Quelle est la situation qui prévaut en ce moment au Venezuela ?
Les problèmes quotidiens dérivés du blocus états-unien et des sabotages, comme le manque d’eau, de gaz, d’électricité, d’essence, ou la guerre des prix d’un secteur prépondérant, qui ont brutalement diminué le pouvoir d’achat, n’ont pas entraîné la révolte populaire qu’espèrent les Etats-Unis. D’une part parce que le gouvernement continue à inventer des barrières de contention, allocations, nourriture à bas prix, d’autre part parce que la population est dans une école de résistance depuis six ans au moins, s’entraide et s’adapte très vite. Le traitement de la pandémie, les dépistages massifs et gratuits à domicile, le rapatriement gratuit de dizaines de milliers de vénézuéliens pris au piège de l’explosion du virus dans les régimes néo-libéraux voisins, réaffirment cette volonté politique de protéger la population de la part du gouvernement Maduro. Enfin, la coopération des « deux tiers du monde » rêvée par Simon Bolivar s’incarne. Le blocage états-unien de ses raffineries extérieures et de l’importations d’additifs pour la produire sur place avait privé le Venezuela d’essence. Cinq tankers envoyés par l’Iran viennent de briser le blocus états-unien/européen. Menacés par l’administration Trump, escortés par l’armée bolivarienne dès leur arrivée dans les eaux vénézuéliennes, ces navires apportent de l’essence pour deux semaines et des additifs pour poursuivre sur place la production. Cette victoire face à la longue guerre économique – lancée en 2013 et renforcée pendant la pandémie – est un espoir pour beaucoup de nations subissant les « sanctions » – mesures coercitives unilatérales – de l’Occident.
On a appris qu’il y a eu le 3 mai dernier une opération baptisée « Opération Gédéon » qui consistait à kidnapper ou tuer le président Nicolás Maduro et plusieurs membres de son gouvernement. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Après le décès du Président Hugo Chavez et l’élection en 2013 de Nicolás Maduro à la présidence du Venezuela, dans un contexte de chute mondiale des prix du pétrole, les États-Unis ont cru l’heure venue d’anéantir la révolution bolivarienne et d’effacer son influence en Amérique Latine. S’est ouverte une ère de déstabilisation violente sans précédent dont l’objectif reste en effet le changement de “régime” à travers l’assassinat du gouvernement élu et de ses sympathisants, dans un scénario de terreur à la colombienne. L’épisode 2020 a commencé par l’annonce de William Barr, un républicain très à droite nommé Procureur Général par Donald Trump, de l’inculpation du “narcoterroriste” Nicolás Maduro pour « narcotrafic, partenariat de narcoterrorisme avec les FARC au cours des vingt dernières années » et la mise à prix de sa tête pour 15 millions de dollars à qui permettra de le localiser ou de le capturer.
L’incursion paramilitaire du 3 mai fut préparée sur place par les habituelles opérations de “storytelling du chaos” : affrontements à l’arme lourde de la pègre dans les quartiers sous contrôle colombien de Petare dans l’est de Caracas, pénurie d’essence planifiée par les Etats-Unis, nouvelle hausse délirante des aliments par le secteur privé. Le 29 avril, fâché par la volonté gouvernementale de contrôler les prix, Lorenzo Mendoza – patron du géant alimentaire privé POLAR -, avait demandé à travers le WhatsApp du patronat vénézuélien, « une intervention militaire pour assassiner Maduro ». Le 30 avril, Elliott Abrams, le “chargé du Venezuela” de Donald Trump, impliqué dans des crimes contre l’humanité dans l’Amérique Centrale des années 80, déclarait comme Mike Pompeo que “la transition au Venezuela était proche” et que “serait bientôt rouverte l’ambassade des Etats-Unis au Venezuela”.
Les enquêtes menées après l’échec de ce nouveau coup d’État contre le gouvernement bolivarien laissent peu de doutes, par ailleurs, sur la participation du gouvernement colombien d’Iván Duque et sur ses alliances étroites avec les grands cartels de la drogue et les mafias paramilitaires pour mener cette opération. Le gouvernement colombien a même officiellement déclaré qu’il allait sanctionner les militaires de ses propres forces armées responsables des fuites sur les camps d’entraînement installés sur son territoire.
