Thierry Deronne – Ce roman se déroule dans un pays prétendument imaginaire, la République bolivarienne du Venezuela ; cependant, si j’en crois la « quatrième de couverture », il raconterait la crise vénézuélienne, « la vraie », de façon très fouillée. Si tel est l’objectif, pourquoi une fiction ?
Maurice Lemoine – Parce que, s’agissant du Venezuela, c’est devenu la règle ! Lorsque je lis ou écoute la grande majorité de mes confrères et consœurs journalistes, les commentateurs, éditorialistes et supposés spécialistes qui prétendent rendre compte de la situation vénézuélienne, j’ai avec effarement l’impression de lire ou d’entendre de la fiction. D’ailleurs, je ne suis pas le seul. Récemment, lors d’un Sommet des pays d’Amérique du Sud, le président brésilien « Lula » lui-même a parlé de « construction narrative » pour analyser le traitement médiatique auquel ce pays a été soumis. Du coup, et comme le judoka retournant contre celui-ci la force de son adversaire, j’ai décidé d’employer la même technique pour tenter de rétablir quelques parcelles de vérité ! En d’autres termes : on dit souvent que la réalité dépasse la fiction ; dans mon cas, la fiction a pour objectif de rattraper la réalité. C’est du moins ce que je prétends.
T.D. – C’est là la seule raison ?
M.L. – Non, il y en a plusieurs autres. Je ne devrais pas le dire, mais un roman est plus agréable à lire – et à écrire ! – qu’un savant essai. Attention : je ne sous-estime pas l’importance des essais. J’en ai entre autres publié un – Venezuela. Chronique d’une déstabilisation (Le Temps des Cerises) – pour analyser la période 2013-2019, de la mort d’Hugo Chávez aux deux élections de Nicolás Maduro et à l’apparition d’un certain Juan Guaido. En envisageant d’écrire la suite, j’ai décidé, pour varier les plaisirs (ce qui est une façon de parler, s’agissant de l’agression dont est victime la Révolution bolivarienne), de le faire dans un registre différent. En fait, en passionné d’Amérique latine, mais aussi de « littérature populaire », j’écris les romans que j’aimerais lire et que je ne trouve pas en librairie ! Des trucs qui te passionnent (enfin, j’espère, s’agissant des miens !), mais que tu sais ancrés dans la réalité – comme mes précédents Chávez, Presidente (Flammarion) ou Cinq Cubains à Miami (Don Quichotte). Ce que, dans mon jargon, j’appelle des « docu-romans ».
T.D. – Ce qui signifie, concrètement ?
M.L. – Que le spécialiste reconnaît tous les personnages, même sous leur nom d’emprunt ; que le béotien, sans forcément mettre un visage connu sur les protagonistes de l’histoire, saisit la logique des événements racontés. Ce qui est l’essentiel, de mon point de vue, compte tenu du niveau de méconnaissance et d’incompréhension de la réalité vénézuélienne, qui sert de cadre à ce récit.
T.D. – J’en déduis donc que « Juanito la vermine » c’est le député d’opposition Juan Guaido qui, en 2019, s’est autoproclamé président du Venezuela !
M.L. – Hou, là, doucement... Même sous la torture, je n’en démordrai pas : toute ressemblance avec des événements ou des personnes existantes ou ayant existé relève d’une pure coïncidence pour laquelle je décline toute responsabilité. Vu la sale manie étasunienne d’imposer des sanctions extraterritoriales à tort et à travers, et à n’importe qui, on n’est jamais trop prudent ! Après, bien entendu, si d’aucuns croient reconnaître dans le Grand Fuck You, Mike Napolitano, Yván Dulce, Jair Bolso, Luis Mugro, Léo Poldo, Enrique Caprisky ou Maricori Laloca les silhouettes de Donald Trump, Mike Pompeo, Iván Duque, Jair Bolsonaro, du secrétaire général de l’OEA Luis Almagro et des dirigeants de l’opposition vénézuélienne Leopoldo López, Enrique Capriles ou Maria Corina Machado, pour ne prendre que ces quelques exemples, franchement, je n’y peux rien ! Pour ma part, j’hésite vraiment à croire que le président français Emmanuel Macron puisse avoir quelque chose à voir avec celui qui, dans le roman, s’appelle Manu Micron.
A chacun de se faire son idée – et de se débrouiller avec Washington, le cas échéant.
T.D. – Combien de temps as-tu consacré à la rédaction de ce roman ?
M.L. – Un peu plus d’un an et demi. Ce qui me déprime quand je constate que, en quelques jours, on peut l’avoir lu entièrement !
T.D. – Quelle a été ta méthode, comment l’as-tu construit ?
M.L. – Je l’ai bâti en m’appuyant, quasiment jour par jour, sur les péripéties de la vie politique vénézuélienne, qu’elles se déroulent à Caracas, Washington, Brasilia ou à Bogotá et Cúcuta (en Colombie). On pourrait presque parler d’un « journal », dans le sens « relation quotidienne des évènements ».
