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Il y a trente ans, en septembre 1989, à Creil...

Il y a trente ans, en septembre 1989, à Creil dans la région parisienne éclatait l’affaire du voile qui, aujourd’hui, n’est toujours pas résolue. Cependant, rappelons-nous, en 1979, il y a quarante ans en Iran et en Grande Bretagne, comme le rappelle Amin Maalouf dans son dernier livre « Le naufrage des civilisations » (Paris, Grasset 2019), éclataient deux révolutions conservatrices : la prise de pouvoir par l’Ayatollah Khomeiny et la mise en place du néolibéralisme par Margareth Thatcher.

Ces deux événements sont liés. La théocratie chiite qui s’installa en Iran à la place d’une dictature monarchique atroce provoqua un réveil de l’Islam dans l’ensemble du monde musulman. Les fidèles de Mahomet virent dans le nouveau régime iranien surgir une étincelle ravivant la flamme de leur religion qui allait enfin retrouver la lumière qui fut éteinte depuis la chute du califat ottoman lors de la Première guerre mondiale. Et dans l’occident « démocratique », le néolibéralisme thatchérien imposa un modèle de société plus ouvert que le précédent et répondant à la philosophie protestante anglo-saxonne : le communautarisme permettant à chaque groupe ethnoreligieux de vivre selon ses propres règles dans un même territoire national. Historiquement, c’est ainsi que se sont construits les Etats-Unis au détriment, ne l’oublions pas, de la population locale.

La rivalité entre l’Eglise catholique et la République en France, ainsi qu’entre le même clergé et l’Etat en Belgique ont mené dès la deuxième moitié du XIXe siècle à deux formes de séparation entre l’Eglise et la puissance publique, ou entre le spirituel et le temporel. C’est ce qu’on appela par après la laïcité.

Cependant, la laïcité ne peut être relativement efficace que dans une société homogène. La France, comme la Belgique, en dépit de leurs diversités internes, étaient relativement homogènes jusqu’à la décolonisation. Nous ne sommes plus aujourd’hui dans une société homogène, notamment à la suite de l’immigration qui a provoqué surtout dans les espaces urbains l’émergence d’une société diversifiée sur les plans culturel, social et religieux. C’est ce que certains appellent la société « multiculturelle ». Par leur culture, par leur religion, les allochtones surtout musulmans n’arrivent pas à intégrer les principes d’une société laïque. La religion est leur ciment et ils refusent que celle-ci soit subordonnée à une société sécularisée.

La société dite « multiculturelle »

En réalité, nous ne vivons pas une société « multiculturelle ». Ce qualificatif est une construction purement intellectuelle ; nous vivons dans une société composée de plusieurs groupes ethnico-religieux qui cohabitent dans nos cités, mais qui ne se rencontrent pas. Et cela est source de conflits et de racisme. En plus, le chômage dû à la crise économique et financière consécutive des chocs pétroliers a accru les tensions entre les populations autochtone et allochtones.

Aussi, le fléau du racisme commençait à prendre des proportions inquiétantes. Des groupes d’extrême-droite violents devenaient de plus en plus dangereux et les manifestations individuelles discriminatoires se multipliaient aussi bien chez des particuliers que dans les entreprises, voire même les services publics. Cela représentait un danger majeur pour la cohérence de la société, pour la pérennité des principes fondamentaux et aussi pour l’ordre public. Il fallait réagir. Des dispositions législatives furent prises à cet effet durant la décennie 1980-90. Elles furent indispensables et conduisirent à un relatif mais réel apaisement bien que le racisme ne fût jamais tout à fait éradiqué.

Pendant ce temps-là, les manifestations de religiosité islamique se multiplient. De plus en plus de femmes musulmanes portent le voile. Depuis toujours, les femmes âgées portaient un foulard sur la tête, mais à la suite de la révolution iranienne, en Europe et particulièrement en France et en Belgique, des jeunes femmes et même des jeunes filles se couvrent le chef d’un foulard. Et on observe aussi ce phénomène chez les jeunes élèves des écoles secondaires officielles ainsi que dans les universités. 

C’est à l’école que le conflit entre musulmans pratiquants et laïques a éclaté. Le 17 septembre 1989, il y a tout juste trente ans, à Creil, dans la banlieue parisienne, le proviseur du Collège Gabriel-Havez exclut temporairement deux élèves qui avaient refusé d’ôter leur voile au sein de l’établissement. Cela déclencha un tollé épouvantable au point que le gouvernement français de Michel Rocard en fut ébranlé. Le quotidien Le Figaro sous la plume d’Eugénie Bastié a publié dans son numéro du week-end des 21 et 22 septembre 2019 une très intéressante et complète rétrospective de cette affaire.