Les grands médias ont d’abord tenté d’occulter l’incursion paramilitaire ou s’en sont gaussé à coups de guillemets. Jusqu’à ce que le Washington Post mette en ligne le contrat signé à cette fin par leur cher « opposant démocratique » Juan Guaido, et Juan José Rendon, proche conseiller d’Alvaro Uribe et d’Ivan Duque. Ce document de 42 pages planifie dans les moindres détails l’incursion d’une tête de pont paramilitaire et l’assassinat de Nicolás Maduro, des principaux dirigeants du chavisme ainsi que des leaders d’organisations populaires, comme prélude à une invasion lourde du type « Libye » ou « Panama » et à une politique de terreur « à la colombienne » pour extirper la base sociale du chavisme et réinstaller les multinationales occidentales, tout en se payant en pétrole et autres ressources du Venezuela.
Comment expliquez-vous la guerre économique que livrent les USA au Venezuela et à son président élu démocratiquement ? Et pourquoi le Venezuela reste-t-il une cible permanente des USA avec des attentats, des sanctions, etc. quel que soit le président à la tête de la Maison Blanche, qu’il soit démocrate ou républicain, la politique étrangère américaine contre le Venezuela étant toujours la même ?
Le pari des États-Unis est de continuer à travailler pour que toute l’économie s’effondre, et qu’une rupture sociale permette enfin le “changement de régime”, soit à travers un coup d’État soit à travers une invasion militaire. Le contrat de Guaido montre bien qu’il y a deux aspects. D’une part faire main basse sur le pétrole. L’autre aspect, à ne pas sous-estimer, c’est la nécessité de détruire la révolution bolivarienne comme fait politique constitué par l’entrée en scène du peuple jusque là exclu. Il faut étouffer dans l’œuf cette possibilité « contagieuse » pour d’autres pays. Il est significatif que les médias transforment le Venezuela en dictature alors qu’il s’agit – toute personne qui voyage s’en rend compte rapidement – d’un pays où le peuple est très actif, très politisé, qui critique le gouvernement tout en votant pour lui, parce qu’il est entré en politique au-delà du paternalisme, du clientélisme des années d’avant Chavez.
On évoque une extrême-droite très active au sein de l’opposition vénézuélienne. Cette oligarchie d’extrême-droite n’est-elle pas un véritable cheval de Troie de l’impérialisme US ?
C’est surtout le pire des chevaux. Cette oligarchie ne peut sortir d’elle-même. Sa violence coloniale, son racisme, son mépris de classe, son aliénation « occidentale » la rendent incapable de fonder une politique populaire. En Amérique Latine, le retour de la droite a donc besoin de Lawfare, de violences policières, de coups d’État, du retour des militaires… Prenons le “système Guaido” : nous sommes en présence d’un gangstérisme à propulsion médiatique. Un jeune militant d’extrême-droite formé par la CIA, qui ne s’est jamais présenté aux élections présidentielles, s’autoproclame chef de l’État le 23 janvier 2019 dans un quartier chic de Caracas. Jusque-là peu connu des vénézuélien(ne)s, le voici adoubé par Donald Trump et par les grands groupes médiatiques. Le fake-président reçoit aussitôt l’appui d’une « communauté internationale » fantasmée par les médias puisque 162 des 197 États membres de l’ONU ne l’ont pas reconnu. L’hologramme de l’Obama tropical voyage, visite des présidents et des parlements occidentaux, signe des contrats, s’approprie des entreprises, vole des actifs, pille les comptes bancaires du Venezuela, reçoit de plus en plus de financements des ONGs de la CIA, demande toujours plus de sanctions à l’Europe et aux États-Unis pour renforcer la crise économique et le mécontentement social, et faire tomber le gouvernement légitime, sorti, lui, du vote populaire.
Même Donald Trump semble se lasser de sa créature, sans base sociale, incapable de renverser le “régime” (comme lors de sa tentative ratée de coup d’État menée à Caracas en avril 2019 avec une poignée de militaires d’extrême-droite). Des médias colombiens, panaméens, états-uniens lèvent le voile et publient des photos sur les liens de Guaido avec des assassins paramilitaires colombiens (“Los Rastrojos”, gang spécialisé dans le narcotrafic, la contrebande, les enlèvements et extorsions) et sur l’épais réseau de corruption, également dénoncé par certains de ses alliés d’extrême-droite, fâchés de n’avoir reçu que quelques miettes du gâteau. Selon Bloomberg.com, un secteur de l’opposition issu du coup d’État de 2002 contre Hugo Chavez (tendance Radonsky) a même envoyé en mai trois émissaires à Washington pour demander de mettre un terme à l’opération Guaido et de passer à une autre phase de la déstabilisation.