T.D. – Ça ne risque pas d’être fastidieux pour le lecteur ?
M.L. – Fastidieux ? Mais la vie politique vénézuélienne est en soi un vrai roman ! Qu’on en juge : un président imaginaire disputant le pouvoir au chef de l’État légitime. Une aide humanitaire bidon censée entrer de force dans le pays. Le gentil protégé de Washington fricotant avec les paramilitaires colombiens. Une bataille homérique sur la frontière. Les pitreries de Donald Trump dans le Bureau ovale. La menace permanente d’une intervention militaire EU. Une panne d’électricité géante. Un coup d’État raté. Mille manœuvres tordues pour déstabiliser économiquement le pays. Un grenouillage de déserteurs et de mercenaires. L’organisation d’une invasion depuis le pays voisin. Un contrat de type mafieux sur la tête du président Nicolás Maduro. De sombres et tortueuses affaires de corruption. La guerre sournoise que se livrent les différentes factions de l’opposition. L’incroyable résistance des chavistes, unis derrière leur président...
En termes de rebondissements, on peut difficilement faire mieux, non ?
T.D. – Quelles ont été tes sources ?
M.L. – Toutes les options ont été sur la table ! Ma connaissance du Venezuela (ainsi que de la Colombie et des pays voisins), où je vais régulièrement en reportage, mes interviews de certains protagonistes, le suivi des réseaux sociaux, la lecture quotidienne des médias nationaux et internationaux dans leur traitement de la « crise vénézuélienne ». C’est fou le nombre de déclarations que font en permanence les dirigeants ! Il suffit de les collecter et de les replacer dans la bouche des personnages imaginaires d’un roman pour avoir un récit qui ressemble sacrément à la réalité. En fait, seuls les personnages secondaires tiennent des propos et se livrent à des agissements relevant à proprement parler de ma très pauvre imagination.
T.D. – En parlant de personnages secondaires, tu mets en scène un ambassadeur de France appuyant ouvertement la déstabilisation.
M.L. – Ah, oui, je l’ai appelé Romain Laval. Mais, ça, pour le coup, c’est une pure invention. Qui pourrait imaginer le représentant du pays des droits de l’Homme transformé en garde du corps d’un putschiste ?
T.D. – N’empêche que la récente mutation en Argentine de l’ambassadeur Romain Nadal a suscité une avalanche de réactions désespérées de la droite et de l’extrême droite vénézuéliennes !
M.L. – Oh ! Vraiment ? Alors, là, les bras m’en tombent, je suis stupéfait...
T.D. – En tant qu’analyste politique, et non plus en tant qu’écrivain, à moins que les deux n’agissent en pure symbiose, quel est ton point de vue sur l’irruption d’un Guaido ? Avait-il une pensée propre, à part réclamer des sanctions et empocher des sommes astronomiques comme l’ont dénoncé finalement plusieurs de ses proches alliés ?
M.L. – Guaido a été et demeure une marionnette – tout comme le trio de femmes inconnues de tous (sauf de Washington), qui l’ont remplacé à la tête de son Assemblée nationale imaginaire (car l’imposture continue). Nous avons d’ailleurs tous commis l’erreur de qualifier trop souvent Guaido de « président autoproclamé ». Si Donald Trump et son gang ne lui avaient pas ordonné d’usurper la fonction de chef de l’État, jamais ce petit député élu avec 90 000 voix ne se serait lancé dans une telle opération. Il ne s’est pas autoproclamé, il a été désigné, adoubé, imposé par la Maison-Blanche, le Pentagone et le Département d’État. Leurs instructions l’ont poussé à passer à l’action. Leur soutien constituait sa police d’assurance. Et, a-t-il cru, une garantie de réussite. Ce en quoi il s’est trompé, comme tous ceux qui l’ont implicitement et explicitement appuyé.
T.D. – Son implosion finale ne montre-t-elle pas que l’Empire a sous-estimé l’intelligence d’un peuple et la capacité politique du président Maduro ?
M.L. – S’il n’y avait que l’Empire, dont on connait les antécédents dans ce qu’il considère comme son arrière-cour, il n’y aurait pas lieu d’être vraiment surpris. Même si l’on demeure atterré de voir que les outrances d’un Trump ne diffèrent guère des attitudes en apparence plus policées d’un Barack Obama et d’un Joe Biden. Mais que dire des supplétifs de l’Union européenne ? Qu’on se souvienne d’Emmanuel Macron et de l’espagnol Pedro Sánchez posant en janvier 2019 un ultimatum au Venezuela en donnant à Maduro une semaine pour organiser de nouvelles élections ! Oui, grosse surprise – sauf pour ceux qui respectent les latinos. Une telle arrogance néocoloniale a trouvé à qui parler.