La gauche se divisa. Une partie d’entre elle et non la moindre condamna vigoureusement la décision du proviseur de Creil. Il y avait la Ligue des Droits de l’Homme, SOS Racisme, le Mrap. De leur côté les syndicats d’enseignants comme le Sgen-CFDT et la FEN (Fédération de l’Education Nationale regroupant des socialistes et des communistes) appuient la décision des responsables du Collège Gabriel-Havez et lancent même un mouvement de grève sous le mot d’ordre « Bas les foulards !  » Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989 publia une tribune retentissante : « Profs, ne capitulons pas !  » Elle est signée par Elisabeth Badinter, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, Régis Debray, Alain Finkielkraut. Cinq ténors de la gauche intellectuelle. En conséquence, Lionel Jospin qui était ministre de l’Education nationale ne savait plus à quel saint se vouer. Il tergiversa et renvoya la patate chaude au Conseil d’Etat qui lui répondit le 27 novembre 1989 que « le voile ne peut pas en soi constituer un motif d’exclusion, invoquant la « liberté de conscience » de l’élève. » (Le Figaro). C’est donc aux chefs d’établissements scolaires à décider ou non l’interdiction du voile dans leurs collèges et lycées. En 2004, Chirac, alors à la présidence, imposa une loi d’interdiction du port du voile dans les écoles secondaires. Cette loi, comme toutes les autres, fut plus ou moins bien appliquée.

De la gauche sociale à la gauche sociétale

Il y a une explication à l’hésitation de Jospin. Selon le politologue Laurent Bouvet, «  La réaction de Jospin n’est pas idéologique, elle est due à la pente sociétale prise par la gauche pour compenser le réalisme économique adopté en 1981. » Et il avertit : « C’est aussi de l’ignorance. Beaucoup de gens ne comprendront que bien plus tard les enjeux. »

En effet, par le tournant libéral – qu’on a appelé de la rigueur – pris par Mitterrand en 1982, la gauche socialiste pour se démarquer de la droite mit en avant les questions de société comme la discrimination, le racisme, les droits humains, laissant ainsi de côté la question sociale, alors que toutes ces problématiques sont intimement liées. Une autre conséquence fut l’isolement de la laïcité, voire de sa marginalisation. Elle fut même assimilée à l’extrême-droite en France. 

En effet, la mouvance laïque se divisa. Une dissidence est apparue sous le nom de Riposte laïque qui fut fondée par un ancien militant de la CGT proche des mouvements de libre pensée. Très vite, ce groupe se mobilisa essentiellement contre les musulmans et adopta les thèses discriminatoires de l’extrême-droite. 

Vers le communautarisme

En Belgique, les différents ministres de l’éducation laissèrent aux chefs d’établissements de l’enseignement officiel la latitude de résoudre la question du voile dans leurs écoles. La plupart optèrent pour l’interdiction. Cela se passa sans heurts majeurs, mais de nombreux élèves musulmans se tournèrent vers l’enseignement catholique dit libre et l’on vit se fonder des écoles islamiques cependant peu nombreuses.

Cependant, que ce soit en France ou en Belgique, on vit s’accroître l’influence de l’Islam auprès des jeunes issus de l’immigration. Le Figaro dans l’article précité évoque une récente enquête effectuée par l’Ifop (Institut français de l’opinion publique – le principal institut de sondage outre Quiévrain), l’hebdomadaire Le Point et la Fondation Jean Jaurès. Cette étude montre que les jeunes musulmans ne se sont pas laissé tenter par la société de consommation et se rallient de plus en plus à l’orthodoxie islamique. « En 1989, seuls 7 % des 18-24 ans déclaraient fréquenter les mosquées, ils sont aujourd’hui plus de 40 %. » Ce n’est plus tellement la question du voile qui mobilise les jeunes musulmans, mais celle du halal ! Remarquons au passage que les jeunes issus des milieux laïques ne se mobilisent guère et se moquent éperdument de ces questions. Eux ont totalement intégré la société de consommation et se soucient avant tout de leur emploi futur – ce qui est compréhensible. Mais, question subsidiaire : dans ces deux catégories de jeunes, quelle est la plus forte ? 

