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Un futur présent, l’après-capitalisme, de Jean Sève

Une façon de dépasser le capitalisme

Le livre de référence

L’essai de l’historien Jean Sève intitulé Un futur présent, l’après-capitalisme (La Dispute, 2006).

Ce livre propose une interprétation du mouvement historique actuel dans le sens du dépassement possible du capitalisme. Il énonce ce qu’il envisage comme des preuves de l’existence actuelle de « futurs présents » qui seraient autant de moyens de ce dépassement du capitalisme déjà à l’oeuvre dans le réel.

Sur la question économique, la gauche est idéologiquement divisée en deux groupes ; ceux qui veulent une régulation - radicale ou non - du capitalisme, et ceux qui veulent son dépassement et à terme sa disparition. Apparemment, les deux positions paraissent inconciliables. Le mérite de Jean Sève est de tenter une description approfondie de ce possible dépassement, défini ainsi : « Le marché, et ses mécanismes en tant que tels, ne disparaît pas mais est, au sens propre du terme, dépassé, c’est-à -dire conservé tout en étant radicalement transformé » (page 241).

Un pourfendeur du capitalisme

Jean Sève se présente comme un « historien du temps présent » qui a étudié systématiquement les articles de 3 journaux quotidiens, Le Monde, Libération et L’Humanité, de la fin 1999 à l’été 2004. Il affirme avoir repéré ainsi, à partir de la réalité mondiale de référence analysée par ces textes, dans la pluralité des possibles évoqués, les « logiques à l’oeuvre dans le mouvement historique ».

Une logique est pour lui une dynamique « où se côtoient des processus conscients et/ou inconscients, volontaires et/ou involontaires, subjectifs et/ou objectifs ». Elle n’est pas un déterminisme. Elle livre des futurs possibles, dont « le sens est en partie à décider » par les hommes dans leurs politiques. Il faut donc en apercevoir les indices objectifs dans le réel et vouloir les orienter dans une direction précise.

Pour lui, il s’agit de percevoir les indices « potentiellement révolutionnaires » d’un avenir différent, qu’il nomme « l’après - capitalisme ».

Nous laisserons de côté les 160 premières pages du livre consacrées à « L’efficience historique du capitalisme » (Chapitre 1), « Une conjoncture économique éclairante sur les limites du capitalisme » (chapitre 2), « Une crise d’efficacité sans précédent » (chapitre 3). Ces 160 premières pages sont impressionnantes par la dénonciation des méfaits du capitalisme qu’elles proposent. Et rappelons que cette dénonciation est faite dans les articles de presse mentionnés par des auteurs, analystes, experts du monde entier, qui s’appuient eux-mêmes sur de nombreux faits, livres, enquêtes ou études. Jean Sève nous en procure une compilation structurée.

Nous privilégierons le chapitre 4 intitulé « L’après - capitalisme, un futur déjà là  » (110 pages).

Quelle est l’orientation de la démonstration de Jean Sève ? Sous l’autorité de Marx, Jean Sève déclare : « je cherche ici à montrer que non seulement la crise du capitalisme est inscrite d’ores et déjà dans le présent, mais que des présupposés de la société future sont devant nos yeux ». A nous donc d’ouvrir les yeux ! Correctif immédiat ou presque : « cette problématique ainsi posée m’amène à n’aborder ici que les présupposés positifs et à délaisser tous les autres ». Jean Sève expulse donc volontairement ce qui ne va pas dans son sens. Et finalement, il avoue que personne ne sait qui l’emportera, du négatif ou du positif, car « tout dépendra de nos prises de conscience et de nos actes ».
Quant à ce positif aperçu par Jean Sève, on peut aisément le décrire. Voici ce qui est dit. Il y a des germes de nouveaux rapports sociaux dans les entreprises. Il y a des germes de nouveaux rapports entre les hommes dans les sociétés : appropriation collective ; recherche de société sans classes ; fin programmée de la conception actuelle de l’Etat ; besoin de « centralisation » démocratique. Il y a encore des germes d’un développement intégral de l’individu. Il y a enfin des germes de nouveaux rapports internationaux en vue d’un monde pacifié, éradiquant le sous-développement et voulant de nouvelles coopérations. Bien sûr, vous reconnaissez les fondamentaux du marxisme ou du communisme qui ne serait pas « brejnevo-stalinien » (Lucien Sève), mais serait ce « vrai » communisme qu’il resterait encore à construire. Suivons dans le détail la démonstration de Jean Sève et essayons de voir en quoi elle ne renverrait pas seulement au marxisme du 19ème siècle, mais s’adapterait à la réalité du monde du 21eme siècle commençant.

