail » (33).
Comment ne pas voir que si la globalisation marchande signifie la mort du journaliste public comme historien du présent (Lacouture) avec son travail d’enquête, son temps passé sur le terrain, sa culture historique et sa mise en perspective de sources contradictoires, les gouvernements progressistes latino-américains représentent, au contraire de ce que martèle Thomas Cluzel, une alternative ? En diversifiant un champ médiatique asphyxié et discrédité par les logiques du monopole privé, en créant des universités publiques et gratuites pour redémocratiser l’enseignement des communications sociales, en créant ou en renforçant des services publics comme la chaîne latino-américaine Telesur ?
Renoncer à faire vivre l’identité du service public comme résistance à la doxa, n’est-ce pas contribuer à sa destruction ? Ne dit-on pas dans les écoles de commerce que “le client préfère toujours l’original à la copie” ?
Thierry Deronne, Caracas, le 12 mars 2015
En prime, offert par LGS