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La désobéissance, première des vertus

« Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place pour un homme juste est en prison. »

Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le juste. Les lois, qui sont toujours plus nombreuses et amenuisent toujours plus le champ des droits naturels, ne rendent nullement les individus un brin plus justes, et, par l’effet du respect qu’ils leurs témoignent, les gens les mieux intentionnés se font chaque jour les commis de l’injustice, les complices des inégalités sociales. Notre unique ambition devrait être de faire le juste, car nous y gagnerions collectivement et, par voie de conséquence, individuellement. On a dit assez justement qu’un groupement d’individus n’a pas forcément de conscience collective. Par contre, un groupement de personnes consciencieuses devient un groupement doué de conscience.

La masse des individus sert l’État, non point en humains, mais en machines avec leur corps. La plupart du temps, ils exécutent leur tâche sans exercer du tout leur libre jugement ou leur sens moral ; au contraire, ils se ravalent au niveau du bois, de la terre et des pierres, donc on doit pouvoir fabriquer de ces automates qui rendront le même service. Et pourtant, on les tient généralement pour de bons éléments, pour de bons citoyens. D’autres, comme la plupart des législateurs, des politiciens, des juristes, des procureurs, des ministres et des hauts fonctionnaires, servent surtout l’État avec leur intellect et, comme ils font rarement de distinctions morales, ils servent avant tout le capital en faisant accroire qu’ils œuvrent au mieux pour l’intérêt général.

Des gens honnêtes mettent parfois leur conscience au service de l’État et en viennent à lui résister à force de vouloir le remettre dans le chemin du juste. Ils sont couramment traités par lui en ennemis et démis de leur fonction.

Celui qui se voue corps et âme à ses semblables passe pour un bon à rien qui ne sera jamais un « premier de cordée », pour un altruiste invétéré qui en vient parfois à commettre des actes définis comme illégaux (lorsqu’il porte assistance à son semblable en cours de migration, par exemple). Tandis que celui qui ne redistribue aux nécessiteux qu’une parcelle de sa richesse passe pour un bienfaiteur de l’humanité, alors que l’accumulation de sa fortune n’est que le fruit de spoliations en tout genre.

Quelle attitude doit-on adopter aujourd’hui face au gouvernement, face à ce gouvernement fantoche ? Je répondrais qu’on ne peut sans déchoir s’y associer honnêtement. Pas un instant, je ne saurais reconnaître pour gouvernement légitime cette organisation politique qui est d’abord le gouvernement du capital, promu et fabriqué par les médias de ce dernier, d’ailleurs d’aucuns parlent même de bonne gouvernance. Une organisation politique pour laquelle je n’ai pas accordé mon aval, ni mon approbation, pour laquelle ma désapprobation a été considérée comme inexistante (parler de démocratie en l’absence de la reconnaissance du vote blanc n’est qu’une vaste supercherie ; c’est pourquoi l’abstention devint majoritaire, ce qui ne signifie pas forcément un rejet de la Politique – au sens étymologique, mais assurément un rejet des politiciens, des institutions).

Certains se reconnaissent dans le droit à la désobéissance voire à la résistance (art. 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : «  le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression  »), c’est-à-dire le droit de refuser fidélité et allégeance au gouvernement et le droit de lui résister quand sa tyrannie ou son incapacité sont notoires et intolérables. Il n’en est guère pour dire que c’est le cas maintenant, pour dire que la démocrature est déjà fort bien installée quand bien même les élections sont libres et non faussées en apparence.

Il y a des milliers de gens qui par principe s’opposent à l’aliénation par le travail et à la guerre, toutes deux sources de profits pour le capital, mais qui, en pratique, ne font rien pour y mettre un terme. En effet, on tergiverse, on déplore, on s’indigne et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif, il est plus aisé d’être dans la consommation que dans l’action. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer. Tout au plus, offre-t-on un vote bon marché, un maigre encouragement à l’équité quand elle se présente. Il y a 999 défenseurs de la vertu pour un seul vertueux. Mais il est plus facile de traiter avec le légitime possesseur d’une chose qu’avec son gardien provisoire. Tout vote est une sorte de jeu, comme les échecs ou le trictrac, avec en plus une légère nuance morale où apparemment le bien et le mal sont l’enjeu, bien sûr le vote confine souvent à un jeu de dupes. Il arrive que l’on donne son vote, à ce que l’on estime juste, puis on s’en remet à la majorité. C’est oublier que se contenter de voter pour ce qui est juste, ce n’est pas faire grand chose pour l’équité.

Sous les noms d’ordre républicain et de gouvernement démocratique, nous sommes tous amenés à rendre allégeance à l’ordre capitaliste et à un gouvernement de paille. On rougit d’abord de leurs crimes et puis on s’y habitue. Et voilà que, d’immoraux, ils deviennent amoraux. Voilà que chaque gain sordide et chaque obstacle anéanti les rendent toujours plus audacieux, toujours plus insolents, tandis que l’indifférence et la résignation gagnent la multitude.