De nouveaux rapports dans les entreprises

Le dépassement du capitalisme à ce niveau est dans une nouvelle vision de l’entreprise, de l’activité de travail et de recherche au sein de celle-ci, des relations humaines professionnelles, du statut du travailleur et plus généralement du rapport travail /non travail. De cette façon s’effectueront le renversement de la logique traditionnelle de l’entreprise capitaliste et la construction d’un autre monde du travail fondé sur une autre représentation de la productivité.

Cela passe par de nouvelles formes d’entreprises qui se tiennent pour l’instant à la marge du marché, notamment dans l’économie sociale et solidaire européenne : coopératives, fondations, mutuelles, associations, entreprises marchandes faisant appel à un partenariat public - privé, sociétés d’économie mixte appelées entreprises publiques locales en Europe, entreprises d’insertion, SARL ayant une éthique. En France, cela représenterait au moins 1,8 million de salariés sur 22 millions, soit 8%.

Cette révolution dans la vision du travail se décline en nouvelle vision de la valeur qui ne soit pas que financière, du développement de l’homme et de ses compétences, de l’activité professionnelle et personnelle. Au coeur de ce nouveau mode : le service, la qualité, l’innovation, l’interactivité, l’information, la croissance mesurée en valeur, l’intelligence collective. Et, à côté du temps du travail, le temps de l’activité personnelle, sociale, culturelle. Une nouvelle « horizontalité » des rapports de production dans l’entreprise se substitue à la traditionnelle verticalité et pose en d’autres termes la question du pouvoir : intervention grandissante des salariés dans la gestion, salariés de plus en plus formés, qualifiés et polyvalents. Et une démocratie actionnariale doit s’ébaucher, favorisant une « propriété plurielle plus sociale » et une « gouvernance sociale et de démocratie participative ».

De nouvelles relations sociales

Au coeur du social, le dépassement du capitalisme consiste à promouvoir de nouveaux rapports entre les hommes, à privilégier l’appropriation collective, à édifier une société sans classe, à réinventer la démocratie et l’Etat, et à conserver une certaine « centralisation » démocratique. On reconnaît évidemment le modèle communiste.

Aux rapports adversatifs de pouvoir et de violence, il faut donc substituer « le miracle de la solidarité et de l’intelligence collective, dont on voit aujourd’hui mille et mille manifestations ». An niveau sociétal, c’est le « dépassement du salariat ....par le participat ». Les preuves aperçues par Jean Sève en sont d’abord l’essor « incontestable » du bénévolat (aides à l’écriture, à la réalisation d’études, à la création de sites Internet, interventions dans les prisons, crèches parentales, tri sélectif.. ) qui prolonge par exemple les anciennes communautés villageoises européennes, les sociétés d’assistance mutuelle ouvrières, la « cité de la joie » de Calcutta. « Dépasser le marché, c’est promouvoir le principe de solidarité comme valeur décisive », ce qui passe par la planification et la démocratisation. Les 800 000 associations de France sont alors convoquées comme autant de laboratoires « à la périphérie du marché », mais aussi les ONG, le crédit solidaire, les SEL (services d’échanges locaux), les « districts italiens », le Téléthon, l’engagement éthique volontaire, les services publics, les associations producteurs - consommateurs, l’intercommunalité. Les pays scandinaves sont cités au tableau d’honneur pour leur dépassement du secteur marchand dans la qualité de vie.

Il en découle pour Jean Sève la nécessité de transformation de la propriété privée des grands moyens de production et d’échange. Cette réappropriation collective générale, « toute utopique qu’elle puisse apparaître », serait en germe dans le processus objectif de « mutualisation » des activités à l’échelle planétaire, au sein même des grandes entreprises multinationales. De son côté, la révolution informationnelle remet en question la propriété privée de l’information. Les questions d’environnement et de survie imposent le respect de l’intérêt général. Le développement du piratage est aussi une contestation du droit de propriété exclusive. Le nouveau paradigme de l’accès gratuit aux soins et aux services s’inscrit dans l’extension progressive de la gratuité où « le service commence à se substituer à l’objet » et où le don est parfois plus efficace que la vente. Avec la circulation des connaissances sur Internet, nous sommes dans une « culture du réseau mondial de fraternité ». Bref : on assiste à « l’essor probable d’un secteur non marchand » et à la montée de « la notion de patrimoine commun de l’humanité ». Mais « le passage à une société sans droit de propriété exigera un long processus ».

Le capitalisme étant « une société de l’abondance mais réservée à une minorité », la priorité consiste à éradiquer d’abord toute forme de pauvreté, donc à « mettre un terme à l’existence de classes ».

