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De la crise financière à la crise de l’humanité.

La terre promise de la nouvelle jeunesse du capital est désormais gangrenée par les contradictions du capital. Les Etats-Unis n’arrivent plus à être ce qu’ils sont, le coeur du système mondial, et celui-ci ne présente pas d’alternative. La fin de l’URSS les avait privés de leur partenaire-adversaire. Pour arriver à être seuls la "superpuissance", il leur a fallu le terrorisme, Ben Laden et la "guerre sans fin". Celle-ci ne leur a pas rendu leurs capacités : ils ne sont plus le principal foyer de développement de la productivité du capital et le gendarme du monde s’est affirmé comme premier foyer de désordre mondial, craint et méprisé par les chefs des puissances capitalistes secondaires. La crise des subprimes et sa combinaison présente avec la crise politique du leadership US et du leadership mondial montre qu’ils sont en train d’arriver dans le mur annoncé. Allumer de nouvelles guerres peut être une tentation pour en sortir mais ni une attaque en Iran, ni une attaque de la Colombie contre ses voisins, ni un éclatement de la Bolivie, ni une réoccupation de Gaza par l’armée israélienne, ni une java humanitaire au Darfour, ni une apocalypse dans les zones tribales du Pakistan, ni ... , n’offrent les moyens réels de réaffirmer le leadership, tout au contraire -à moins d’envisager des guerres de bien plus grand calibre à l’issue totalement incertaine !



Du mardi 11 au vendredi 14 mars : répétition aggravée d’un scénario rebattu.

Il y a quelques semaines, G.W. Bush avait annoncé un "plan de relance" de l’économie nord-américaine qui, aprés avoir été salué par Sarkozy, faisait flop. Ce plan ne faisait que répéter les recettes appliquées depuis des années (baisses d’impôts et hausses des dépenses militaires) qui ont précisément construit toutes les conditions techniques de la crise financière et bancaire actuelle en Amérique et en Europe. Une forte baisse des taux d’intérêts de la Fed (la Banque centrale US) le complétait pourtant. Il n’empéche, c’était le flop, les "marchés" ne retrouvaient pas la "confiance". Ces messieurs réunissant leur forum de Davos au même moment, un cri unanime en émanait, qui pourrait passer pour original de la part de financiers "libéraux" : " De l’Etat ! de l’intervention ! de la protection ! de la régulation ! de la gouvernance ! et même de la morale, s’il-vous-plaît ! ". "Les marchés ont besoin d’une seule chose : d’un leadership, que ce soit au niveau régional ou mondial. Mais il semble faire cruellement défaut ces jours-ci." (John Studzinsky, conseiller en chef de Blackstone, probablement le plus puissant fonds d’investissement du monde).

L’intérêt de la deuxième semaine de ce mois de mars 2008, dans la marche de cette crise, est que "les marchés" et leurs augures ont une fois de plus tenté, avec apparemment une grande force de conviction, d’affirmer que cette fois-ci, ça y était, la gouvernance était au rendez-vous. Le nouveau flop est venu en ... trois jours.

Mardi 11 mars, était annoncée la bonne nouvelle faisant repartir les bourses à la hausse : la Fed décidait des mesures de refinancement des banques "à guichet ouvert", d’un montant supérieur à toutes les interventions précédentes opérées depuis un an (environ 400 milliards de dollars), le message, éminemment politique, étant : le refinancement des mauvaises créances par l’Etat, le rachat des dettes, l’injection massive dans les circuits financiers de liquidités par les Etats, leurs interventions, via les banques centrales, comme prêteurs en dernier ressort, ne manqueront pas à l’appel. La nationalisation de la banque Northern Rock en Grande-Bretagne, pour faire payer par l’Etat et les contribuables les créances de ces messieurs, était d’ailleurs intervenue quelques semaines plus tôt. Pour conforter le retournement espéré de la "confiance", John Lipsky, directeur général adjoint (de Dominique Strauss-Kahn) au FMI (Fonds Monétaire International) déclarait explicitement à Washington que le FMI monterait en première ligne avec en perspective "l’utilisation potentielle de fonds publics pour conforter les systèmes financiers".

