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Bois du Cazier 8 août 1956 : le jour où l’histoire ouvrière bascula

Le 8 août 1956 à Marcinelle, banlieue de Charleroi, à la mine de charbon dite du Bois du Cazier au matin, comme chaque matin, 275 hommes étaient descendus dans les profondeurs du sous-sol pour rejoindre leur poste de travail. C’est à 8h10 du matin que le drame se produit lors d’une tragique méprise : suite à un malentendu avec la surface, l’encageur Antonio Ianetta, à moins 975 mètres, encage à un moment inopportun un chariot qui devait expulser de l’autre côté un wagonnet vide. En outre, celui-ci ne sort pas complètement, bloqué par un arrêtoir défectueux.

Lors du démarrage de la cage, le wagonnet mal arrimé accroche une poutrelle qui perce une canalisation d’huile, détériore deux câbles électriques à haute tension et provoque la rupture d’une conduite d’air comprimé. La formation d’arcs électriques met le feu à l’huile pulvérisée. Cet incendie, activé par l’air comprimé et par l’action du ventilateur de surface, est alimenté par les coffrages, solives et guidonnages voisins, tous en bois. Le feu gagne rapidement la mine.

Par malheur, ce puits d’extraction est aussi celui qui sert à l’entrée d’air. Une atmosphère viciée, chargée de fumée et de monoxyde de carbone, se répand dans toutes les galeries en suivant le circuit d’aération. Le piège mortel vient de se refermer. Quelques minutes plus tard, sept ouvriers, parmi lesquels l’encageur de 975, réussissent à remonter à la surface, accompagnés par les premières fumées noires et denses annonçant le drame.

Une épaisse fumée sort du fond de la mine montrant l’extrême gravité de l’accident. La foule des familles et des proches des mineurs, angoissée, vient aux nouvelles.
Une épaisse fumée sort du fond de la mine montrant l’extrême gravité de l’accident. La foule des familles et des proches des mineurs, angoissée, vient aux nouvelles.

Angelo Galvan, un chef porion de nuit et sauveteur, déjà atteint par la silicose, fut le héros malgré lui de cette tragédie. Il descendit avec son chef, l’ingénieur Adolphe Calicis, dans le boyau par une galerie parallèle et a rampé pour retrouver ses camarades. Il ne retrouva que des corps calcinés « de gars durs à la tâche, de véritables forçats morts sous terre. »

L’incendie impossible à maitriser, persista plusieurs jours. Le 23 août, soit quinze jours après l’accident, on connut enfin le nombre exact de victimes. Un sauveteur italien, Angelo Berto, qui fut un des derniers à descendre, hurla ces terribles mots : « Tutti cadaveri ».

Le charbonnage du Bois du Cazier employait environ 800 mineurs pour une production de 170 000 tonnes en 1955. Sur les 275 hommes qui étaient au fond le 8 août 1956, il y eut 262 victimes de 12 nationalités différentes. Principalement, 136 Italiens, 95 Belges, 8 Polonais, 6 Grecs, 5 Allemands, 3 Hongrois, 3 d’origine algérienne (l’Algérie était encore française en 1956), 2 Français, 1 Anglais, 1 Néerlandais, 1 Russe et 1 Ukrainien.

Angelo Galvan avec son appareil respirateur vient de remonter et ne peut rassurer cette femme proche d’un de ses camarades resté au fond.

Marcel Leroy écrit : « Dans le fond du Cazier œuvrait une communauté de travailleurs qui risquaient leur peau pour gagner leur vie. C’est l’Italie qui fut frappée au cœur, avec cent trente-six morts, notamment des Abruzzes dont vingt-deux de Manoppello et sept de Lettomanoppello. »

La catastrophe eut un impact considérable. Le système médiatique commençait à s’imposer. Des radios et des télévisions de toute l’Europe firent des reportages sur place. Ainsi, par le nombre considérable de victimes et par la large diffusion médiatique, le Bois du Cazier marqua les esprits jusqu’à aujourd’hui.

Mais, les conséquences de cette tragédie vont bien au-delà de l’émotion qu’elle a suscitée. Pour cela, il faut remonter l’histoire. (Voir étude de Julie Urbain, “ Le procès de la catastrophe du Bois du Cazier 1959-1962 ”, Université Libre de Bruxelles, mémoire présenté sous la direction d’Anne Morelli en vue de l’obtention du titre de licenciée en histoire, année académique 2002-2003)

Suite à la Seconde Guerre Mondiale, la Belgique tente de se reconstruire. Cela s’avère plus facile que prévu puisque l’occupant nazi n’a pas détruit l’appareil industriel belge. Par contre, les infrastructures des voisins français et aussi allemands sont très endommagées.

