Il marqua à ce sujet son désaccord avec Enderlin qu’il compte par ailleurs comme ami. Michel Warschawski estime que ce sont des politiques qui instrumentalisent la religion afin d’imposer leur politique discriminatoire à l’égard des Palestiniens et non la religion qui s’impose dans le conflit.
C’est en partie exact. Par exemple, Sharon s’est servi de revendications des religieux pour justifier sa « promenade » sur l’Esplanade des mosquées. Mais aujourd’hui, on peut se poser la question : Netanyahu qui n’est pas non plus spécialement religieux, n’est-il pas lui-même instrumentalisé par les groupes religieux ?
La société israélienne, nous l’avons déjà écrit, a profondément changé depuis une trentaine d’années. Prenons l’exemple de sa structure principale : l’armée, l’incontournable Tsahal qui est au centre de la vie israélienne. Voici ce qu’écrit le diplomate et historien Elie Barnavi dans son dernier ouvrage Dix thèses sur la guerre (Flammarion, Café Voltaire, 2014).
La délaïcisation de la société israélienne
« Pendant les deux premières décennies de l’Etat, avec l’hégémonie sans partage de l’establishment travailliste, l’armée a été largement dominée par la gauche, avec une présence disproportionnée de membres des kibboutzim. Dans un deuxième temps, l’arrivée aux affaires en 1977 du Likhoud porte-parole autoproclamé du « second Israël » des « Orientaux », des localités de la périphérie et des quartiers défavorisés des grandes villes, a commencé d’entamer la toute puissance travailliste, à l’armée comme ailleurs.
Troisième temps, enfin, celui de l’affaissement du sionisme séculier et de la montée en force du néosionisme religieux. A la faveur de la colonisation des territoires occupés, la vigueur de cette version messianique et millénariste du mouvement national juif, autrefois cinquième roue de la charrette sioniste, a propulsé les partisans de cette mouvance au cœur de l’Etat et, partant, de l’armée. La motivation de l’excellence militaire a changé de camp. (…)
L’armée aurait-elle viré à droite, un effet de plus de cette symbiose entre la société et son armée qui est la marque distinctive du militarisme à l’israélienne ? (…) En fait, à l’image de la société globale, au moins deux conceptions opposées de l’armée et de la guerre cohabitent au sein de Tsaha. Elles relèvent de visions du monde incompatibles. Pour l’une, toujours majoritaire – pour combien de temps ? -, « l’armée du peuple » est et doit rester séculière, intégrative et soumise au pouvoir civil. Pour l’autre, issue des yeshivot (académies talmudiques) du courant religieux-national, l’armée est certes « du peuple », mais celui-ci n’est pas souverain. Dieu seul est souverain, sa Thora est sa constitution et les rabbins sont ses interprètes. »
Ce sont donc deux sociétés qui cohabitent – elles n’en sont pas encore à l’affrontement - : la société laïque autrefois dirigée par l’establishment askénaze qui est manifestement en déclin, et la société messianique s’appuyant sur les sépharades, les juifs ex-soviétiques, la classe ouvrière, commerçante et paysanne non issue des kibboutzim, sans compter les laissés pour compte d’un pays particulièrement frappé par la crise.
Cette évolution est très dangereuse. Alors que l’ensemble du Moyen-Orient est confronté au fondamentalisme musulman, le messianisme s’installe en Israël et menace même ses fondements démocratiques.
Un débat se déroule en Israël. Il a été introduit par le philosophe Yoram Hazony, proche du mouvement messianique. Charles Enderlin le cite : « Kasher [Assa Kasher, un autre philosophe israélien nationaliste] affirme qu’un Etat « juif et démocratique » est un pays où la population est juive et l’Etat une démocratie universaliste. En d’autres termes, un Etat « juif et démocratique » est un Etat non juif. »
Ces propos sortent du cadre universitaire. Les idées exprimées se concrétisent dans l’armée. Barnavi le dénonce : « Cette dichotomie [l’armée séculière face à une armée soumise aux diktats religieux] n’a rien de théorique. Et il cite le rôle du rabbinat militaire qui ne devrait qu’assurer son rôle d’aumônerie religieuse. « … en fait, il inonde la troupe de propagande nationale – religieuse : sainteté et intégralité de la Terre d’Israël donnée une fois pour toutes en héritage inviolable et obligation de traiter les ennemis d’Israël selon l’injonction biblique « d’exterminer Amalek » ». Sans compter, bien entendu, comme dans tout système religieux, un statut inférieur pour la femme.