Dans ce genre d’opérations, les augures, gourous et autres sorciers ont un rôle à jouer. C’est ainsi qu’Edmund Phelps, prix Nobel d’économie, jusque là critique de la Fed, proclamait que cette fois-ci, le message politique (au delà du montant des sommes engagées) donnait le signal du retour en force du leadersphip perdu (La Tribune du 14 mars). Méthode Coué. Mais quand un gourou pessimiste répond au gourou se voulant optimiste, on reste dans les mêmes recettes, car ils n’en ont pas d’autres : Patrick Arthus, sceptique français répondant à l’américain dans La Tribune, estimait que ces mesures ne suffiraient pas et préconisait que non seulement les banques centrales fassent "préteurs en dernier ressort", mais aussi "acheteurs en dernier ressort" en achetant les actifs pourris des banques "à leur valeur économique", sans décôte. Ce qui revient au même : c’est toujours de l’injection de moyens monétaires "en dernier ressort" pour "sauver" puis "rassurer" ces pauvres, si pauvres, marchés financiers. Car en somme, Patrick Arthus voudrait que les banques centrales des Etats soient encore plus généreuses envers ces pauvres banques, alors que c’est ce que fait déjà la Fed en échangeant des bons du Trésor US contre les titres douteux et en mettant des fonds similaires à disposition de la Banque Centrale Européenne (BCE) de Francfort et des banques centrales suisse, britannique et canadienne pour qu’elles en fassent autant envers les filiales étrangères des banques nord-américaines.

Au moment où le quotidien économique français publiait cet échange, la chose était de toute façon en train d’être réglée sur le terrain.

La bonne nouvelle datait donc de mardi. Mercredi le dollar remontait, ou disons qu’il stoppait provisoirement sa chute. Mais Jeudi, le fonds d’investissement Carlyle Capital Corporation (CCC), récemment créé (2006) pour spéculer sur les crédits immobiliers nord-américains, annonçait sa faillitte avec une dette de 17 milliards de dollars. La "confiance" en prenait un coup. Puis, le vendredi, on apprenait que la Fed avait mis des fonds d’urgence à disposition de Bear Stearns, la cinquième banque d’investissement nord-américaine fondée en 1923, et deuxième émetteur de crédits hypothécaires en 2007, menacée de faillitte et dont l’action venait de s’effondrer de 46%. Ces fonds étaient mis à disposition par la médiation de la banque JP Morgan dont l’action perdait elle-même 4%, son rôle d’intermédiaire dans cette affaire suscitant des inquiétudes. Lehman Brothers, une vénérable institution de la finance nord-américaine, voyait aussi son action perdre 14,6%.

Ces deux faillittes ou presque faillittes viennent de loin : la crise est remontée des subprimes aux banques et des banques aux entreprises financières spécialisées dans le rehaussement des crédits, pour atteintre le saint du saint du capital financier, les fonds d’investissements tels qu’ils se sont rénovés et sophistiqués encore plus depuis le début des années 2000.

La faillitte de CCC est caractéristique de la dimension de "confiance" de la crise, "confiance" non seulement financière, mais aussi, et même de plus en plus, politique.