Dès lors, avec ces énormes besoins. La Belgique devient un de leurs principaux fournisseurs de matières premières et notamment de charbon.

Afin de relever le pays, le Premier ministre de l’époque, le socialiste Achille Van Acker lance la « Bataille du Charbon ».

Malgré le statut de mineur plus avantageux obtenu par les luttes syndicales et destiné à attirer de nouveaux mineurs, bien que la Belgique se soit servie des prisonniers de guerre, le manque de main-d’œuvre se fait cruellement sentir.

Pour les Belges, le métier de mineur, bien que bien rémunéré par rapport aux autres, n’était guère attractif, parce que très dangereux et très dur.

Aussi, l’Etat belge fit appel à de la main d’œuvre étrangère. Pour ce faire, il conclut, le 20 juin 1946, un traité avec l’Italie.

La main-d’œuvre italienne est mise à la disposition de l’industrie charbonnière belge. En échange, la Belgique « … s’engage à fournir à un prix avantageux cinq tonnes de charbon par mois pour chaque travailleur italien » recruté. Mais les conditions dans lesquelles sont accueillis les ouvriers italiens sont des plus déplorables, sans compter le racisme de la population locale.

Les logements qui leur sont proposés sont insalubres et les conditions de travail, suite notamment au manque de formation, sont extrêmement précaires. Tout cela mena à des mouvements sociaux de grande ampleur qui conduisirent à la grande grève des mineurs de 1955.

Dans son ouvrage sur Angelo Galvan, Leroy décrit la fin de la catastrophe. Elle s’achève en Italie.

« Le 28 novembre 1956, les morts revinrent à Manoppello pour y être enterrés. Figée dans un profond chagrin, la population dressa une haie d’honneur pour saluer le convoi des camions chargés de cercueils ramenant les hommes à la maison. Cette cérémonie spontanée scellait aussi, en quelque sorte, la fin du contrat signé en 1946, pour dix ans entre la Belgique et l’Italie. L’objectif du Premier ministre Achille Van Acker était de pousser la production quotidienne à cent mille tonnes de charbon par jour. Pour y arriver, cinquante mille travailleurs seraient fournis par l’Italie, celle-ci recevant mensuellement de deux mille cinq cents à cinq mille tonnes de charbon, afin de relancer son industrie détruite.

Jamais un déplacement de population aussi massif n’avait été organisé, de manière systématique, entre États. »

Un capitalisme de rentiers

Sur le plan économique, on se retrouve devant l’éternel capitalisme de rentiers à la Belge.

L’appareil charbonnier belge est resté vétuste en comparaison de celui des pays voisins qui ont profité de la reconstruction pour se moderniser. Le prix de revient du charbon belge était très élevé et les prix de vente sont artificiellement bas pour rester concurrentiels.

En outre, les investissements sont détournés vers d’autres secteurs beaucoup plus attractifs.

L’entrée en vigueur, en 1951, du traité de la CECA et avec elle l’ouverture des marchés bouleverse également la vie des bassins charbonniers belges.

Pour maintenir les charbonnages belges à flot, la Haute Autorité de la CECA et le gouvernement belge mènent une politique de subsides. Malgré cela, les fermetures de charbonnages wallons, peu concurrentiels s’accélèrent.

Les années 1958 à 1961 sont considérées comme les plus noires qu’aient connues les charbonnages wallons. Les régions de Charleroi et du Centre sont parmi les plus touchées. C’est dans ce contexte de morosité que se déclare la catastrophe.

Le charbonnage du Bois du Cazier occupait une place particulière dans le secteur minier carolo.

« Le Charbonnage du Bois du Cazier, actif depuis la fin du 19e siècle, ne fait partie d’aucun grand groupe financier. C’est une petite concession dirigée depuis plusieurs décennies par une poignée d’actionnaires.

Vétuste, le charbonnage n’offre pas les meilleures conditions de travail à ses ouvriers7. En 1956, les chevaux de fond sont encore au nombre de quarante-six et accomplissent la majeure partie des travaux de transport de wagonnets.

Pour l’époque, l’emploi de chevaux au fond est réellement une marque d’archaïsme. Pourtant, le rendement est relativement satisfaisant et des travaux visant à moderniser le charbonnage sont en cours. » (Extrait de l’étude de Julie Urbain)

Mais tout cela vint trop tard. C’était de l’argent investi en pure perte : la crise charbonnière débutait et allait à terme emporter tout ce secteur industriel.

C’est en cela que la catastrophe du Bois du Cazier sonne le glas du charbon en Belgique, particulièrement en Wallonie et la région de Charleroi en fut la première touchée.