L’OMS a récemment demandé l’autorisation du Venezuela d’étudier sa stratégie de suppression de la pandémie pour la reproduire dans d’autres pays. Comment expliquez-vous que le Venezuela, alors qu’il est sous sanctions, a réussi là où des pays comme les USA, la Grande Bretagne, la France, l’Espagne, l’Italie, etc. qui se targuent d’avoir les meilleurs systèmes de santé au monde et des moyens colossaux ont échoué face au Covid-19 ?
Le Venezuela a pris très tôt des mesures de confinement, de port de masques, de dépistage massif avec l’aide de Cuba, de la Chine, de la Russie et de l’ONU/OMS parce que la politique du gouvernement Maduro a à cœur la protection de la vie et de l’être humain, alors que les régimes néo-libéraux qui l’agressent placent l’économie avant tout et laissent exploser la pandémie. Résultat : onze décès à déplorer seulement depuis le début de la pandémie au Venezuela, un chiffre confirmé par l’OMS et sans comparaison possible avec ses voisins. Là encore, la désinformation massive qui veut faire passer la démocratie participative vénézuélienne pour une « dictature » ne tient pas. Pourquoi cette politique volontariste de sauver des vies, qui va jusqu’à rapatrier gratuitement des dizaines de milliers de concitoyens vénézuéliens souvent infectés de foyers virulents de Covid comme la Colombie, le Chili ou le Brésil, si l’objectif comme le prétendent les médias était de réprimer la population ?
Il faut comprendre que les insurrections d’extrême-droite ont été transformées par les médias internationaux en “révoltes populaires” et la réaction des forces de sécurité en “répression par la dictature”. Les agences de presse/photo qui sont devenues aujourd’hui la seule source de la plupart des journalistes ont même été jusqu’à transformer des terroristes en « héros de la lutte pour la démocratie », tout en invisibilisant la majorité sociale, populaire, pacifique, qui rejetait la violence au profit des urnes. De nombreux courants et militants de gauche sont tombés dans le piège de cette propagande. C’est l’époque où est apparu le slogan “ni Trump, ni Maduro”. Sous la pression d’un champ médiatique devenu homogène, la plupart des journalistes ou politologues occidentaux remplacent les causes par les effets, rendent le Président Maduro responsable d’une “crise” ou établissent un « fifty-fifty » plus idéologique qu’empirique entre la guerre économique et les problèmes internes de mauvaise gestion ou de manque d’investissements du gouvernement bolivarien.
Vous avez créé une école de communication internationale des mouvements sociaux, appuyée notamment par le mouvement des Sans Terre du Brésil. La lutte anticapitaliste et anti-impérialiste ne doit-elle pas se faire aussi au niveau de l’information ? Ne pensez-vous pas que cette expérience doit être répercutée à travers le monde ? Et à votre avis, comment peut-on lutter efficacement contre les médias dominants et quel rôle peuvent jouer les médias alternatifs face au grand capital et à l’impérialisme ? Les peuples opprimés n’ont-ils pas besoin de vrais médias qui répercutent leurs souffrances et leurs luttes au lieu d’avoir des médias qui servent les intérêts des grands capitalistes ?