Elle met en effet en cause la fiabilité du géant mondial qui est derrière CCC, le groupe Carlyle, même si celui-ci rappelle que le CCC n’est que l’un des 60 fonds gérant ses 81 milliards de dollars d’actifs (oui mais ce petit "soixantième" avait dit-on 17 milliards de pertes ...). Carlyle, créé en 1987, a systématiquement associé -et arrosé- des pointures du pouvoir politique dans de nombreux pays, à commencer par les Etats-Unis où les intérêts de la famille Bush lui sont étroitement liés. Au coeur de la connexion entre finance mondialisée et complexe militaro-industriel US, il est présidé par l’ancien patron d’IBM aprés l’avoir été par l’ancien directeur adjoint de la CIA. Il a un petit peu fait parler de lui (dans le film de Mickey Moore Fahrenheit 9/11) pour avoir réuni, le 11 septembre 2001, dans une même salle, ses grands investisseurs dont Bush senior et Shafik Ben Laden, demi-frère d’Oussama. Il fait aussi dans la spéculation immobilière sur les tours et les bureaux des centre-villes et des quartiers d’affaires, et a acheté à la France les locaux de l’Imprimerie nationale en 2003 pour 85 millions d’euros, y faisant faire pour 120 millions de travaux et revendant le tout à l’Etat, pour en faire les locaux des Affaires étrangères, 376,5 millions en 2007 (cf. L’Humanité du 17 juillet 2007). La réalité est comme une mauvaise fiction, n’est-ce pas ? Cerise sur ce gâteau douteux : un autre demi-frère, de Nicolas Sarkozy cette fois-ci, Olivier Sarkozy, est devenu co-directeur financier du groupe début mars 2008. Les supersticieux pourront en déduire que le nom de Sarkozy s’est mis à porter la poisse ...

A chaque jour son affaire. Jeudi Carlyle, vendredi Bear Stearms.

Ce qui est intéressant dans ce dernier cas, c’est que la "confiance" des "marchés" a en fait été cassée par la mise en oeuvre, apparemment déterminée, le vendredi, de l’orientation politique annoncée le mardi et censée avoir jusque là "rassuré" les mêmes marchés. G.W. Bush avait même trouvé moyen de féliciter au passage la Fed pour son intervention du vendredi. En fait il s’agit d’une intervention en catastrophe pour éviter une panique : Alan Schwarz, directeur de Bear Stearns, blufait encore en début de semaine en affirmant n’avoir aucun problème de liquidité, alors que sa faillitte menace d’une réaction en chaine dans le secteur de la finance la plus sophistiquée, celui des produits dérivés de crédit, les Credits Defaults Swaps, qui représentent -pense-t’on- environ 42 500 milliards de dollars. Cette intervention répond donc au principe Too big to fall (trop gros pour tomber) et fait écho à la dernière grande intervention de ce type, celle d’octobre 1998 lorsque la Fed avait secouru le fond LTCM (Long Term Capital Management). Cela avait correspondu à la fin, à l’époque, de la "crise asiatique" et amorçait le " boom de l’an 2000".

Or, l’intervention actuelle semble ne pas devoir marquer de retournement de tendance. La pyramide mondiale des crédits apparaît comme rongée jusqu’à la moelle par les créances douteuses massivement diffusées partout à partir des Etats-Unis. On pourra toujours essayer de faire croire que c’est la faute aux prolétaires et petites gens d’Amérique, emprunteurs et gogos imprévoyants ; en fait, toute la "croissance" des 7 dernières années a été construite sur l’endettement des ménages nord-américains, et son dégonflage par pétarade et dégazage doit logiquement durer plusieurs années : ceci ouvre au plan mondial la perspective d’une crise de crédit et d’un krach rampant de l’immobilier assortis de scandales et de coups bas analogues à ce que le seul Japon a connu pendant la plus grande partie des années 1990. L’analogie a justement pour limite le fait qu’il s’agissait alors du Japon et que là il s’agit de la planète entière, ce qui change tout.

Dernière minute, ça s’accéléère : JP Morgan a finalement racheté Bearr Stearns, pas sur que ce soit une bonne affaire. Ce dimanche la Fed, dont la décision n’était annoncée que pour mardi, a encore baissé d’un quart de point son taux d’intérêt. Le dollar a accéléré brutalement sa chute, l’euro passant à 1,59 dollar et les bourses asiatiques décrochent à l’ouverture ...



Christine Lagarde, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Emploi, août 2007.



Finance et crise politique mondiale.

