À l’origine de tout ce mal, à peu de kilomètres de là : deux usines. Des lieux de travail qui employaient à elles seules plus de la moitié de la population de cette petite ville. Dès lors, on le devine bien : ils étaient peu nombreux ceux qui se plaignaient de l’irrespirabilité de l’air. C’était les retraités, les marginaux ou les gens de l’extérieur. Bref, c’était ceux qui ne travaillaient pas ou qui n’avaient pas leur propre fille ou fils, femme ou mari, qui travaillait pour les deux premiers employeurs de la ville. En outre, ce qu’il y avait d’intéressant dans ce reportage télévisé, c’était la manière dont ceux qui montraient du doigt la pollution se faisaient mal voir par les passants. Il n’était pas rare qu’ils reçoivent même des insultes pour oser critiquer ce qui faisait vivre tant de monde.
Évidemment, nous, observateurs non concernés par la source d’argent que représentent ces usines et devant une telle gravité écologique, nous avions envie de crier : « Mais enfin fermez ces usines et commencez vite la purification avant qu’il ne soit trop tard ! ». Cependant, tout le problème est là !… Dans le fait que, derrière notre belle morale et notre fière intelligence, nous ne sommes pas les spectateurs d’un cas isolé, mais nous sommes là, devant le plus logique résultat d’un conditionnement à l’argent dans la plus pure tradition des modes de vie issus de la révolution industrielle. Autrement dit, le capitalisme que nous critiquons sans le désigner explicitement, c’est nous ou plutôt c’est ceux qui agissent avec notre soutien passif au nom du divin marché. Le capitalisme dans ce cadre-là, c’est un référentiel international qui classe les pays – comme, du reste, les individus – selon leur degré de développement, c’est-à-dire selon leur degré d’alignement à la logique industrielle et commerciale. Une logique qui est initiée et défendue par les pays riches, c’est-à-dire par les propriétaires, ceux qui ont tout à gagner de l’élargissement des consommateurs et des producteurs bon marché ; ceux qui gouvernent tout en maintenant l’illusion démocratique.
Personnellement, je vois le capitalisme comme une cage qui me tient dans une sorte de contentement. Ce contentement, c’est celui de mon petit salaire que je reçois et qui me permet ensuite et pour un court moment d’être à la place de celui qui commande. Or, la plupart du temps, je suis le serviteur de ceux qui ont beaucoup plus d’argent que moi, ceux-là même qui ont le pouvoir, l’argent, bref la place au soleil que nous voudrions tous avoir. Cela dit, il est évident qu’en parlant ainsi, j’entre dans le paradoxe puisque je critique et qu’en même temps je désire être à la place de ceux qui m’exploitent. Sur un plan un peu plus collectif, si on prend du recul face à cette frustration, face à cette névrose des temps modernes, ce que je soulève montre ô combien nous sommes manipulés et formatés par une société qui cultive en nous les rêves égoïstes de réussite et de reconnaissance. Cela démontre enfin comment notre responsabilité collective est effacée par des attitudes existentielles qui ne peuvent qu’être cyniques ou ignorantes (de toute manière, je ne peux rien faire. Autant profiter de la vie !), lorsqu’elles ne sont pas désespérées.
À côté de cela, il faut le dire : nous sommes tellement habitués à recevoir un salaire et à attendre de l’autre qu’il nous serve sur la base de cet argent, que nous n’arrivons plus à voir d’autres possibilités de vie en commun. À ce propos et pour nous déculpabiliser un peu, nous pouvons penser qu’effectivement nous ne sommes pas dans une position de force qui nous permettrait d’affirmer : « l’argent, je m’en fous ! ». À l’instar de l’exemple des travailleurs de l’usine, nous sommes dépendants de notre employeur et de l’image de notre profil sur le marché du travail. Un marché qui – il est important de le dire – se montre de plus en plus sélectif et qui nous signifie encore plus le chantage dont nous sommes tous victimes : « si tu veux du travail et donc faire partie de la société, tais-toi, souris et sois docile ». Pour l’étudiant, l’enfant, c’est la même logique compétitive et sélective que l’on retrouve.