Exactement. C’est, je crois, le chantier stratégique, urgent, pour la gauche, partout. Mais si les grands médias effacent l’Histoire des peuples et opposent les citoyen(ne)s pour mieux démobiliser leurs luttes, nous suffira-t-il de démocratiser leur propriété ? Récupérer tous ces espaces n’aura de sens qu’en nous formant partout à une forme nouvelle, participative, d’informer. Située à Caracas, au carrefour des Amériques et des Caraïbes, l’école de communication internationale Hugo Chavez est un vieux rêve des mouvements sociaux. Sa force réside dans les 25 ans d’expérience de ses fondateurs(trices) et dans son infrastructure déjà prête de production et de transmission télévisée. Elle sera un pas important vers le retour du champ médiatique aux mains des citoyen(ne)s et tendra les bras vers les autres continents, vers l’Afrique en particulier. On peut la soutenir ici : L’école de communication continentale Hugo Chavez : rester maîtres de notre futur
Le commercial, le privé, n’ont rien à voir avec le droit de s’informer et d’informer des citoyen(ne)s, ils l’empêchent évidemment. Tout cela était très clair dans les années 60-80 (notamment à cause des luttes de libération nationale, du rapport MC Bride commandé par l’UNESCO sur « le nouvel ordre mondial de l’information », de l’analyse des médias autour du coup d’État au Chili en 1973 par Mattelart, sans oublier tout le travail conceptuel qui passe par Walter Benjamin, l’école de Frankfurt, Bourdieu, Chomsky, etc.). On dirait aujourd’hui que la gauche a oublié tout ça et s’est convertie à la « com ». Le marketing produit un certain type de politique, par exemple la personnalisation à outrance, la domination du court terme, la perte de l’écoute et la réduction du travail de terrain, de la formation interne, ou encore la réduction des programmes au « sociétal ». Comme disait Louis Althusser, « ce n’est que d’une technique que l’on peut déduire une idéologie ». Combien de coups d’État médiatiques de plus attendrons-nous pour rédiger une loi mondiale de démocratisation de la propriété des médias, pour refonder un service public participatif qui ne soit pas la copie du privé, pour remettre le reste des ondes, concessions, fréquences et ressources à des médias populaires, pour repenser le potentiel numérique au-delà des réseaux états-uniens, narcissiques, éphémères, tribaux, et pour libérer des forces du marché les écoles de journalisme ?
Plusieurs intellectuels et personnalités tels que Noam Chomsky, Roger Waters, etc. ont signé une lettre ouverte à l’intention du Président des États-Unis et du Secrétaire général des Nations Unies afin que les sanctions économiques contre des pays tels que le Venezuela, Cuba, l’Iran, la Syrie et le Zimbabwe soient levées. Quel est l’impact de ce type d’action sur la situation du Venezuela ? Pensez-vous que ce genre d’action est utile pour soutenir la lutte et la cause juste du peuple vénézuélien ?
Je vois ces actions comme des actes pédagogiques nécessaires dans les pays qui la génèrent, pour y rappeler aux citoyen(ne)s comment fonctionne le monde, pour reconnecter les effets aux causes. Car la gouvernance médiatique et le repli sur la consommation, surtout aux États-Unis et en Europe, ont créé un grand vide : une « Fin de l’Histoire » qui va du libre marché à l’égo libertaire. Alors que les deux tiers du monde évoluent vers une vision « pleine », que Simon Bolivar appelait « l’équilibre du monde ». Dans ce retour de l’Histoire, les grandes nations reprennent leur place, des milliers d’années de culture et de création historique rencontrent des pays rebelles comme le Venezuela et commencent à réaliser ce monde multipolaire, fait de souveraineté et coopération. Même la solution pour le peuple palestinien passe par ce monde nouveau. L’Europe aura démontré, ad nauseam, son impossibilité totale de faire quoi que ce soit pour le peuple palestinien depuis qu’il a été chassé de sa terre.
Peut-on appeler « démocraties » les puissances occidentales menées par les USA alors que ces pays veulent renverser un président élu par son peuple ?
L’entrée des européens dans Disneyworld depuis l’invasion de l’Irak s’est confirmée le 20 mai au Conseil de Sécurité de l’ONU. Alors que le Venezuela démontrait, preuves à l’appui, que le Royaume-Uni avait volé trente-et-une tonnes d’or vénézuélien et signé un pacte secret avec l’équipe de Guaido en vue du renversement du “régime” pour ensuite “reconstruire et investir” librement dans ce pays, les Européens se sont de nouveau isolés avec les États-Unis malgré l’appui majoritaire apporté au Venezuela par des pays tels que la Russie, l’Afrique du Sud, l’Indonésie, la Chine, et le Vietnam, et ont préféré répéter le discours un brin surréaliste de Mike Pompeo : « c’est le gouvernement Maduro qui a orchestré l’agression paramilitaire » . Ce qui leur a valu la question cruelle du représentant de la Russie : « Vous qui avez reconnu un président fantoche, qu’en pensez-vous aujourd’hui ? ».