Le développement de la crise n’est pas linéaire et ne saurait être résumé seulement par les reculs boursiers, qui eux-mêmes avancent par à -coups séparés de pauses voire de hausses. Il prend de plus en plus la forme d’un processus à la fois financier et politique.

Car c’est bien, comme le disait John Studzinsky à Davos, de "leadership" qu’il est question.

Remarquons que la France tient une place particulière dans ce développement : les opérations de la Société Générale et les questions autour de la tentative de tout mettre sur le dos d’un trader "de base" (auquel on a laissé prendre des positions entraînant la perte de plus de 4 milliards d’euros ! ), Jérome Kerviel, ont rythmé l’accélération de la crise en Europe, mais la crise conjointe de l’exécutif sarkozyste "bling-bling" et de la puissante et lucrative organisation patronale qu’est le Medef en guerre apparente avec sa maison-mère historique, l’UIMM (Union des Industries et des Métiers de la Métallurgie) ne forment certes pas son maillon le moins intéressant, le moins bariolé ... et le moins opaque.

Mais la connexion entre Etats, gouvernements, banques et machineries financières marque aussi les étapes de la crise en Grande-Bretagne, autour de Northern Rock, et en Allemagne, où une guerre intestine et peu transparente sévit pour restructurer les relations entre Länder et banques, la Dresdner Bank, autre vieille institution menacée, tentant de séparer sa branche mouillée dans les subprimes de ses autres activités, séparation vertueuse mais tardive qui va dans le sens des recommandations des moralisateurs des marchés financiers (cf. ma critique des propositions "antilibérales" de séparation entre banques commerciales et banques d’investissement dans Retour sur la crise financière, www.legrandsoir.info). Les révélations sur les systèmes organisés (et dont l’existence ne faisait aucun doute) de fraude fiscale basée au Liechtenstein entrent dans ce cadre (au fait, elles touchent aussi la France, nous dit-on : Md. Lagarde a juré que sur les 200 fraudeurs français aucun n’est un "grand nom" et personne semble-t’il n’a émis de doute ! ...).

Mais c’est finalement au niveau international, donc au sommet, que la crise se concentre comme crise du leadership nord-américain. A cet égard, le parallélisme pertinent entre sphère politico-médiatique et sphère financière est le suivant : la marche de la crise, rythmée par les "gestes" de la Fed suivis inexorablement de reculs toujours plus approfondis, offre un rythme cyclique que l’on retrouve dans l’aggravation régulière, de caucus en super thuesday et de super thuesday en caucus, d’une véritable impasse politique pour la sortie de l’ère Bush lors des présidentielles aux Etats-Unis. Le candidat républicain Mac Cain veut continer Bush sans en assumer l’héritage et les deux candidatures démocrates se neutralisent l’une l’autre, entre le faux et impossible retour à l’avant-Bush, l’avant 11-septembre (Hillary Clinton) et la fuite en avant vers l’inconnu, peut-être le retrait d’Irak mais la guerre ailleurs, au Pakistan par exemple (Obama), aucune faction capitaliste états-unienne n’offrant de perspective politique qu’il s’agisse de continuer ce qui a commencé sous Bush -la "guerre sans fin", la croissance par la dette ...- ou qu’il s’agisse de rompre avec elle, parce qu’ils n’ont pas d’alternative.