D’ailleurs, quelques années avant la crise charbonnière, la catastrophe du Bois du Cazier est perçue comme un véritable révélateur de la situation dans les charbonnages.

C’est le révélateur des mauvaises conditions de travail, de l’absurdité de la politique de rendement qu’aucun investissement ne vient soutenir et du caractère insensé de maintenir en vie des concessions vouées à la disparition. Elle provoque également le blocage des relations italo-belges. Le gouvernement italien, choqué par l’ampleur de la catastrophe et la manière dont sont traités ses compatriotes, cesse immédiatement toute émigration vers la Belgique.

Six mois dans l’enfer d’une mine belge

Et les avertissements ne manquèrent pas. Le plus spectaculaire d’entre eux fut celui de Jean Van Lierde (1926 – 2006), chrétien, ancien résistant, antimilitariste, qui fut toute sa vie un militant pour la Justice – il fut anticolonialiste et conseiller de Patrice Lumumba - et pour la Paix en participant activement au mouvement de la Paix en Belgique. Il travailla également pour le CRISP (Centre de Recherche et d’Information Socio-Politique) dont il fut un des fondateurs.

Van Lierde refusa de faire son service militaire en 1949. A l’époque le statut d’objecteur de conscience n’existait pas et tout refus entraînait une peine de prison. Plusieurs mouvements et personnalités se mobilisèrent en sa faveur. Il fut libéré puis rappelé en 1950. Rebelote ! Refus de Van Lierde. À nouveau la prison. À nouveau des pressions. L’affaire alla jusqu’au gouvernement qui, en 1952, promit d’examiner la possibilité de créer un statut pour l’objecteur de conscience. Van Lierde accepta de travailler dans la mine à la place de son service militaire. Il fut affecté au Bois du Cazier.

Ce charbonnage avait très mauvaise réputation auprès des mineurs. Jean Van Lierde explique :

« A l’époque, on était en pleine bataille du charbon. Il fallait des mineurs. Était-ce le fait que je sortais de tôle ou que j’étais objecteur de conscience ? On ne voulait pas m’embaucher. Mais au Cazier, que l’on considérait comme un sale charbonnage, on me permit de descendre à 1035. Maman aurait préféré que je revienne en prison plutôt que de descendre dans le fond. Je me souviens de la chaleur terrible, des kilomètres sous la terre avant d’arriver aux chevaux, des rats qui ont bouffé mes tartines le premier jour. Il fallait produire, aller plus vite. On m’a retiré 1/5 de mon salaire. Les camarades, des étrangers, n’osaient pas protester. Je comprenais... » (Propos rapportés par Marcel Leroy, journaliste, auteur de plusieurs ouvrages sur la catastrophe du Bois du Cazier).

Mais, Jean Van Lierde, le « rebelle », ne se contenta pas de contester au fond de la mine. Il publia en 1953 avec l’aide des Jeunes Gardes Socialistes de Bruxelles, un réquisitoire, sous la forme d’un livret de 20 pages, sur le charbonnage du Bois du Cazier intitulé Six mois dans l’enfer d’une mine belge.

Ce petit opuscule eut un retentissement considérable. Van Lierde fut licencié et mis à l’index de toutes les mines belges, mais ne fut pas remis en prison – sa période n’étant pas terminée – tant la pression de l’opinion publique était forte. Le gouvernement le laissa en paix et il fut définitivement « démobilisé » en 1956.

Et comme l’écrit Marcel Leroy : « Trois ans plus tard, le témoignage du rebelle se voyait dramatiquement confirmé par les 262 morts du Bois du Cazier. »

Un autre volet du drame du Bois du Cazier fut la révélation du sort que la Belgique réserva aux mineurs étrangers et à leurs familles. Pour la première fois, l’opinion publique fut sensibilisée et fit pression pour que des mesures soient prises pour améliorer leur sort.

« À Charleroi, ceux qui ont grandi avec les Italiens que certains caricaturaient en tant que « macaronis » peuvent en témoigner. Il faut avoir vu ce qu’étaient les cantines pour comprendre. Des baraquements, un robinet dans la cour, des logements précaires et glacés en hiver. Des Italiens vécurent dans les baraquements où avaient séjourné les prisonniers de guerre allemands employés dans les mines. Certains de ces anciens soldats restèrent en Belgique après la guerre. Dans ces années-là, la moitié des mineurs de Charleroi étaient Italiens. Et la Wallonie se colora d’Italie.