On devine ce qu’impliquent ce système de pensée : non seulement, le caractère démocratique de la société israélienne est menacé, mais son armée pourrait se livrer aux pires exactions au nom des prescrits religieux. Enfin, ce serait un sacrilège de céder le moindre pouce carré de terrain d’Eretz Israël, ce qui rend évidemment impossible toute négociation avec les Palestiniens considérés comme des intrus à chasser impérativement.
Et comme cela a été déjà dit : les extrêmes s’alimentent. Ce 5 novembre, c’est la deuxième « voiture bélier » conduite par un djihadiste palestinien qui a foncé sur la foule à la limite entre Jérusalem Est et Ouest. D’autre part, les Juifs extrémistes continuent à semer le trouble en tentant de « prier » sur l’esplanade des mosquées. Le gouvernement a fermé l’esplanade pendant quelques jours. Cela a provoqué la révolte des Palestiniens de Jérusalem et un incident diplomatique : la Jordanie a rappelé son ambassadeur. En effet, c’est le royaume hachémite qui a la responsabilité de l’esplanade des mosquées. D’autre part, la nouvelle Haute représentante aux Affaires étrangères de l’Union européenne, l’Italienne Frederica Mogherini se rend en Israël et en Palestine et plaide pour la reconnaissance de l’Etat palestinien et un minimum de tolérance de la part des Israéliens. Rappelons que la Suède, membre de l’UE, a tout récemment reconnu l’Etat palestinien.
Tout cela montre qu’il y a un changement après le lamentable échec de la mission du secrétaire d’Etat étatsunien John Kerry au Proche Orient. Ne boudons pas cette avancée diplomatique, mais elle est loin d’être un progrès significatif.
Une identité incertaine
En effet, on a la très nette impression que les Israéliens vivent dans un univers où l’Autre est absent, voire inexistant. Michel Warschawski parlant de sa jeunesse militante dit : « Nous découvrions ce que la culture israélienne faisait tout pour nous cacher : notre environnement arabe, sa réalité, ses espoirs, ses contradictions. Les Arabes que nous rencontrions commençaient, eux, à percevoir un autre Israël, plus compliqué que l’image unidimensionnelle qu’ils en avaient, plus prometteur aussi » Cela est frappant aujourd’hui : les Palestiniens que nous avons rencontrés connaissent bien mieux la complexe réalité israélienne que les Israéliens connaissent la leur. C’est une des clés du problème. Et cette complexité se trouve dans la difficulté à définir l’identité juive.
Schlomo Sand écrit dans son dernier ouvrage Comment j’ai cessé d’être juif (Flammarion, Café Voltaire, 2014). Il évoque l’Etat d’Israël comme étant une « ethnocratie » : « elle se dit « Etat juif » (…) mais elle n’est pas à même de définir qui est Juif. » Pour les religieux, spécialement les Juifs talmudiques, la chose est claire, est juif toute personne née d’une mère juive ou qui s’est converti selon la loi, et qui accomplit les préceptes essentiels. Mais, l’Etat d’Israël, dès sa création, a été confronté à une immigration juive diversifiée, composée même de couples « mixtes » - (un(e) Juif(ve) et un(e) non Juif(ve) - et de Juifs laïques. Sand ajoute : « Le sionisme avait de plus défini les Juifs comme un « peuple » d’origine unique, ce qui, comme le judaïsme avant lui, faisait redouter une « assimilation » des juifs avec les peuples voisins. »
Ce qui fait que l’Etat laïque israélien ne pratique pas le mariage civil. Ne peuvent se marier qu’un juif avec une juive, un musulman avec une musulmane, de même pour les chrétiens et les druzes. Il en est de même pour l’adoption.