La terre promise de la nouvelle jeunesse du capital est désormais gangrenée par les contradictions du capital. Les Etats-Unis n’arrivent plus à être ce qu’ils sont, le coeur du système mondial, et celui-ci ne présente pas d’alternative. La fin de l’URSS les avait privés de leur partenaire-adversaire. Pour arriver à être seuls la "superpuissance", il leur a fallu le terrorisme, Ben Laden et la "guerre sans fin". Celle-ci ne leur a pas rendu leurs capacités : ils ne sont plus le principal foyer de développement de la productivité du capital et le gendarme du monde s’est affirmé comme premier foyer de désordre mondial, craint et méprisé par les chefs des puissances capitalistes secondaires. La crise des subprimes et sa combinaison présente avec la crise politique du leadership US et du leadership mondial montre qu’ils sont en train d’arriver dans le mur annoncé. Allumer de nouvelles guerres peut être une tentation pour en sortir mais ni une attaque en Iran, ni une attaque de la Colombie contre ses voisins, ni un éclatement de la Bolivie, ni une réoccupation de Gaza par l’armée israélienne, ni une java humanitaire au Darfour, ni une apocalypse dans les zones tribales du Pakistan, ni ... , n’offrent les moyens réels de réaffirmer le leadership, tout au contraire -à moins d’envisager des guerres de bien plus grand calibre à l’issue totalement incertaine ! C’est d’ailleurs pour cela que quoi qu’ils y pensent beaucoup, ils ne se sont pas (encore) lancés, aprés l’Afghanistan et l’Irak et aprés l’échec de l’opération israélienne au Liban de l’été 2006, dans une opération guerrière d’importance majeure. C’est que cela fait déjà plusieurs années qu’ils pratiquent la fuite en avant pour sortir de l’impasse. Et la fuite en avant les ramène à l’impasse, à un niveau supérieur.


La question monétaire.

Tout ce qui précède se concentre donc logiquement dans la question du cours du dollar, puisque celui-ci est à la fois la monnaie des Etats-Unis, la principale monnaie des échanges internationaux, dans laquelle sont libellés les principales réserves des banques centrales de tous les pays "qui comptent". Les pertes de la crise des subprimes sont le plus souvent facturées en dollars. La baisse du dollar est la manifestation directe, mais atténuée -jusque là - de la crise de leadership de l’impérialisme nord-américain. La force militaire et la pompe à crédit ne peuvent pas tout éternellement ; ils finissent pas se retourner en leurs contraires. Nous n’en sommes pas à la fuite généralisée devant le dollar, mais bien envers lui à l’inquiétude, voire la panique (titre de The Economist datant déjà du 29 novembre 2007).

Selon François Chesnais (La chute du dollar, un aspect peu discuté de la crise en cours, in La lettre de Carré rouge de janvier 2008) cette baisse a commencé avant la crise dite des subprimes qui l’amplifie, dés 2006, et ne saurait être comprise sans lien avec le déficit commercial abyssal des Etats-Unis que renforce et qui entraîne le transfert "vers l’Asie et vers la Chine en particulier d’une partie de la base manufacturière des Etats-Unis", leur domination technologique ne subsistant plus que "dans les télécommunications et dans certains secteurs de la chimie et de la biotechnologie", Microsoft par exemple créant en Chine ses nouveaux centres technologiques. Tout récemment, le choix de l’armée des Etats-Unis de passer commande à EADS plutôt qu’à Boeing pour 35 milliards de dollars d’avions ravitailleurs confirme cette situation nouvelle dont on n’a pas encore pleinement pris conscience.

Le déficit commercial US est à l’origine de la présence d’importantes réserves de bons du Trésor US dans les mains de nombreuses banques centrales et en particulier de celle de Chine.

L’hypothèse d’une vente massive de ces avoirs, de leur remplacement par d’autres devises notamment l’euro, est régulièrement évoquée. Il convient ici d’écarter toute vision fantasmatique dans laquelle la Chine, quelque part encore "communiste", pourrait préparer l’emploi de cette bombe atomique financière remplaçant celle de Mao, contre le tigre de papier et de subprimes de Wall Street. En réalité les hiérarques du "parti communiste chinois" n’ont pas la moindre envie de couper la branche sur laquelle eux-mêmes sont assis et ils coopéreraient volontiers au sauvetage du dollar à condition bien sûr de ne pas devoir payer un prix trop élevé. C’est là que se pose le vrai problème, non seulement au pouvoir chinois, mais aux autres banques centrales des pays asiatiques, aux fonds d’Etat des pays du golfe, et aux grands investisseurs extérieurs aux Etats-Unis d’une façon générale : "... comment procéder au regard d’une monnaie de réserve qui a perdu plus de 25% de sa valeur en cinq ans" (Chesnais, op. cit.), ce qui constitue déjà -déjà - "la plus grande annulation de dette jamais pratiquée dans l’histoire du capitalisme depuis la révolution industrielle" (les emprunts franco-russes jamais remboursés par les méchants bolcheviks, c’est une goutte d’eau à côté ! ) ?