L’action fondée sur un principe, la perception et l’accomplissement de ce qui est juste et non plus de ce qui est légal, voilà qui change la face des choses et des relations ; elle est révolutionnaire par essence. Elle ne sème pas seulement la division dans les États, mais aussi dans les familles ; bien plus, elle divise jusqu’à l’individu, séparant en lui le conscient de l’inconscient, l’idéal de la pulsion, l’être de l’avoir.

Il est des lois injustes, il est des lois scélérates : consentirions-nous à leur obéir ? Tenterions-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins, ou les transgresserions-nous tout de suite ? En général, les gens, sous un gouvernement comme le nôtre, sous un régime d’apparence démocratique, croient, de leur devoir de bons citoyens, d’attendre que la majorité se soit rendue à leurs raisons pour mettre fin à l’injustice. Ils croient que s’ils résistaient, la situation ne pourrait qu’empirer ; mais si la situation se dégrade, c’est bien la faute du gouvernement réactionnaire. C’est lui le responsable. Pourquoi n’est-il pas plus disposé à prévoir et à accomplir des réformes pour le bien commun ? Pourquoi n’a-t-il pas d’égards pour les promoteurs de l’équité ? Pourquoi pousse-t-il des hauts cris et attaque-il au moindre slogan fleuri, au moindre graffiti rageur ? Pourquoi gaze-t-il à la moindre occasion (jusqu’aux sapeurs-pompiers, parangons du dévouement pour autrui) ? Pourquoi éborgne-t-il allégrement au nom de l’ordre public ? Pourquoi n’encourage-t-il pas les citoyens à rester en alerte pour lui rappeler d’agir selon la devise nationale ? Pourquoi est-il imprévoyant sur tout ce qui a trait à la santé publique ? Pourquoi cette inaction, cette impéritie face aux suicides de ses concitoyens et de ses serviteurs ? Pourquoi faillit-il à sa mission de servir l’intérêt général, à sa mission de solidarité nationale ? Pourquoi en vient-il à poursuivre en justice ceux qui pallient ses carences ? Pourquoi abandonne-t-il les lanceurs d’alerte à leur solitude et aux tracasseries en tout genre (ce qui est un moindre mal quand, dans d’autres « démocraties », ils dépérissent déjà en geôle) ? Pourquoi s’évertue-t-il à réduire les services publics, à asphyxier les services hospitaliers ? Pourquoi sape-t-il méthodiquement les conquis sociaux ? Pourquoi nous éloigne-t-il toujours plus du programme du Conseil National de la Résistance ? Pourquoi... Pourquoi se retranche-t-il derrière le secret-défense, le secret des affaires ? Parce que le gouvernement n’a qu’un seul « projet », il n’a qu’une seule mission. Parce qu’il n’est que le commis sans âme mais dévoué d’un maître sans visage, qu’il n’est que le porte-parole, falot et interchangeable, de la croyance en la vertu de la main invisible du marché, et qu’il n’est que le garant de l’ordre établi.

Sous un gouvernement qui poursuit, réprime, mutile, emprisonne quiconque injustement pour « une peccadille jugée un cas pendable », la véritable place d’esprits libres et des personnes justes est aussi en garde à vue, voire en prison. Après la punition infligée, le gouvernement met ces justiciables dehors en liberté surveillée : que cela serve d’exemple à tous, une forme de « pédagogie » collective pour adultes en somme. Tout ces gens ne se sont-ils pas mis en dehors eux-mêmes, pas mis dans l’illégalité à cause de leur idéal d’équité ? Ainsi relégués, les « gaulois réfractaires » retrouveront l’objecteur de conscience, le zadiste, le « faucheur volontaire », le « décrocheur », l’auteur du « délit de solidarité », le lanceur d’alerte et le paria qui avait osé manifester contre sa triste condition. C’est avec eux qu’une personne libre pourra trouver une compagnie honorable. S’il y en a pour penser que l’influence de ces relégués y perdrait et que leurs voix ne blesseraient plus l’oreille de l’État, qu’ils n’apparaîtraient plus comme l’ennemi menaçant ses murailles, ceux-là ignorent de combien la vérité est plus forte que le mensonge, de combien plus d’éloquence et d’efficacité est doué, dans sa lutte contre l’injustice, celui qui l’a éprouvée un peu dans sa personne même.

Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité, par contre elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre, l’aliénation, la paupérisation et autres ubérisations, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un million de personnes devaient s’abstenir de payer leurs tributs au capital cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi au capital et à l’État, son fidèle affidé qui rêve toujours à une grandeur passée, de commettre des déprédations, des violences et de verser le sang d’innocents.