La propagande islamique – c’est volontairement que j’évite le qualificatif « islamiste » – diffusée notamment par Tariq Ramadan a porté ses fruits. D’autre part, la partie sociétale de la gauche a réussi à imposer certains de ses principes fondamentaux comme le « droit à la différence ». Même si plusieurs intellectuels ont tiré la sonnette d’alarme en avertissant : « Le droit à la différence, c’est la différence de droits !  ». Autrement dit, l’édifice juridique universel basé sur le triptyque liberté – égalité – fraternité s’effondre devant l’application d’un tel concept. C’est tout le sens de cette querelle sur le voile ou sur les « accommodements » dits « raisonnables » qui souhaitent la dérogation à ces principes de base pour assurer une cohabitation harmonieuse entre les communautés, comme, par exemple, des restrictions à la mixité, la dispense de certains cours comme celui de biologie dans les écoles secondaires, l’interdiction du voile, le service de la nourriture halal dans les cantines scolaires, etc.

C’est ainsi que s’installe petit à petit le communautarisme. Sur le terrain, des élus locaux, bon gré mal gré, sont contraints de procéder à ces fameux « accommodements » pour éviter des troubles dans leurs communes et municipalités. Au niveau de l’enseignement, on ferme depuis longtemps les yeux sur le voile et s’est même posé la question de congés religieux et du respect des contraintes exigées lors de la période du Ramadan. 

Tout cela ne fit qu’accroître les tensions. Des manifestations pour le voile furent organisées par des groupes islamiques. Les responsables politiques aussi bien de gauche que de droite se détournèrent de cette question, laissant ainsi le terrain à l’extrême-droite et à l’islamisme qui commençait à se développer en France et aussi en Belgique. 

Un constat d’échec

Dans un ouvrage intitulé La crise de l’égalité (édition Espace de Libertés, Bruxelles, 2012), Jean-Philippe Schreiber, professeur d’histoire des religions à l’Université Libre de Bruxelles, connu pour son attachement aux fondements des Lumières, écrit : 

« Un ami, récemment, (…) posait la question : notre époque éteint-elle les Lumières ? Il partageait là une véritable inquiétude : inquiétude, d’une part, face au combat réactionnaire mené contre les principes de Lumières, dans le chef surtout des Eglises, mais aussi de ceux qui voient dans les Lumières l’origine des supposés dévoiements de notre modernité ; inquiétude, d’autre part, face à la mise en cause, souvent plus subtile mais non moins pernicieuse, de principes fondateurs de notre modernité démocratique, en particulier du projet égalitaire des Lumières. Une mise en cause qui se manifeste surtout dans la vision culturaliste de la société qui se développe de plus en plus. Celle-ci voit dans l’universalisme un paternalisme éculé qui aurait eu la prétention d’émanciper par la coercition, au nom de valeurs ethnocentrées, et elle lui oppose des politiques différenciées, multiculturalistes ou interculturalistes, dans le but de prétendument mieux gérer notre diversité sociale – sans trop de souci de rompre ainsi avec le principe d’égalité des citoyens. »

Analyse profondément juste, mais aussi constat d’échec ! 

Il est malheureusement vrai que la laïcité apparaît comme une idée et une institution paternaliste et dépassée. Elle a depuis longtemps le complexe minoritaire. Et elle l’est, dans notre société, alors que, paradoxalement, les lois fondamentales sont basées sur les principes des Lumières et, en Belgique, le mouvement laïque a obtenu de grandes victoires comme, par exemple, la loi de dépénalisation partielle de l’avortement et la loi sur l’euthanasie, sans compter les combats pour l’égalité hommes-femmes. 

Seulement, pour paraphraser la fameuse parole de Staline : « La laïcité, combien de divisions ? » Combien de jeunes sont-ils prêts à se consacrer à la cause de la laïcité ? Et, surtout, pourquoi en est-il ainsi, alors que de nombreux défis apparaissent ?

Répondre à cette question est malaisé et surtout incomplet. Un premier constat : dans l’affaire du voile, il y eut une énorme erreur stratégique. On s’est attaqué à un symbole. Et cela ne pouvait que provoquer un conflit majeur manifestement remporté par les religieux islamiques pour diverses raisons aussi bien internes qu’internationales. Ce conflit s’est élargi à d’autres aspects de la vie en société comme la mixité et la domination du religieux sur le temporel avec la collaboration implicite des autres cultes. Ce sont donc les Lumières qui sont menacées, comme l’écrit Jean-Philippe Schreiber. 