Autrement dit il existe bel et bien un seuil, que personne ne connaît, où c’est non pas l’ardeur anti-américaine de tel régime post-communiste ou nationaliste qui peut pousser à couler le dollar, mais bien la crise du capitalisme mondial concentrée aux Etats-Unis elle-même qui pourrait contraindre les possesseurs de réserves en devise dollar à chercher à s’en défaire. Cependant la Chine ou quelque autre Etat que ce soit ne se résoudrait qu’en ultime recours à faire imploser ses propres réserves de change. En attendant elle soutient de fait le dollar, comme tout le monde depuis 1971.

Vendredi 14 mars, le dollar repartant à la baisse, franchissait les seuils de plus de 1,56 euro et de la parité avec le franc suisse, passant même en dessous de ce dernier, des 100 yens japonais et d’un peu moins des 7,1 yuans chinois. Ce ne sont pas les autres monnaies qui montent mais bien le dollar qui baisse.

La réévaluation du yen d’environ 19% par rapport au dollar depuis juin 2007 pose la question du "yen carry trade", l’un des grands circuits financiers mondiaux qui consiste dans l’achat d’actifs financiers en yen pour les revendre en dollars, américains mais aussi australiens ou néo-zélandais, pour profiter de l’important différentiel de taux d’intérêts. La sous-évaluation du yuan chinois -qui vaut beaucoup plus que le yen aujourd’hui- est beaucoup moins importante que dans les accusations proférées par les Etats-Unis.

Au niveau des réserves de change, les chiffres montrent que seul l’euro peut en fait rivaliser avec le dollar : il y a probablement au moment présent environ 64% de dollars dans les réserves des banques centrales, en légère baisse car les 66,4% avaient été atteints en 2006, prés de 27% d’euros, en hausse tendancielle, 4% en livres sterling, 3 à 4% en yens.

Mais de là à dire, comme on l’entend souvent, que l’euro est appelé à remplacer le dollar, il y a une marge. "La récente progression de l’euro face au dollar et aux autres principales devises ne reflète pas la solidité relative des économies concernées", déclarait un connaisseur, le premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker le 3 mars dernier.

La conséquence réelle de la hausse de l’euro par rapport au dollar, c’est-à -dire de la baisse du dollar par rapport à l’euro, c’est la pénalisation des exportations des pays de la zone euro. Il ne faut d’autre part jamais oublier, comme c’est généralement le cas, que la zone euro est une juxtaposition d’Etats et de bourgeoisies nationales dont les principales sont celles d’Allemagne et de France, et dont les intérêts ne coïncident pas nécessairement. De plus, l’impérialisme britannique, dont la place financière londonienne de la City reste, associée aux Etats-Unis -et aux places asiatiques de Singapour et Hong-Kong qu’elle a historiquement couvées- le coeur du cirtuit financier mondial, n’en fait toujours pas partie. Le fond du problème est que cette unification, pour ne pas coûter trop cher aux bourgeoisies européennes, devrait être payée par l’achévement de la destruction des systèmes de protection sociale et des services publics et une réduction encore drastique des salaires dans les principaux pays d’Europe. La mise en concurrence des salariés d’Europe occidentale avec ceux des pays d’Europe centrale et orientale doit y concourrir mais, au moment où des grèves éclatent dans les usines Renault en Roumanie et où les électeurs hongrois repoussent massivement par référendum les mesures de privatisation de la santé et de l’école, on voit que ce n’est pas si simple.