Il y a là une contradiction manifeste qui empêche de définir précisément ce que signifie être juif ! De telles contradictions de telles tensions permettent-elles dès lors, en plus des entraves matérielles évidentes, de créer deux Etats ?
Deux Etats
En Occident, on n’évoque que la solution à deux Etats : Israël d’avant 1967 avec quelques « réajustements » et la Palestine sur les territoires occupés comprenant la Cisjordanie et Gaza.
Tous ceux qui expriment leur scepticisme sur le réalisme de cette solution, sont taxés de bellicistes, d’ignares, voire d’antisémites.
Or, créer un Etat palestinien aux côtés de l’Etat d’Israël est une aberration. Voici ce qu’en pensent Michèle Sibony de l’Union française Juive pour la Paix (UFJP) et Michel Warschawski au nom du Centre d’informations alternatives.
« Près de vingt ans de négociations… comme s’il n’était pas légitime de s’interroger sur le sens de ces négociations et leur résultat : démantèlement de l’intégrité territoriale de la Cisjordanie, séparation de celle-ci et de la bande de Gaza, colonisation massive, mur de séparation, annexion de Jérusalem-Est, siège de Gaza, puis bombardements, invasion et crimes de guerre, peut-être même crimes contre l’humanité, dit le rapport Goldstone. Tout cela ne s’est-il pas passé à l’ombre de négociations tronquées où les droits des Palestiniens n’ont pas été pris en compte mais progressivement réduits, et où les faits du terrain imposés par Israël ont été progressivement entérinés par la communauté internationale ? Et comment ne pas s’interroger sur la perspective de deux États, alors que la carte qu’Israël dessine sous nos yeux depuis dix ans, sans que personne ne tente sérieusement de l’arrêter, est celle d’un grand État juif de la mer au Jourdain avec quelques enclaves palestiniennes isolées, destinées à lui servir de bassin de main-d’œuvre sans droits ? »
Et ils ajoutent :
« L’existence d’une Palestine indépendante aux côtés d’un État israélien n’a de sens pour UAVJ (Une Autre Voix Juive, association à tendance socialiste) que parce qu’elle garantirait la pérennité d’un État israélien, en tant qu’État (démographiquement) juif. Il faut pour cela interdire l’antisionisme, qui permettrait de remettre en question la nature actuelle d’Israël. Et l’antisionisme est renvoyé aux antisémites qui l’utilisent,« ce qui suffit à le disqualifier ».
En plus, cette idée s’inscrit dans la logique néoconservatrice dominante en Occident : le choc des civilisations.
« Ce discours-là ressemble à s’y méprendre à celui de certains « penseurs » français du choc des civilisations. Mais UAVJ va plus loin et n’hésite pas à lier les mouvements antisémites qui pourraient s’emparer du boycott avec les populations musulmanes : « Une telle orientation [celle d’un boycott universitaire culturel et sportif] serait un grave danger pour les forces progressistes françaises et israéliennes qu’elle isolerait. Elle pourrait aisément être endossée par des mouvements antisémites, et ainsi contribuerait à creuser, en France, le fossé entre les populations de culture juive et de culture musulmane. » Insupportable raccourci qui disqualifie pour le coup la suite de la tribune présentant le travail d’UAVJ. L’action politique des mouvements anticolonialistes en Israël et d’organisations juives progressistes en Europe, comme l’UJFP en France, où nous avons, dans nos pays respectifs, fait le choix de militer, est en effet l’inverse de celui-là, et répond à une double démarche : d’une part, défaire les liens insupportables qui devraient nous rendre a priori solidaires de notre « communauté », de ses porte-parole et d’un discours politique dont l’Alpha et l’Omega sont le soutien inconditionnel à Israël et la défense de son impunité ; d’autre part, développer des liens de solidarité et un combat commun avec tous ceux qui luttent contre le colonialisme et le racisme, et pour l’application du droit. Un tel combat ne peut, évidemment, être conduit sous le drapeau du sionisme. En Israël comme en France, nous combattons le discours de propagande (du Crif en particulier) qui identifie sionisme et judaïsme, et son corollaire infâme qui lie antisionisme et antisémitisme. Lien qui emprisonne les Juifs dans un soutien inconditionnel à Israël et qui interdit toute critique d’Israël comme antisémite, en désignant de plus les nouveaux antisémitismes : « les populations de culture musulmane ». »
Les Palestiniens que nous avons rencontrés à Hébron ne disent pas autre chose. Ils pensent aussi que la solution à deux Etats est non seulement impossible, mais guère souhaitable. Il suffit de voir sur le terrain. La Cisjordanie est devenue un « gruyère » où les trous sont les quelques enclaves palestiniennes dépendant de l’Autorité palestinienne.
