À la question que l’on m’adressait et qui m’interrogeait sur mon adhésion ou non au capitalisme, je répondais par la négative. Cela dit, par « capitaliste », il fallait bien comprendre que l’auteur de la question faisait référence à une personne qui vise la réussite individuelle en terme de rang social et de richesse matérielle ; à une personne qui a compris et intégré le fait qu’elle doit viser la maximisation de sa propre rentabilité ou efficience au risque de se faire licencier, puis remplacer par une autre personne parmi toutes celles qui attendent un travail. En ce sens et sur plusieurs autres aspects, ma réponse ne pouvait qu’être paradoxale. Le capitalisme n’était certainement pas l’orientation de mon élan de vie personnel, mais je devais reconnaître qu’il était et est toujours l’environnement dans lequel je vis. Plus que cela, ce système est ce qui, aujourd’hui, me permet de vivre et d’avoir une vie sociale qui ne soit pas trop marginale. En fait, je peux même dire que le capitalisme constitue le langage ou la médiation entre l’autre et moi. Dès lors, le refuser comme je le fais était non seulement incohérent avec ma vie réelle et mes désirs, mais aussi, cela me coûtait cher. Cher en paradoxe d’une part, car je suis sensible aux belles choses ; mais cher également puisque, bon gré mal gré, je suis soumis hiérarchiquement à ceux qui ne se posent pas tant de questions et qui adhèrent au capitalisme comme on adhère à la fatalité de notre propre existence.
Du reste, je me rends bien compte que cette problématique que je partage avec vous est, d’une certaine manière, une problématique de « riche », dans le sens où je me trouve dans une situation où je ne manque de rien immédiatement. À l’inverse, celui qui meurt de faim, qui ne sait pas où il va dormir cette nuit ou qui se fait décapiter au moindre mot contre son gouvernement, serait bien content d’être à ma place et pouvoir critiquer, comme je le fais, ce qui apparaît en premier lieu comme de l’abondance et du confort. Par conséquent et à la lumière de ces propos, la critique du capitalisme semble être tantôt un acte immoral et irrespectueux, tantôt la réflexion d’un insensé qui ne perçoit pas qu’il est en train de « scier la branche sur laquelle il est assis ». Néanmoins, contre cette remarque foncièrement individualiste mais pourtant – et il faut le souligner – tout à fait cohérente avec la réalité du modèle économique actuel que l’on doit suivre pour survivre, je défends l’idée contraire que c’est justement à celui qui est dans cette posture que revient le pouvoir sinon le devoir de dénoncer l’inégalité et l’injustice flagrante qui le maintient « au-dessus de l’eau ». C’est depuis cette posture de « privilégié » et donc depuis l’intérieur, que l’on doit dénoncer ce qui, à terme, et on le sait que trop bien, finira par engloutir la race humaine dans son ironie, dans ses déchets. D’ailleurs, s’il y a bien une remarque que j’entends souvent ici et là, à ce propos, c’est bien celle qui dit que : « l’homme est en train de se détruire lui-même ». Or, tout le sens de cet article concerne le refus de cette fatalité et une invitation à la réflexion collective sur les questions de fond.
À côté de toutes ces considérations quelque peu personnelles, il faut bien voir que le capitalisme, outre toutes les critiques que l’on pourrait lui adresser, est véritablement un système de dépendance vis-à-vis de la consommation et, par conséquent, également, un système de dépendance vis-à-vis de ceux qui possèdent l’argent et qui nous permettent d’avoir un travail et, donc, avec cela, tout ce qui va avec. En effet, imaginons qu’un jour les gens prennent conscience de leur état de servitude et cessent leur consommation, je n’aurais dès lors plus de travail et donc aussi plus d’argent pour me payer mon repas, mon logement, mes dettes. Je soulève cette hypothèse parce que je pense que ce qui nous empêche de changer de voie, c’est que nous sommes nous-mêmes trop englués dans cette logique. Ainsi, dans l’esprit des gens, le fait de se positionner pour l’alternative signifie, d’une certaine manière, aller contre eux-mêmes. C’est un suicide, alors on préfère croire à ce qui nous donne satisfaction immédiate, à ce qui nous promet la sécurité de nos revenus et, même plus, à ce qui nous fait croire à l’augmentation de ceux-ci.
Or, cette même dépendance vis-à-vis de la consommation se retrouve au niveau de l’État et de toute son administration. Autrement dit, l’État et ses institutions sont autant que nous des otages du système économique. A fortiori, à ce propos, il faut bien comprendre que nous nous trouvons dans une sorte de spirale, de cercle qui nous condamne à une révérence continuelle vis-à-vis de ceux qui nous rendent esclaves. Bien plus, nous sommes dans une situation où nous devons les remercier et les prier de bien vouloir nous garder. C’est fou, n’est-ce pas ?!
Maintenant, si on veut vraiment être cohérent avec notre système et faire en sorte que tout le monde puisse vivre de manière convenable, il faudrait qu’on apprenne à dépenser, à dépenser sans cesse. En fait, il faudrait condamner immédiatement tout discours d’économe, d’écologiste ou d’être conscient pour que la roue tourne sans cesse rapidement. Or, chacun en conviendra, cette même logique de la consommation ne nous permet pas d’avoir ce type de comportement, car si on se met à dépenser tout notre argent et que les autres ne nous suivent pas, nous nous retrouverons vite dans les rangs de ceux qu’on a pris maintenant l’habitude d’appeler les loosers. Au contraire, la stratégie veut que l’on sache manipuler les autres pour qu’ils dépensent. Le problème étant que nous avons tous à peu près compris comment fonctionne la machine. On veut tous être des chefs et nul ne veut plus des travaux de base, ceux qui, pourtant, nous nourrissent.
Bref, chacun conviendra également que la logique de dépendance à la consommation – inhérente au capitalisme et à sa culture de l’hédonisme généralisé – est incompatible avec la réalité des ressources naturelles. Dès lors, le lecteur comprendra bien que cette logique qu’on nous impose et que l’on sait trop bien imposer aux autres est aussi utopique que ce qu’elle dénonce comme utopie. Bien plus, je dirais qu’il s’agit d’une dystopie qu’il faut maintenant reconnaître comme telle.
Luca V. B.
Doctorant en philosophie politique et sciences sociale
Le 10 juillet 2015