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Lettre à un ami du genre humain

Cher Antonio,

J’ai bien reçu ton journal, à numéro unique, intitulé La cité future (1).

Tu espérais que celui-ci fût « une invitation et une incitation » (2). Comme une perche tendue doit être saisie, je vais donc te donner mon point de vue et des nouvelles cisalpines.

Tu as écrit : « les révolutionnaires de 89 ne prévoyaient pas l’ordre capitaliste. Ils voulaient mettre en œuvre les droits de l’homme » (3).

Sur ce point, je partage plutôt la vision d’Albert Soboul : « l’insurrection populaire avait assuré le triomphe. Grâce aux journées de juillet et octobre [1789], les tentatives de contre-révolution avaient été brisées. L’Assemblée nationale, victorieuse de la monarchie, mais grâce aux Parisiens, redoutant de se trouver à la merci du peuple, se défia désormais autant de la démocratie que de l’absolutisme. [...] Craignant d’appeler les classes populaires à la vie politique et à l’administration des affaires publiques, elle se garda de tirer des affirmations solennelles de la Déclaration des droits, les conséquences qui en découlaient naturellement. La monarchie affaiblie et le peuple en tutelle, l’Assemblée constituante entreprit, en cette fin de 1789, de régénérer les institutions de la France au profit de la bourgeoisie. » (4)

Depuis cette révolution bourgeoise réussie, les choses sont restées peu ou prou en l’état, avec quelques soubresauts. Après avoir été instrumentalisé, le peuple est encore en droit de résister, en théorie, à l’oppression (5), mais on lui dénie le droit à l’insurrection (6).

Bien sûr, on a des belles formules du genre : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (7). Les belles formules n’engagent, finalement, que ceux qui y croient. La réalité peut se résumer en gouvernance du capital, par le capitalisme et pour le capital.

Tu sais bien que le peuple est jugé dangereux : il s’est rendu coupable de la Terreur rouge.

Vae victis ! Malheur aux vaincus : ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Ils ont tout loisir de taire la terreur blanche qui succéda, les diverses répressions sanglantes suivantes et les guerres coloniales, impérialistes.

L’ordre capitaliste domine donc.

Je partage ton point de vue : « le mot ordre a un pouvoir thaumaturgique ; la conservation des institutions politiques est en grande partie confiée à ce pouvoir. L’ordre en vigueur se présente comme quelque chose d’harmonieusement coordonné, de solidement coordonné ; et la multitude des citoyens hésite et s’épouvante de l’incertitude que pourrait apporter un changement radical. » (8)

L’ordre capitaliste domine, mais sans avoir à régner.

Ici, le monarque républicain règne, mais dirige avec une marge étroite, de plus en plus étroite ; l’assemblée nationale n’a plus qu’un rôle subalterne : l’assemblée des godillots est en marche, il n’y a, là, rien de nouveau !

Ici, l’ordre républicain joue les supplétifs, on pourrait parler de sous-ordre républicain tant la République n’a plus que les attributs du pouvoir. Pour assurer l’apparence du pouvoir républicain, il ne reste que le décorum, le faste désuet, compassé et les ors. Mais son rôle n’est plus que du domaine de l’intendance et du maintien de l’ordre. Dire qu’au sortir de 39-45, chez toi, à tout prendre, il valait mieux le rétablissement, provisoire, de l’ordre fasciste que pas d’ordre du tout.

Ici, la République maîtrise les commémorations. Certes, celles-ci sont très sélectionnées : le 8 mai est un exemple édifiant comme si on pouvait, dans l’Histoire, faire un tri, séparer le bon grain de l’ivraie. À d’autres dates, on commémore des disparitions violentes, mais on oublie les anonymes sacrifiés, continuellement, sur l’autel du profit. À croire que la mithridatisation des esprits a bien fonctionné, que ces morts dans l’indifférence, ici ou ailleurs, soient le tribu inévitable de la modernité, alors qu’ils ne sont que les résultats de l’inconscience. Tout ce, qui n’est pas de nature à remettre en question l’ordre établi, peut faire l’objet de célébration. Les commémorations sont les arbres qui dissimulent la forêt des inégalités, de la souffrance sociale, et comblent l’absence de solidarité.

Que reste-t-il de la liberté quand l’État poursuit ceux qui prônent un boycott, comme ceux qui aident leurs semblables migrant ? Bien peu, si ce n’est l’impérieuse liberté de consommer !

Que reste-t-il de l’indépendance d’un État qui n’est plus maître de sa monnaie, qui emprunte, comme un quelconque client, au marché ?

Que reste-t-il de sa souveraineté quand il se laisse noter comme un petit écolier par des instituts, qui ont brillé par leur manque de clairvoyance ?