Malgré tous les propos partagés concernant l’importance et la gravité de la question sociale, il est indéniable que la plupart des gens ne peuvent se passer de la protection du gouvernement en place (d’autant plus que chaque jour qui passe nous rapproche du prochain attentat « terroriste », c’est une lapalissade) et qu’ils redoutent les effets de leur désobéissance sur leur quotidien, sur leur vie à crédit (crédits qui parachèvent leur sujétion, et qui dissuadent de faire grève comme si celle-ci devenait un luxe inabordable).

Il m’en coûte moins, à tous les sens du mot, d’encourir la sanction de désobéissance à l’État, qu’il ne m’en coûterait de lui obéir. J’aurais l’impression, dans ce dernier cas, de m’être dévalué, d’y perdre mon humanité. Il faut donc désapprendre à obéir, car l’obéissance est une forme de soumission, alors que nous sommes supposés naître et demeurer libres (cf. art. 1 DDHC de 1789) ; ne plus obéir à l’arbitraire qui se drape dans le tout-sécuritaire ; ne plus obéir, ne plus sacrifier à toutes ces célébrations, ces commémorations officielles, car il n’appartient pas à l’État de dire l’Histoire ; ne plus obéir à l’injonction de consommer, ne plus obéir aux réflexes pavloviens acquis depuis l’enfance, ne plus se laisser mener par ses besoins superflus ; ne plus être un maillon d’un système qui s’épanouit sur la compétition ; ne plus être acteur ni voyeur de cette « société du spectacle » qui éloigne de l’essentiel et qui transforme le factice en vérité absolue ; ne plus être l’esclave de la recherche éperdue de la performance qui mène à y laisser sa santé, voire sa vie ; ne plus être intoxiqué par une connexion permanente ; ne plus être le réceptacle passif de la communication, de la propagande et de la publicité, triade mensongère par essence ; ne plus être les captifs volontaires de ces innovations « technologiques » qui entraînent vers toujours plus d’aliénation dans la vie professionnelle comme dans la vie privée qui finissent d’ailleurs par s’entremêler ; ne plus se laisser entraîner par le maelstrom informationnel, par le diktat de l’immédiat (il arrive que l’emballement médiatique tourne au grotesque). Il s’agit donc de se départir de la « servitude volontaire ». Il s’agit de déconstruire « la fabrique du consentement », du conditionnement. Il s’agit de saper la « révolution passive » en cours (pour ne pas écrire « en marche ») qui se fait sans et contre le Peuple. Il s’agit de réapprendre à être. Il s’agit de se donner toute latitude pour exercer son libre arbitre et pour consulter son for intérieur. Il s’agit de ne pas être indifférent à l’injustice qui frappe autrui, car nul n’est assuré de ne pas être, un jour, cet autre. Il s’agit encore de se réapproprier le nous...

Ne pouvant atteindre les consciences vertueuses, le gouvernement est bien résolu à punir, à châtier les corps. L’État n’a pas fini de n’être plus que le bras armé du capital, il n’a pas fini d’user de toujours plus de violence contre ses « mauvais sujets », car les inégalités sociales, les injustices, la paupérisation nourrissent toujours plus la prospérité de quelques-uns, car la prochaine bulle spéculative ne manquera pas d’éclater avec son lot de « dégâts collatéraux », car les tribunaux arbitraux privés condamneront financièrement l’État pour entrave aux droits des transnationales, car le capital fera toujours payer la facture de ses excès, de ses tares, de son parasitisme à la multitude, car les privilégiés se sentent obligés de se bunkériser, voire d’acquérir des îles paradisiaques pour se mettre à l’abri en cas de tempête sociale. Le gouvernement n’a donc pas fini de pondre à profusion des lois inextricables pour le profane et qui finissent par dissoudre le peu de droits naturels qui reste. « En même temps », grâce à d’habiles diversions, le droit des affaires est gravé dans le marbre.

L’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’une personne, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’une intelligence ni d’une dignité supérieures, mais de la seule supériorité physique, à l’usage dûment légalisé par tout un corpus législatif toujours plus liberticide (« -le gaz lacrymogène, c’est létal ? - Parfois, mais son usage est bien légal. - C’est pas juste ! - Non, c’est juste légal. »). Il s’agit donc de le combattre sur ses points faibles. Il s’agit de dénoncer sa brutalité, ses carences, sa duplicité, ses mauvaises relations, sa forfaiture, ses secrets inavouables et jusqu’à sa complicité des crimes capitalistes contre l’humanité présente et à venir.

« Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? » Vu le sort réservé à Julian Assange par la « Perfide Albion », la phrase de Voltaire (dans Candide ou l’optimisme) demeure d’une cruelle actualité.

D’après La désobéissance civile, Henry David Thoreau, 1849
(titre originel : « Resistance to civil governement » ; titre de la réédition posthume en 1866 «  Civil disobedience » )

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secrétaire à la défense étatsunien de 1961 à 1968
paru dans l’International Herald Tribune, 26 juin 2000.

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