L’amorce d’une solution à cette question est pour Jean Sève dans « la promotion d’une forme...de solidarité nationale se concrétisant, financée par l’impôt, par la mutualisation d’une partie de la richesse nationale ». Sur ce terrain, sont cités en exemples les pays scandinaves, les « baby bonds » britanniques (comptes universels attribués par l’Etat à chaque enfant à la naissance), la CMU française et l’ensemble des nouveaux droits humains qui constituent « une nouvelle perspective éthique » pour « passer à un niveau supérieur d’efficience ». Attention, il ne s’agit pas d’assistance, mais de solidarité !

Pour atteindre ces objectifs, Jean Sève affirme que la démocratie représentative demeure « très limitée » ; qu’elle est en crise, parce que la population a considérablement changé ; que nous vivons dans de « pseudo - démocraties censitaires et autoritaires ». C’est pourquoi de nouvelles formes démocratiques apparaissent, qui sont toutes « à forte connotation locale ». Il en résulte la nécessité de repenser les droits de l’homme pour en passer par « une intervention citoyenne permanente ». C’est la nécessité d’une « démocratie participative » dont les premières formes existent : référendums locaux, mouvements consuméristes, mouvements altermondialistes, réseaux de surveillance, comités de quartiers, « observatoire des engagements » (Bobigny), observatoire des médias (Porto Alegre), forums sociaux.

Quel nouvel Etat faut-il alors promouvoir ? Non plus l’Etat régalien, mais « la transparence complète des procédures publiques.. .l’association directe et indirecte du plus grand nombre possible de citoyens à l’élaboration et à la prise de toutes les décisions », dans la perspective du développement durable. Il en découle la nécessité de la planification revisitée en régulation internationale (nationale, européenne, mondiale) : « il serait souhaitable d’étendre le champ du droit international vers l’édification progressive d’un droit économique et d’un droit social mondial, au-delà de la souveraineté des Etats ». Il y faudra la mise au point de nouveaux indicateurs économiques tenant compte de l’impact social et écologique des sociétés. Il faudra alors repenser l’aménagement des territoires dans trois dimensions : anthropologiques (penser les limites), éthiques (ménager les milieux) et politiques (planifier, évaluer et contrôler). La valeur d’échange serait ainsi socialement repensée.

Le développement intégral de l’individu

Le capitalisme conduit à l’individualisme forcené, à la compétition interminable. Il fabrique des prédateurs. La nouvelle société visée par Jean Sève suppose nécessairement un profond changement des mentalités et des comportements, donc un nouvel individu et des « processus désaliénateurs ».

Les modalités de ces bouleversements peuvent s’énoncer : éradication de toute forme de pauvreté, dépassement de la société de classes, respect des droits fondamentaux de l’homme. Les premiers germes de « futur possible » se trouvent dans l’évolution de la condition des femmes dans le monde ; dans l’évolution de la famille où le modèle patriarcal s’effondre, où s’imposent le modèle de l’égalité des rapports homme - femme et la promotion des droits de l’enfant ; dans l’évolution de la sexualité avec la libération sexuelle et la maîtrise de la procréation. Il faut y ajouter les droits nouveaux de ces dernières années : droit des malades (plan antidouleur), droit des handicapés, lutte contre le racisme, développement culturel, e-formation. Ainsi, « la crise des autorités traditionnelles ...autorités politiques, patronales, familiales, scolaires et religieuses, rend possible l’autonomie critique des individus. ».

De nouvelles relations internationales

Dépasser le capitalisme sur ce point, c’est repousser la violence et la guerre, refuser que les Etats-Unis déploient leur présence militaire dans 132 des 192 pays de l’ONU, pour privilégier une ère durablement pacifiée.

La solidarité internationale passe 1- par un nouveau type de coopération scientifique ; 2- par un pilotage des relations internationales fondé sur la sécurité collective et la coopération avantageuse pour tous ; 3- par un partenariat mondial « pour le développement, contre la faim, l’ignorance, la pauvreté, la maladie ».
Cela entraîne aussi de revoir l’ensemble du marché agricole mondial : abandon de l’agriculture productiviste, généralisation de l’agriculture biologique, création d’un revenu minimum universel. Il faudra maîtriser la santé de la population mondiale alors qu’actuellement, un tiers des populations n’a pas accès aux médicaments. On devra en passer par l’énergie pour tous ; éradiquer la pauvreté, ce qui nous coûterait seulement 80 milliards par an pendant dix ans ; supprimer la dette, combattre les plans d’ajustement structurel.