On doit d’ailleurs remarquer que malgré tout, les bons du Trésor US quand la bourse baisse sont encore des valeurs refuges plus recherchées que ceux d’Europe : en 2007, selon l’indice obligataire de Merryl Linch, ils auraient rapporté 9% contre seulement 3% pour les emprunts d’Etat allemands qui font référence dans la zone euro, soit moins que l’inflation dans cette zone.

Pour toutes ces raisons, si l’on rencontre de plus en plus dans les commentaires de la presse économiques des comparaisons entre le lent et inexorable déclin de la livre sterling du début du XX° siècle à Bretton Woods (1944) et la situation du dollar aujourd’hui, on peut aussi constater que ces commentaires ne sont pas en mesure d’affirmer quelle monnaie de réserve dominante pourrait lui succéder comme lui-même avait fini par le faire par rapport à la livre, mais s’orientent vers une hypothétique répartition des rôles entre dollar et euro plus les monnaies asiatiques avec la Chine en "régulateur". Autrement dit, sans bien s’en rendre compte, ils sont incapables de définir un ordre impérialiste mondial stable et unifié faisant suite à la crise du leadership actuel. Ce qui reflète l’impasse.


Le retour de l’or.

"Cette crise est plus profonde que les autres, elle remet en cause tout le système." (Dominiqué Sénéquier, présidente d’Axa Private Equity). Un aspect particulièrement spectaculaire, un symptôme manifeste qu’il "se passe quelque chose", c’est le cours de l’or. Selon Eric Israelewitz (édito de La Tribune du 14 mars 2008), "L’once d’or à 1000 dollars, ce n’est pas seulement un record, ni un nouveau seuil qui est franchi, c’est aussi le reflet d’un tournant dans la crise que vit la finance mondiale depuis l’été dernier."

Ce prix élevé ne peut en effet pas être expliqué par le marché de l’or en tant que tel. Le dernier pic de l’or, je vais y revenir, remonte à 1979-1980. Depuis il a baissé jusqu’à la fin des années 1990,est encore tombé à 253 dollars l’once en 2001, puis il est reparti à la hausse à partir de 2002, montant d’environ 300 dollars l’once jusqu’à atteindre les 700 en 2006, fluctuant à nouveau légèrement à la baisse et repartant résolument à la hausse à partir de mi-2007. Ces variations étaient expliquées d’une part par le marché proprement dit, les "classes moyennes" chinoise et indienne ayant, conformément à une tradition ancienne, une forte tendance à thésauriser dans les bijoux, d’autre part par un rôle persistant de "valeur refuge" comparable aux vieilles pierres ou aux oeuvres d’art. Ce genre d’explication ne tient plus avec la hausse qui se produit depuis un semestre. Le 25 février dernier, le Trésor US a donné son feu vert à une vente massive d’or du FMI, cela n’a pas fait baisser les cours, qui ont atteint les 1045 dollars l’once le 13 mars. Ajoutons qu’en 2007 la Chine est devenue le premier producteur, passant devant l’Afrique du Sud dont les mines sont de plus en plus coûteuses à exploiter et dangereuses.

"Il se passe quelque chose".

Il se passe que nous avons affaire à quelque chose de plus qu’une "valeur refuge" parmi d’autres.

Historiquement, l’or a été l’incarnation sociale de la valeur sur le marché mondial lorsque le mode de production capitaliste s’est imposé à l’échelle de la planète, à l’époque de l’ "étalon or" à la fin du XIX° siècle. Ce rôle de l’or, accompagné de l’argent à un rang beaucoup plus secondaire, découlait de sa place historique remontant à l’Antiquité, et plus précisément s’inscrivait dans le système monétaire fondé sur la convertibilité en or des monnaies dominantes, d’abord la livre sterling, convertibilité assurée par les banques centrales dont le modèle était la Banque d’Angleterre fondée en 1694, coordonnant leurs interventions. Ce système se généralise aprés 1870 dans la période d’affirmation de l’impérialisme et du colonialisme ; la haute finance (Karl Polanyi, La grande transformation, 1944) semble le régenter. La circulation monétaire et la conversion des monnaies, au plan mondial comme européen, n’ont jamais été aussi faciles -infiniment plus qu’aujourd’hui malgré tout ce que l’on entend sur l’Europe et sur la mondialisation ...