Comme tu peux l’imaginer la République a fait allégeance au capital : une nouvelle féodalité a donc remplacé l’ancienne. Les acteurs ont changé, changeront encore, mais ce sont in fine les mêmes ressorts. En effet, le personnel politique est interchangeable et passe, sert même de défouloir, mais le capitalisme, lui, demeure. Pour les politiques, la Roche tarpéienne est toujours proche du Capitole.

Tu sais, les principes des Lumières ne sont que vestiges, prisonniers de la poussière : nous avons oublié de Montesquieu, c’est fâcheux, nous sommes loin de « faire loi ce qui est juste ». Ainsi, la délinquance financière est parée du terme « optimisation fiscale ». On trouvera toujours des politiques corrompus pour faire des lois qui vont à l’encontre de l’Intérêt Général, qui feront loi ce qui est juste... pour quelques-uns. Corrompus au sens de corruption de la conscience. Les grands délinquants échappent, ainsi, à la prison ; la prison est surtout devenu un moyen inhumain de traitement du corps social en souffrance.

Tu as connu les geôles fascistes, tu te doutes que les prisons républicaines ne sont pas reluisantes. Si un État doit être jugé à l’aune de son système pénitentiaire, il n’y a rien, ici, qui puisse susciter de la fierté. Ce sont des zones de non-droit où règne la promiscuité, l’insalubrité, la violence, ce sont des zones de relégation. Et que penser de tous ceux qui sont en préventive, de tous ceux qui sont victimes d’erreurs judiciaires. Dehors, les grands criminels, qui portent atteinte à la santé publique, à l’environnement s’enrichissent en toute impunité. L’État, lui, continue de bafouer les droits naturels en toute récidive.

Je ne vais pas te contredire : la culture est bien cet « indispensable superflu »(9), elle « consiste non pas tant dans le nombre des notions et dans la masse de matériels bruts qu’à un moment donné nous nous trouvons avoir emmagasinés dans notre mémoire, que dans cette éducation raffinée de l’esprit, rendu agile à chaque travail, riche de multiple et toujours vive curiosité, dans cette capacité d’apprendre des choses nouvelles, que nous avons acquise en étudiant les anciennes. » (10) Encore faut-il que cette culture ne soit pas aliénante et qu’elle permette à chacun de devenir acteur et non sujet. « La discipline de l’État bourgeois impose aux citoyens, fait de ceux-ci des sujets qui se flattent d’influer sur le cours des événements ». (11)

Le peuple est réduit au statut de mineur : il a besoin de pédagogie et on lui fournit à l’envi une culture prédigérée, facilement assimilable ; il vit en partie par procuration, on lui fournit, donc, des idoles.

Peut-on parler encore d’hégémonie culturelle de la bourgeoisie ? Une sous-culture est déversée telle une lance d’incendie qui viendrait noyer la moindre étincelle de contestation de l’ordre établi. Elle se substitue à la Grande Culture rendue peu accessible au commun des mortels : il ne faudrait pas qu’il y découvre quelque idée subversive. Il y a encore hégémonie car les médias sont en majorité détenus par une ploutocratie, ils sont donc au service de la doctrine dominante. À la fois, il y a une hégémonie culturelle et une sous-culture surabondante, envahissante. Difficile aux idées progressistes, au sens de progrès social, de se frayer un chemin dans ces bruits parasites permanents.

« Si [le monde capitaliste] est le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? » (12) pourrait se dire Candide.

Vivre, ce n’est pas accumuler

Vivre, c’est être acteur, c’est faire des rencontres, c’est recevoir et transmettre. C’est avoir un idéal comme ligne directrice, en sachant pertinemment qu’il ne sera pas atteint de son vivant. C’est participer à semer, à planter ce que d’autres verront grandir. C’est nourrir ce que d’autres ont initié.

C’est être humble, mais sans concession.

C’est être digne et sans faiblesse.

« Vivre, c’est résister » (13). Résister à ses propres démons, ses pulsions animales, ainsi qu’à la régression, l’oppression et l’aliénation.

« L’avenir appartient aux jeunes. L’histoire appartient aux jeunes » (14) as-tu écrit.