T.D. – La presse occidentale a relooké à l’unisson ce putschiste d’extrême droite en « président-démocrate-et-sympa », mais la presse EU a au moins a publié le contrat signé par Guaido avec des mercenaires pour envahir le Venezuela et assassiner Maduro, évoqué ses liens avec les paramilitaires colombiens ou révélé ses relations avec Rudy Giuliani (le très mafieux avocat de Trump) aujourd’hui mis en examen par la justice étasunienne. La presse française a été beaucoup plus servile – à l’image de l’hagiographie de Guaido par Laurence Debray dans Paris-Match.
M.L. – Je ne me prononcerai pas sur cette pauvre Laurence Debray (ce n’est pas le moment de me fâcher avec Paris-Match, dont j’espère la publication d’un article élogieux sur mon roman). Pour le reste, que pourrais-je ajouter ? Il existe encore des journalistes aux États-Unis – même si, bien souvent, leurs révélations, généralement tardives, ont eu essentiellement pour objet, en montrant les turpitudes et les échecs de sa politique, d’empoisonner la vie d’un Trump devenu indésirable au fil du temps. Mais, en tout état de cause, ils ont de temps en temps, preuves à l’appui, rendu compte des méthodes mafieuses et criminelles de l’extrême droite vénézuélienne. En Europe, en France, dans la presse dite classique et même sur le service public, silence total – n’y sont autorisés que le dénigrement du chavisme et la condamnation de Maduro. On y compte désormais plus d’influenceurs que de professionnels de l’information. D’où, dans l’opinion publique, une méconnaissance totale de ce qui se passe réellement au Venezuela. Même au sein d’une gauche et d’une extrême gauche qui, s’agissant de l’« international », sont de plus en plus domestiquées.
T.D. – Pourtant, ces gauches viennent de commémorer comme il se doit le cinquantième anniversaire du coup d’Etat du général Augusto Pinochet et le sacrifice de Salvador Allende.
M.L. – C’est vrai, et l’analyse de l’épisode se révèle particulièrement intéressante. Outre les journalistes et les politiciens, la camarilla d’universitaires, maîtres de conférence, docteurs en science politique et autres professeurs d’histoire contemporaine qui ont monopolisé les colonnes et les ondes sur le sujet, se sont fort ostensiblement rangés derrière le « gentil Allende » contre le « méchant Pinochet » – ce que personne ne leur reprochera. Quasiment tous ont rappelé les rouages du « golpe », le rôle des États-Unis, de la CIA, et la féroce déstabilisation économique qui a préparé et précipité le funeste dénouement. Toutefois, aucun ou quasiment aucun de ces notables ne s’est risqué à comparer cette déstabilisation économique à celle qui, sous leurs yeux, depuis 2015, a détruit le Venezuela pour faire tomber cette fois le chavisme et Nicolás Maduro. Il est vrai que, sur le Chili, il n’y a plus aucun risque à se prononcer, l’Histoire a tranché. S’agissant du Venezuela, le « light », le décent, un politiquement correct permettant de mener une carrière tranquille en évitant de déplaire à la meute, impliquent de détourner les yeux, ou même d’évoquer un « régime vénézuélien autoritaire » n’ayant « rien à voir » avec le socialisme démocratique fort respectable du Chili d’autrefois.
En réalité, la déstabilisation du Venezuela par les États-Unis et leurs complices est exactement similaire à celle qui a préparé le terrain au coup d’État de Pinochet. Les mécanismes sont les mêmes. Demandez aux Chiliens comment, entre 1970 et 1973, ont été organisées les pénuries. Entre les deux pays et les deux époques, il n’existe qu’une différence : dans le Chili des années 1970, Washington et l’oligarchie locale ont trouvé une poignée de militaires félons pour renverser le président démocratiquement élu ; au Venezuela, l’impérialisme et ses alliés ont échoué – et avec eux Guaido, dont c’était le rôle – à fracturer les forces armées. Ne pas relever ces similitudes et occulter cette évidence relève d’une absolue inconséquence – pour ne pas employer de mots trop méchants.
T.D. – Si tu devais assurer la promotion de ton bouquin, quels arguments emploierais-tu ?
M.L. – Question délicate, pour ne pas dire inconfortable – tout auteur parlant de son « bébé » manque par définition d’objectivité –, mais je vais essayer de jouer le jeu (avec un sourire en coin). Ce roman apporte un éclairage concret, vivant, plein de bruit et de fureur et de couleurs, sur tout ce dont nous venons de parler. Par ailleurs, après une plage de pause médiatique – due au fait que la situation s’y est améliorés ! –, le Venezuela va revenir au premier plan de l’actualité. Une élection présidentielle y aura lieu en 2024 ; dans quelques semaines se dérouleront (sauf imprévu) des primaires de l’opposition. Je m’avance peut-être, et ce n’est finalement pas à moi d’en juger, mais une plongée dans Juanito la vermine devrait permettre de comprendre le comportement des acteurs des prochains événements, car ils se démènent tous, sous une forme ou sous une autre, dans les 800 pages de péripéties du roman.
Bref, si les lecteurs et les lectrices désireux de s’informer peuvent joindre l’utile à l’agréable, j’en serai ravi (et mon éditeur aussi !).