Le gouvernement de Nicolas Maduro est un gouvernement de gauche légitimement élu (Jimmy Carter, le Conseil des Juristes Latino-américains, Rodriguez Zapatero, Lula, ou Rafael Correa, parmi tant d’observateurs internationaux et de médiateurs entre gouvernement et secteurs non-putschistes de l’opposition, ont insisté sur la transparence, sur la légitimité, et sur le nombre record d’élections). Il y a au Venezuela une majorité de médias privés, et l’économie privée est majoritaire aussi. Une quarantaine de partis et surtout, ce qui est le plus intéressant pour l’avenir, un processus complexe de démocratie participative.
Des militant(e)s s’indignent à juste titre en Europe : pourquoi la timidité de la gauche face à l’agression permanente de la démocratie vénézuélienne ? Le Venezuela est sacrifié parce que la quantité de propagande a généré la qualité : Maduro est un dictateur qui affame son peuple. Quand depuis trop longtemps les médias dominants martèlent la même image, la gauche absorbée par la “com” baisse la tête, élections, carrières ou image personnelle obligent. Peut-être peut-on mesurer si un parti incarne une vraie rupture à sa capacité à faire preuve de courage par rapport à un thème aussi lointain et “sacrifiable” que le Venezuela. Si une vraie gauche revenait au pouvoir en Europe, elle se rendrait compte très vite de sa double erreur d’avoir renoncé à transformer le champ médiatique : d’abord l’erreur de s’être coupée du monde, des clefs du monde et d’alliés potentiels qui pouvaient la renforcer. Mais aussi parce qu’en parvenant au pouvoir, elle serait très vite, à son tour, défigurée, sabotée, agressée de toutes parts par le pouvoir des grands médias. Une politique de gauche a besoin de médias populaires, publics, participatifs, qui la nourrissent de l’intérieur, de médias qui comme disait Jean-Paul Sartre « permettent au peuple de discuter avec le peuple », qui construisent un imaginaire et une pratique qui permettent de sédimenter et pérenniser un monde progressiste au-delà de simples échéances électorales, une « démocratie » au sens original du terme. Il suffit de considérer en fait que l’information est un aliment vital pour le peuple. Tout ce qu’on redécouvre sur la souveraineté alimentaire à l’heure de possibles famines, vaut pour une « souveraineté communicationnelle » bien comprise.
Comment expliquez-vous que dans un pays comme les États-Unis, la police tue des gens pour la seule raison que leur couleur de peau est noire ? Les États-Unis, qui s’ingèrent continuellement dans la souveraineté des autres nations, sont-ils un pays raciste ? Quelle est votre lecture concernant les événements liés à l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis et les conséquences que cela entraîne partout aux USA ?
Les politologues de gauche européens ont du mal à comprendre que la contradiction coloniale est au cœur de notre présent, ils pensent que c’est une erreur conceptuelle, quelque chose d’anachronique, que la postmodernité joyeuse – celle qui leur livre leur Mac à domicile, a dépassé tout ça, et que Trump ou Bolsonaro sont des accidents racistes de l’Histoire, ou du “monde libre”. C’est tout le contraire. Sous le vernis publicitaire de la globalisation capitaliste, l’Histoire profonde de notre monde n’a jamais disparu, elle est même revenue à la surface, plus forte encore. La révolte qui a lieu aux États-Unis est la même qui fonde la résistance du peuple vénézuélien. La vraie république, égale jusqu’au bout, a été massacrée en France mais elle a été assumée en premier lieu par Haïti, qui a sauvé le plan de Simón Bolivar de l’extinction, en le finançant, en lui donnant des armes, et des renforts de toute sorte. Dès que Bolivar a assumé dans son “programme” la libération des esclavisés, il a volé de victoire en victoire. Notre mère l’Afrique, comme disait Chavez, et Haïti, sont la raison suffisante de notre volonté d’être libres, d’être respectés, d’être traités comme des Égaux, pour pouvoir donner au monde tout ce que nous avons à offrir. Et c’est pour ça que le président Trump a utilisé exactement à trois semaines de distance, la même phrase au sujet du Venezuela qu’au sujet du peuple états-unien de Minneapolis : « Nos militaires sont prêts. Nous pouvons envoyer des troupes sur le terrain très rapidement. » Ce suprémacisme blanc, c’est ce que l’extrême droite vénézuélienne veut importer au Venezuela, revenir à l’apartheid d’avant Chavez, qu’ils détestaient autant pour sa politique que parce qu’il était un “mono” (un singe).