Les Palestiniens ne disposent d’aucun accès à la mer, n’ont pas d’aéroport – celui de Gaza a été détruit -, il n’y a pas de réseau routier digne de ce nom qui leur est accessible. Rien ne garantit, en ce cas de figure, leur libre circulation. Bref, trop d’hypothèques pèsent sur cet éventuel « deuxième » Etat qui n’est de toute façon pas près de voir le jour.
Et on peut rejoindre cette analyse de Michel Warschawski : « L’idée d’un compromis territorial avait un sens dans un contexte historique donné. Ce contexte peut rapidement changer et rendre l’idée d’une partition obsolète. » (Entretien avec Maximilien Le Roy La boîte à bulles).
La clé du problème : les réfugiés
Ils prônent au contraire la solution à un Etat judéo-palestinien. Mais il reste un problème majeur qu’on élude comme toujours lorsque l’on se heurte à une difficulté insurmontable : la question des réfugiés.
Nous avons déjà évoqué l’absence de statut pour les réfugiés de la nabka de 1948 à Jérusalem. Les réfugiés palestiniens en Cisjordanie ne connaissent pas un sort plus enviable, même s’ils disposent d’une certaine liberté de circulation et peuvent peu ou prou trouver du travail. Mais, en dehors de la « charité » internationale et de l’aide de l’ONU, ils ne disposent d’aucune infrastructure qui pourrait leur permettre de se développer comme des écoles, des dispensaires, des ateliers, des commerces, etc.
La Cisjordanie compte 19 camps de réfugiés. Nous avons visité celui de Deischeh à Bethléem. Ce camp a été créé en 1949 et compte aujourd’hui quelque 4.700 habitants.
La peur de la Nabka
À la lecture de ces chiffres, la question des réfugiés est fondamentale et on ne pourra pas l’éluder. Mais, comme dit Warschawski : « Israël est une société malade, une société (…) violente. Au cœur de cette violence, il y a une peur. On parle de la peur de la Shoah, de l’Islam, mais il y a une peur beaucoup plus profonde : c’est ce que j’appelle les démons de la Nabka, les démons de 1948. C’est dans l’inconscient collectif. L’Israélien sait quelque part dans sa tête, même s’il ne connaît rien à l’Histoire qu’il y avait des gens avant. Il est dans cette angoisse du retour, cette angoisse de la vengeance, cette peur de celui qui n’est plus là. C’est ce qui, pour moi, travaille le plus profondément l’inconscient de la société israélienne.
Le deal d’Oslo, ça peut marcher dans la diplomatie, mais pas dans l’inconscient. L’Israélien ne sera pas libéré de ses démons, et donc du comportement fou qu’ils engendrent, tant que le réfugié ne pourra pas revenir. (…)
Toute solution se doit prendre à bras le corps cette question, non seulement pour faire justice aux Palestiniens, mais aussi pour débarrasser Israël des démons qui la hantent. »
Chasser les « démons », prendre à bras le corps la réalité avant tout humaine du problème sera enfin prise en compte. Est-ce irréversible. Michel Warschawski répond : « Une situation est irréversible uniquement quand ceux qui en sont victimes cessent de croire que ça peut changer. »
Des efforts, de petits efforts se font en Palestine. Nous les examinerons dans le quatrième et dernier volet de ce compte-rendu. Ils sont des gouttes d’eau dans la mer, mais ils permettent de penser que cela peut changer.
Pierre Verhas
Le blog de Pierre Verhas