La laïcité a une faiblesse fondamentale – Jean-Philippe Schreiber l’admet implicitement – elle n’est efficace que dans une société homogène. L’erreur de la laïcité fut de s’assimiler à l’Occident, tout comme les Droits de l’homme se prétendant universels furent en réalité une construction occidentale qui n’est pas admise par les sociétés patriarcales et religieuses dans le Tiers-monde et aussi en Occident – on l’oublie trop souvent – par des mouvements réactionnaires de plus en plus puissants et donc dangereux comme les sectes évangéliques qui sont représentés jusqu’à la Maison Blanche.

Elle est aussi divisée. Certains souhaitent une « laïcité inclusive » qui ferait des concessions aux culturalisme tout en conservant ses principes universels. Ainsi, on s’aperçoit qu’il est de plus en plus malaisé de défendre le principe de l’universalité des Lumières.

En plus, en Occident, la laïcité à la française ou à la belge se heurte au modèle interculturel ou communautariste anglo-saxon. On ne peut pas dire que les Etats-Unis, la Grande Bretagne qui ont adopté la solution communautariste et dans une moindre mesure le Canada, la Nouvelle Zélande et l’Australie ne sont pas des Etats démocratiques. Aussi, opposer communautarisme et démocratie ne tient pas la route. Certes, en Angleterre, des tribunaux appliquent la fameuse charia sur le plan du droit des personnes. Et des violents conflits inter communautés existent aussi dans le monde anglo-saxon. 

Cela amène à penser que le modèle anglo-saxon ou celui français des Lumières conduisent tous deux à l’échec. Et nous n’avons pas réussi à mettre en place une alternative au modèle communautariste anglo-saxon, sinon par la contrainte et l’interdiction. Et la laïcité s’accommode mal d’interdits !

Jean-Philippe Schreiber n’est guère optimiste. Il a écrit récemment sur le réseau social Facebook : 

« Le projet égalitaire de la triade républicaine liberté/égalité/fraternité, célébré de manière incantatoire lors du bicentenaire de 1989, le sera tout autant, pour n’avoir pas réussi à construire une véritable égalité, ni mener à sa véritable expression le projet fraternel issu de la Révolution. Dans un contexte de plus en plus relativiste, l’esprit des Lumières se verra mis à mal pour avoir, clame-t-on, porté dans ses germes le racisme, la domination et les catastrophes idéologiques du XXe siècle. Progressivement, la laïcité va être réappropriée à droite, puis même à l’extrême droite, détournée de son propos et de son ancrage progressiste et instrumentalisée à des fins identitaires. Quel triste constat aujourd’hui : l’universalisme, l’esprit républicain, la laïcité et l’égalité sont mis à mal, plus que jamais, parce que ceux qui ne sont animés que par le ressentiment pensent que pour réparer les injustices sociales et culturelles, il faut faire droit aux minorités réelles et symboliques. En lieu et place d’une société des égaux, nous avons aujourd’hui une société des victimes. »

La laïcité est sans doute la plus grande idée de la fin du XIXe siècle lancée en France et en Belgique dans la foulée des Lumières et de l’Instruction obligatoire. Elle s’est traduite en France par l’adoption de la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui est sans doute l’édifice juridique le plus équilibré qu’une démocratie ait produite. Cette loi ne fut jamais contestée, même sous le régime pétainiste pendant l’occupation, jusqu’à 2007 lorsque le président français de l’époque, Nicolas Sarkozy, la contesta ouvertement lors de sa visite à Rome où, à Latran, il prononça un discours affirmant la supériorité du curé sur l’instituteur. Aujourd’hui, sous la présidence d’Emmanuel Macron, la même loi est en danger par la volonté du chef de l’Etat d’imposer le modèle anglo-saxon à la société française et de réduire le rôle de l’Etat à sa plus simple expression avec un enseignement dépendant quasi totalement du secteur privé.

En Belgique et en France, nous l’avons vu, le communautarisme s’impose petit à petit. L’importance de la population musulmane a considérablement accru son poids politique. Le choc de la migration provoqué par les guerres menées par les occidentaux en Afrique du Nord et au Moyen Orient n’a réussi qu’à accentuer les tensions sans que l’on réussisse à trouver une solution à la plus importante crise humanitaire en Europe depuis la Seconde guerre mondiale. Et cela répond à l’exigence démocratique, mais cela a pour conséquence d’affaiblir les principes laïques.

Alors, que faire ? Voilà la question. 

Elément de réponse : avant tout, nous remettre en question si nous voulons assurer la pérennité de nos fondamentaux !

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