Chers policiers, chères policières,
L’autre jour, en marchant au bord du lac Léman, j’ai croisé un de vos stands sur lequel était écrit en gros : « partenariat et proximité ». Je dois vous dire que cela m’a fait réfléchir, mais surtout cela m’a rappelé cette phrase que j’avais lue et que je voulais, depuis longtemps, partager avec vous. En effet, vous le remarquerez, cette phrase révèle un certain décalage entre ce discours de rapprochement que vous avez via ce stand et un certain sentiment qu’éprouvent vos concitoyens à votre égard. Vous l’avez peut-être deviné, j’ai en tête cet état de méfiance et de désapprobation qui est présent dans l’opinion publique. Dès lors, le but de ce texte sera d’essayer de comprendre le pourquoi de cette désapprobation pour ensuite tenter de replacer votre fonction à l’intérieur d’un contexte, d’une logique. Bref, je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps, voilà la phrase en question :
« Le gouvernement civil [c.-à-d. l’État] en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres, ou bien, ceux qui ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point. »
Tout de suite vous penserez qu’il s’agit d’une citation tirée d’un texte communiste, anarchiste ou d’un autre de ce style. En fait, et c’est justement là que cela devient intéressant, il s’agit d’une citation tirée d’un grand classique de l’économie politique intitulé Richesse des nations et dont l’auteur – Adam Smith (Paris, GF Flammarion, 1991, trad. G. Garnier, tome II, p. 337) – est le père des sciences économiques modernes. Autrement dit, c’est un texte tiré d’un ouvrage qui constitue la base, le soubassement de toute la logique juridique et sociale dans laquelle vous exercez vos mandats et dans laquelle nous vivons. Cette logique pour être simplifiée peut être synthétisée par une situation de vie bien concrète ; une situation qui est désormais un modèle de normalité pour tout le monde. Je pense au fameux « métro, boulot, dodo » ou au fameux principe du : « travailler pour gagner sa vie ». Ces deux credo se rapportent à un fait irréfutable dans nos sociétés ; à un fait désormais banal, mais qui pourtant tend à se faire écraser par une quotidienneté qui ne laisse que trop peu de temps à la réflexion, aux dialogues constructifs et citoyens. Il s’agit de la souveraineté de l’argent en tant qu’elle centralise et surplombe tout autre rapport. Par conséquent, derrière les arguments d’autorité, de contrôle, de pouvoir que le citoyen pourrait évoquer lorsqu’il pense aux raisons de sa désapprobation à votre égard, il y a quelque chose de plus profond. Il y a ce modèle de normalité sur lequel on doit s’aligner et pour lequel, consciemment ou inconsciemment, on ressent universellement quelque chose de négatif. Ensuite, ce « quelque chose de négatif » – que je nommerais, quant à moi, « aliénation » – trouve plusieurs expressions ; que cela soit dans la délinquance, l’automutilation, le non-respect, la manifestation, le terrorisme, le suicide…
Or, tout le sens de ce texte est de montrer comment cet establishment – illustré par la rengaine « métro, boulot, dodo » – est pathologique en soi. Le défendre sans prendre le temps nécessaire pour l’interroger au niveau de l’exécutif c’est d’une certaine manière irresponsable. Cependant, ne le prenez pas sur vous personnellement, car l’irresponsabilité que je dénonce se trouve dans cette séparation – qui fait écho à la division du travail et à la séparation des pouvoirs – et qui fait que vous vous occupez des effets et non des causes.
Mais revenons à notre citation. En effet, en tant qu’agents de l’ordre, garants du cadre où se déroule cette répétition du même, cette pathologie du normal, vous êtes les personnes que l’on voit en première ligne lorsqu’il s’agit de répression et de correction. Par conséquent, je pense qu’il est fondamental que vous puissiez vous positionner vis-à-vis de cette citation parce qu’elle dévoile ce qui se trouve caché derrière les belles apparences de justice qu’une nation veut montrer lorsqu’elle a une police. À ce propos, vous serez certainement d’accord avec moi pour dire que la justice ne se résume pas au respect des lois ? Du reste, il faut également le soulever, c’est une bonne chose que les gens respectent les lois et les règlements et on ne vous remerciera jamais assez pour votre travail et les risques que vous prenez quotidiennement. Toutefois, si on veut vraiment défendre et exécuter une justice pour tous, il ne suffit pas de corriger les effets ; il faut aussi et surtout s’occuper des causes.
Ainsi : pourquoi roule-t-on trop vite ? Pourquoi y a-t-il des cambriolages ? Pourquoi y a-t-il de la cocaïne qui circule et qui est consommée alors que la victime sait pertinemment que cela la tuera ? Les questions de ce genre pourraient remplir des pages et des pages. Toujours est-il que si on veut véritablement résoudre ces problèmes – je dis bien « véritablement » – il faut surmonter ce qui nous tient au vieux modèle de prévention/répression. Il faut pouvoir lire cette citation et récolter ce qu’elle concentre de significatif sur les rapports humains et leur cadre. Montrer du doigt un individu ou un groupe pour l’inculper, nous détourne de l’essentiel qui est justement ce cadre, cette logique. Par conséquent, je ne pense pas qu’on puisse défendre la justice ou l’ordre en faisant semblant que l’homme est fort, que l’homme ne sera pas tenté, que l’homme pourra être responsable alors que tout le pousse à vivre pour lui-même, sans autre considération pour autrui.
Enfin, je terminerais ce message en vous invitant à revêtir vos habits de « citoyen parmi les citoyens », pour ensuite considérer le problème des inégalités comme la cause des causes. Car, c’est une évidence logique : tant qu’il y aura de l’inégalité – et donc de l’injustice – il n’y aura de police que pour défendre le pouvoir, celui que l’on croit détenir en tant que classe possédante, mais qui est, en fait, en train de nous opprimer au plus profond de nos âmes, au plus profond de nos corps, au plus profond de notre respect des lois. Rappelez-vous simplement de ce rythme :
MÉTRO, BOULOT, DODO ; MÉTRO, BOULOT, DODO ; MÉTRO, BOULOT, DODO…
STOP !
Quant à la violence dont vous usez parfois, il est important d’en dire deux mots : elle est et reste de la violence. L’ordre, quant à lui, ce n’est pas la violence, mais l’accord qu’il faut continuellement et activement trouver avec ces gens devenus des étrangers et qu’il faut, maintenant, réapprendre à connaître.
Luca V. B.
Doctorant en philosophie politique et sciences sociales