Malgré ces réalités, des liens forts se nouèrent et c’est ce qui importe, malgré tout, si longtemps après. Oui, c’est elle qui compte, l’unité perçue quand, au Bois du Cazier, les uns et les autres, tous frères et sœurs dans la mémoire, resserrent les rangs au pied du châssis à molette érigé en monument, et font silence. Ce moment-là, c’est Charleroi. Une terre solidaire. »

Une personnalité déjà évoquée plus haut est l’emblème de tous ces hommes qui sacrifièrent leur vie et leur santé pour le capital belge et le bien-être de la population : Angelo Galvan.

Un message d’humanité

Angelo Galvan né en 1920 fut dans sa jeunesse, mineur en Italie. Pendant la guerre, il lutta comme partisan contre le fascisme et émigra en Belgique en 1946 où il fut embauché au charbonnage du Bois du Cazier. Il devint chef porion – l’équivalent d’un contremaître sur un chantier – et, le 8 août 1956, fut le premier à descendre au péril de sa vie avec son chef, l’ingénieur Adolphe Calicis pour tenter de remonter les camarades coincés dans cet enfer. Ajoutons que Calicis fut le seul condamné au procès de la catastrophe. Galvan qui a fait partie de la commission d’enquête, considéra cette condamnation comme particulièrement injuste.

On avait condamné un lampiste, certes haut placé et qui avait risqué sa vie avec les mineurs, mais on avait accordé le non lieu à la sécurité et à la course à la productivité maximale.

Galvan était surnommé le « renard du Cazier » parce qu’un proverbe dit : « là où l’air passe, le renard passe ». Il était adoré par ses camarades et apprécié par la hiérarchie directe pour sa compétence et son courage. Marcel Leroy a écrit sa biographie après l’avoir rencontré chaque dimanche pendant deux ans, en 1985-86. (Angelo Galvan, le renard du Cazier, éditions Luc Pire, Liège, réédité en 2016).

Galvan disait à Marcel Leroy : « Dans la mine, ce qui comptait était de savoir que ton copain serait peut-être l’homme qui te sauverait la vie. » Leroy écrit : « Cette fraternité veillera sur les cérémonies du cinquantième anniversaire. Elle devrait porter le message d’humanité qu’incarnaient les mineurs. Tous prenaient des risques pour arracher au sous-sol le charbon qui ferait tourner l’industrie du pays. Beaucoup, pour gagner leur vie dans le fond, étaient venus de loin, avaient osé tout quitter, s’arracher à leurs racines, pour nourrir leurs familles. C’était le leitmotiv d’Angelo Galvan. »

Angelo Galvan rédigea ces quelques mots qu’il demanda à Marcel Leroy de mettre en exergue de son livre, comme étant son dernier message :

« Je tiens à dire la grande solidarité, la discipline et la camaraderie qui ont joué entre sauveteurs et mineurs de toutes nationalités. On avait gardé espoir jusqu’au bout, nous avons perdu, et n’avons pu empêcher la mine de garder ses victimes. Trente ans après cette tragédie, je tiens encore à remercier ces hommes qui ont risqué leur vie pour tenter de sauver leurs camarades et je leur dis toute la fierté que j’ai d’avoir travaillé avec eux. »

Angelo Galvan mourut en 1988, ses poumons usés par le charbon. Leroy lui dédie cette épitaphe :

« … ce message de tolérance et de respect des autres, émanant d’un travailleur d’origine immigrée, est plus important que jamais, par ces temps froids où des réfugiés nous arrivent et se heurtent à la crainte de ceux qui ont peur de perdre, de manquer ou de partager. »

Ajoutons cet autre message laissé par feu Ernest Glinne, qui fut député de Charleroi, ministre du Travail et bourgmestre de Courcelles et socialiste jusqu’au bout des ongles où il laisse parler son beau-frère qui fut mineur de fond :

« t’saveu Ernest, vous quand vos astez à l’maison du peupe, vos parlè de l’Internationale, hé bin nous quand nos astons din l’fosse hein, on fait l’Internationale tous les djous. Qu’on fuche Flamin, qu’on fuche Italien, qu’on fuche Marocain. Quand y da uin qui ramasse su s’tiesse, on est tertous là ».

Traduction (si c’est nécessaire) :

« Vous savez, Ernest, quand vous êtes à la Maison du Peuple, vous parlez de l’Internationale, eh bien, nous quand nous sommes dans le fond de la mine, on fait l’Internationale tous les jours. Qu’on soit Flamand, qu’on soit Italien, qu’on soit Marocain. Quand il y en a un qui ramasse sur sa tête, on est tous là. »

En définitive, c’est au charbon que ces hommes ont construit l’Europe, la vraie, pas celle des politiques, des banquiers et des maîtres d’industries qui ne savent pas ce que signifie le mot homme.

Rappelons-nous d’eux, soixante ans après, car ils nous montrent toujours le chemin.

Pierre Verhas

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