Vois-tu, pour l’heure, la jeunesse semble plutôt intéressée, attirée, subjuguée par les blandices de l’innovation. Tu as raison d’écrire : « la bourgeoisie aiguise sa créativité, améliore sa technique, la production se multiplie : la thèse et l’antithèse développent le jeu de leurs forces qui se synthétisent dans les accélérations progressives du rythme de travail ; ces accélérations sont les étapes historiques de la société bourgeoise qui se surpasse continuellement en amplifiant sa respiration, en réduisant dans la mesure où cela est possible les antagonismes, en cherchant à satisfaire, dans la limite de sa propre conservation, toutes les demandes, tous les désirs, toutes les volontés d’un toujours plus grand bien-être, de toujours plus d’indépendance et d’autonomie des individus. Mais le rapport juridique de classe reste inchangé, car c’est une règle mathématique, en changeant en proportion égale les membres d’une équation, l’équation ne change pas ». (15)

C’est la définition de la « révolution passive », ce concept de Vincenzo Cuoco (16) que tu as eu la bonne idée de reprendre et d’enrichir.

Un mésusage des innovations entraîne une aliénation, alors qu’une émancipation aurait pu être envisageable. Comme une évidence, « la science s’est limitée à accomplir la seule tâche qui lui était accordée » (17) et cela sans conscience, comme un oubli de Rabelais.

Que pourrions-nous conseiller aux jeunes d’aujourd’hui et de demain ?

Voir avec leurs propres yeux.
Saisir le monde avec leurs propres sens.
Exercer leur libre arbitre, leur esprit critique et élaborer leur propre culture.
Rompre les chaînes invisibles.
Se satisfaire de l’essentiel et aller vers l’Autre.

Il s’agit donc de « vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus. » (18)

« Les jeunes [devraient être] comme les vélites légers et courageux de l’armée prolétarienne qui vont à l’assaut de la vieille cité pourrie et chancelante pour faire surgir de ses ruines la nouvelle cité (19). »

Que la cité soit pourrie, c’est certes regrettable, mais c’est surmontable.

Que la Terre soit pourrie pour de sordides profits, c’est pendable et c’est insurmontable.

Je suis, comme toi, pessimiste par la raison et optimiste par la volonté. (20)

Homo sapiens est encore un enfant : plaise aux Éléments, que cet enfant s’assagisse avant de tout dévaster, consommer, brûler, irrémédiablement.

L’affranchissement des esprits, toujours plus égarés dans les Ténèbres par le matérialisme, est une œuvre immense. Ce n’est pas l’œuvre d’une vie, ni d’une génération. C’est l’œuvre de l’Humanité...

Antonio, je ne te souhaite pas bonnes vacances parce que, d’abord, ce terme me déplait : j’y vois comme une suspension de la conscience, quand l’argent, roi des fous, lui, ne laisse pas d’exercer sa tyrannie et de commettre ses crimes.

Camarade, je souhaite simplement que ton engagement participe à l’avènement des « Jours Heureux » (21).

« Personne »,
d’Utopia, le 4 thermidor an 225

Notes :

(1) Antonio Gramsci, La cité future, Éditions Critiques, présentation d’André Tosel

(2), (3) Ibidem

(4) Albert Soboul, Histoire de la Révolution française I, partie I, chap. III)

(5) Article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : le droit de « résister à l’oppression » permettait de légaliser les événements de juillet 1789.

(6) Article 35 des Droits de 1793 : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
Les 35 articles sur http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-du-24-juin-1793.5084.html
Robespierre, « le monstre », proposa de définir la propriété : « le droit qu’à chaque individu de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi ».

(7) Article 2 de la Constitution de 1958

(8), (9), (10), (11) Antonio Gramsci, La cité future .

(12) « Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? », Voltaire, Candide ou l’Optimisme .

(13) Antonio Gramsci, La cité future , « Je hais les indifférents » : « vivere vuol dire essere partigiani » est traduit par « vivre signifie être partisans » ou par « vivre c’est résister ».

(14), (15) Antonio Gramsci, La cité future .

(16) ‘‘La « révolution passive » est pour V. Cuoco celle qu’apportent de l’extérieur les armées conduites par Bonaparte. Cette révolution n’est pas celle du peuple, et accentue la séparation entre les intellectuels et la masse, entre la culture et la nation d’où la contradiction chez Cuoco entre l’aspiration à l’indépendance d’une « nation » italienne et sa préférence fondamentale pour une révolution sans « révolution »’’. (note de « Gramsci dans le texte »)

(17) Antonio Gramsci, La cité future.

(18) Montaigne, Les Essais , livre III, chap. XIII.

(19) Antonio Gramsci, La cité future .

(20) « Je suis pessimiste par l’intelligence, mais optimiste par la volonté », Gramsci, dans Lettres de prison , lettre à Carlo du 19 décembre 1929. Expression, attribuée à Romain Rolland, qui devint la devise d’Antonio Gramsci.

(21) Les Jours heureux par le Conseil National de la Résistance, à retrouver sur
http://www.humanite.fr/politique/les-jours-heureux-le-programme-du-conseil-national-542380


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