S’il y a quelqu’un qui doit rendre des comptes, c’est bien le journaliste occidental qui a fait passer les révoltes des riches blancs vénézuéliens et leur rage d’Afrikaners pour une révolte du peuple contre une dictature. Ils ont fait passer une minorité insurgée contre l’inclusion des métis et le partage des richesses pour « la population du Venezuela ! », alors que la majorité sociale au Venezuela est une majorité métisse, celle que les reporters logés dans les quartiers chics de Caracas n’ont jamais voulu montrer. Au Venezuela, la majorité sociale, populaire, est pacifique : elle a toujours rejeté la violence au profit des urnes, et malgré ses nombreuses critiques, soutenu en majorité l’option électorale du gouvernement bolivarien. De nombreux courants et militants de gauche sont tombés dans le piège de cette propagande en s’identifiant à l’idée d’une révolte populaire. On a tous en tête les images d’une “répression policière” au Venezuela et peu de gens savent que l’ordre du montage était inversé. Quand la droite préparait une agression, les caméras du monde entier étaient déjà sur place. Les violences de rue et la réponse des forces de l’ordre, montée à l’envers, ont créé l’image d’un « régime » réprimant des manifestants. Il y a plus grave : les médias ont imputé automatiquement, jour après jour, au « régime » les morts causés par l’extrême droite, ce qui a alimenté l’énergie des tueurs. Ceux-ci savaient parfaitement que chaque mort imputé à Maduro renforcerait le discours en faveur d’une intervention. Mais qui, de Médiapart au Soir, de France Inter au Monde, qui, dans la vaste zone grise (Primo Levi) des groupes privés médiatiques, acceptera de reconnaître qu’il a encouragé des meurtriers racistes qui n’ont pas hésité à brûler vifs des afro-descendants « noirs donc chavistes » ? Une minorité dont l’épicentre se déplace aujourd’hui vers Miami, Paris et surtout le quartier de Salamanca à Madrid (surnommé « Little Caracas » et où ils ont acquis sept mille appartements de luxe, selon le New York Times) et d’où ils lancent maintenant, dans la même veine coloniale qu’à Caracas, des manifestations enragées contre le gouvernement “communiste” (sic) de Sanchez et Podemos qui veut faire selon eux de l’Espagne “un autre Venezuela” (re-sic).
Aujourd’hui dans la guerre la plus difficile entre ceux qui existent et ceux qui n’existent pas ou si peu, nous aimons au Venezuela citer l’expression “Rondón no ha peleado todavia”. En pleine bataille presque perdue face à l’empire espagnol, Simon Bolivar fit appel au colonel Juan José Rondón, lui demandant de “sauver la Patrie”, et le “negro” Rondón lui fit cette réponse “Rondón ne s’est pas encore battu”, retourna la bataille en faveur des troupes de la naissante république bolivarienne et sauvant la possibilité de notre indépendance.
Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen
Qui est Thierry Deronne ?
Cinéaste belge, universitaire (IHECS Bruxelles), Thierry Deronne vit au Venezuela depuis 1994. Il a d’abord vécu deux ans au Nicaragua pour apporter son concours de vidéaste au mouvement de transformation mené par le gouvernement sandiniste et a rejoint ensuite le Venezuela où, après la victoire électorale de Hugo Chavez, il a fondé une école populaire latino-américaine audiovisuelle ainsi que deux télévisions populaires. À partir de 2004, il a participé à la direction et à la formation du personnel de la télévision publique participative Vive TV créée à la demande du Président Chavez. Il est au cœur du projet de construction de l’école internationale de communication des mouvements sociaux « Hugo Chavez », espace d’articulation des mouvements sociaux du monde entier et de rencontre avec les organisations populaires locales. Vous pouvez soutenir l’école en apportant votre contribution ici.
Il a réalisé plusieurs films documentaires dont « Le Passage des Andes » (2005) et « Jusqu’à nous enterrer dans la mer » (2017) visible intégralement ici.
Thierry Deronne a créé le blog Venezuela Infos dans lequel il informe le public de la réalité du Venezuela.