C’est à ce prix que de nouveaux rapports internationaux pourront exister, dans « une société civile mondiale » fondée sur les unions et les processus fédératifs forgés depuis 50 ans (Union européenne, Alena, Caricom, etc..). La notion de « biens publics globaux » finira ainsi par s’imposer dans les grands domaines de la santé, la gestion des connaissances, les droits de l’homme, la justice, l’environnement. Elle s’imposera d’abord comme développement local. Elle s’étendra vite comme le montrent les réalités actuelles de la charte mondiale « Tourisme et éthique », Electriciens sans frontières, Jardins du monde ou Ecoliers du monde.

Vieux refrain ou utopie salutaire ?

Jean Sève est catégorique : développement durable et montée du libéralisme lui paraissent non compatibles. On ne peut protéger la Terre et déchaîner le capitalisme, qui est une fuite en avant et une déshumanisation. On ne peut non plus réguler sagement le capitalisme, il faut rompre avec l’existant, choisir la perspective de « l’évolution révolutionnaire « (Jaurès).

Il faut d’abord louer Jean Sève pour le degré d’ouverture de ses propositions. Cet historien de sensibilité marxiste n’est pas adepte de la langue de bois ou du sectarisme confortable. Il ne lit pas qu’un seul organe de presse (L’Humanité) ; il sait rendre hommage aux grandes conquêtes de la gauche de gouvernement comme des démocraties socialistes du Nord ; il se différencie par son réalisme d’une certaine « gauche radicale » portée au maximalisme, dont le jeu favori est d’instituer le Parti socialiste en adversaire privilégié.

Evidemment, on peut discuter le degré de pertinence de certaines des propositions de Jean Sève. Du moins, on doit relever qu’elles ne sont pas homogènes, alors que lui parle de la « cohérence d’ensemble » des initiatives qu’il met en avant. Si certaines renvoient à des expériences réellement tentées à divers endroits du monde et sont d’envergure très variable, d’autres ne sont que des hypothèses ou des voeux formulés par des auteurs. De plus, l’Occident règne en maître dans les exemples proposés. Or, compte tenu de l’ambition déclarée qui est de dépasser le capitalisme, lequel a de la bouteille et en a vu d’autres, on ne doit, ni rester aveugle devant d’éventuelles nouveautés, ni se satisfaire de simples souhaits ou de maigres « robinsonnades » (expériences localisées).
Or, pour mettre en synergie les initiatives révolutionnaires, Jean Sève expulse à la fois l’organisation partisane du type parti politique et « l’activisme débridé ». Mais qui pilotera finalement tous ces rassemblements sans exclusive, qui les fédèrera ? Jean Sève a sa réponse : il prône « la mise en réseau de toutes les forces plus ou moins organisées susceptibles de s’associer de façon solidaire en vue d’objectifs précis ». Il ajoute que le risque est la « mosaïque politique » mais qu’« on voit mal comment y échapper ». On a là un point commun avec les mouvements altermondialistes et les partisans de la décroissance, dont la faiblesse est sans doute dans l’acceptation de liaisons flottantes en réseaux non perennes.

Enfin, pour un penseur marxiste, tourné nécessairement vers une philosophie et économie politiques du 19ème siècle, il est essentiel de se demander s’il pratique la distanciation critique qui permet seule d’apercevoir les lacunes ou impensés du modèle théorique retenu. Ces impensés, quels sont-ils ? Interrogé un jour sur cet aspect majeur des points aveugles du marxisme, l’ancien communiste rénovateur Pierre Juquin n’avait pas hésité à en énoncer deux, essentiels à ses yeux : 1- le rejet de l’individu et 2- l’absence totale de prise en compte de l’environnement. Jean Sève, lui, tient compte à sa façon de l’individu et effleure les questions de l’environnement. On ne peut donc pas tout à fait lui faire le grief de cette méconnaissance.

Mais, et si le souci de l’individu et le respect de l’environnement modifiaient bien plus qu’on ne le croit le système économique utilisé ?

Fondamentalement, la pensée de Jean Sève relève d’un humanisme, d’une confiance en l’homme que d’aucuns taxeront d’utopie. Or, Jean Sève l’assume et sait qu’il faudra du temps pour changer si possible ce monde. Peut-être oublie-t-il un peu vite certaines difficultés présentes dans la nature humaine pour ne voir que le besoin de solidarité un peu partout à l’oeuvre et croire en lui comme au miracle.

La pensée de Jean Sève a cependant le grand mérite d’aborder une question grave sur laquelle la gauche entière a tort de se diviser à loisir. Il est facile d’en appeler au dépassement du capitalisme dans des slogans de campagne et des contre-propositions croupions. Il est moins facile de trouver la formule adéquate. Jean Sève nous montre avec courage des esquisses de solutions possibles, qui ont le mérite d’exister, qui maintiennent le marché et convoquent des régulations audacieuses.

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