Mais ne nous éloignons pas trop et revenons au cri, à cette injonction de fermeture que nous faisions à ces usines. En effet, fermer les usines ne résoudra pas le problème majeur qui est celui des travailleurs qui vivent, comme nous, sur l’argent qu’ils reçoivent. Soit dit en passant, je le redis : l’exemple du fleuve qui fume pourrait être généralisé aux centrales nucléaires, à l’exploitation du gaz de schiste, à l’élimination des marchandises (dont l’obsolescence est de plus en plus programmée), à toute l’industrie de l’énergie polluante que cela soit le pétrole ou le charbon. Or, il ne faudrait pas y voir les causes de notre mal, comme le font, parfois, les écologistes de parti. Le problème c’est notre consommation et notre manière de produire, car il est clair que comme nous, vis-à-vis de notre salaire, ils se bâteront bec et ongles pour défendre leur revenu, pour défendre ce qui les fait vivre et qui, paradoxalement, les engloutira sous la mousse et le feu, la maladie et la mort. C’est « normal », j’ai envie de dire !...
Et si ce n’est pas eux, c’est l’État qui s’opposera à cette fermeture parce qu’il est – ne le cachons pas – le garant du capitalisme. Comme il a sauvé les banques, il sauvera l’usine. Bref, à travers cela, nous concevons ô combien la logique capitaliste est déraisonnable, paradoxale et destructive. Ce problème des travailleurs qui se retrouvent sans travail, on le retrouve indirectement avec l’immigration, le terrorisme, la misère sociale... En fait, on peut dire que c’est la toile de fond de tous les problèmes de société que l’on rencontre aujourd’hui. Alors, dites-moi : pourquoi les médias peinent tant à publier les réflexions qui touchent le fond des choses ? Pourquoi les universitaires ne se concentrent pas, maintenant, aux questions urgentes liées au changement social et économique ? Pourquoi les uns préfèrent l’actualité pendant que les autres s’occupent de théories, de discours et encore de théorie ?
La réponse à ces questions nous renvoie à l’essence même de ce que je cherche à communiquer à travers cet article. À l’instar de la femme qui, à une époque pas si lointaine, était complètement sous l’emprise de son mari, l’individu d’aujourd’hui, homme ou femme, est enchainé au système économique qui le maintient en vie, soumis aux consommateurs et au marché du travail qui l’utilisent puis qui, à l’instar des déchets et de la pollution que l’on renvoie à la nature, le jettent sans considération.
C’est clair, la tendance au fatalisme est forte à ce stade de la réflexion. Cependant, il faut pouvoir s’en déprendre, car les solutions existent… Elles demandent que l’on sache concevoir les plus sérieuses problématiques sociales – comme par exemple : l’écologie, la migration, le terrorisme, les inégalités, le chômage, la perte de sens (= épiphénomène) – comme les conséquences d’un mal plus profond. D’un mal social que je me suis appliqué à désigner dans cet article. Autrement dit, il est presque inutile de se battre et de continuer à créer des associations contre ces crises, si on n’ose pas s’attaquer à notre statut de salariés, à notre statut de consommateurs. Concrètement, je dirais qu’il faut commencer par nous libérer du joug de l’argent ; cela signifie abolir le salariat [1], et ce, comme nous avons historiquement aboli l’esclavage puis le servage. Si on ne fait pas ce pas nécessaire, alors il faut accepter de rester bloqués dans l’hypocrisie, la fausse modestie, le faux engagement…
Maintenant si on veut connaître l’origine de l’extinction des dinosaures, nul besoin de sciences ni d’université, il suffit de regarder autour de nous ; il suffit de réfléchir à la survie des prédateurs à une époque où ils se retrouvent seuls face à eux-mêmes…
Luca Valentini
* Doctorant en sociologie clinique et philosophie politique
* À paraître prochainement aux éditions Hélice Hélas : Narcissisme-critique