Marx a écrit Le Capital dans le contexte de cette affirmation internationale, alors que les sphères nationales de la circulation monétaire, elles, devenaient celles des signes de valeur ou numéraires, les billets à cours forcé garantis par l’Etat, et la petite monnaie d’appoint en cuivre, d’une part, des papiers de crédit d’autre part, tous suppléants des marchandises monétaires véritables qu’étaient les métaux précieux. Ce qui lui permettait d’écrire :

"A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l’argent [au sens de monnaie, pas de métal] dépouille les formes locales qu’il y avait revêtues, forme de numéraire, de monnaie d’appoint, d’étalon des prix, de signe des valeurs, pour retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C’est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C’est là aussi que leur figure valeur leur fait vis-à -vis, sous l’aspect de monnaie universelle -monnaie du monde (Money of the world) comme l’appelle James Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait aprés lui Adam Smith. C’est sur le marché du monde que la monnaie fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l’incarnation sociale du travail humain en général. Sa manière d’être y devient adéquate à son idée." (Le Capital, livre I, première section, 1867).

Cette affirmation ne doit pas être comprise de manière fétichiste, comme si l’or, ou l’or et l’argent, par on ne sait quelle vertu magique, devaient nécessairement en tout temps et tout lieu être l’ "incarnation sociale de la valeur" dans le mode de production capitaliste. Il s’agit plutôt du constat de ce qui était en train de se produire au moment même où Marx écrivait : le marché mondial capitaliste réalisait concrétement, pour son bon fonctionnement, l’essence de la monnaie comme marchandise spéciale dressée comme équivalent en valeur des autres marchandises dont les fonctions, de plus en plus assurées par des substituts garantis par l’Etat ou fournis par les banques au niveau national (crédit commercial), étaient unifiées dans les métaux précieux au plan international, leur permettant d’être les étalons des monnaies nationales.

L’époque des guerres et des révolutions à partir de 1905-1914 a mis fin à ce système en un peu plus de deux décennies. La non convertibilité de la livre sterling (1931) et la fragmentation du marché mondial en zones dominées chacune par telle ou telle puissance impérialiste, conduisant à la guerre, marquent cette dislocation. La seconde guerre mondiale conduit à la reconstitution du marché mondial unifié (sauf le "bloc soviétique" et la Chine) avec le système de Bretton Woods (1944), dans lequel le dollar nord-américain devient la monnaie nettement dominante des échanges internationaux tout en restant la monnaie nationale américaine, étalonnée en or au ratio de 35 dollars l’once. Depuis les Acts pris par Roosevelt à partir de 1932, suite à la débâcle du système mondial de l’étalon or, ce dollar est à la fois un signe de valeur à cours forcé et un instrument de crédit (la Fed l’émet pour ré-escompter les chèques rapportant un intérêt aux banques commerciales). L’on est donc sorti de l’époque de Marx et de Bagehot (le penseur de la Banque d’Angleterre vers 1870) où le moyen des réglements internationaux était par excellence monnaie, et l’on est entré dans l’époque où cet argent est, de plus en plus, du capital-argent. Le dollar est en partie un signe de valeur à cours forcé, cette fois au niveau international, et en partie un titre de crédit (plus exactement un signe de valeur représentant des titres de crédit) et pour partie un suppléant de la marchandise monétaire or, maintenue comme référence ultime.

Cette situation prend à son tour officiellement fin le 15 août 1971, quand le président Nixon annonce la suppression de la convertibilité du dollar en or, donc achève d’imposer le cours forcé du dollar à l’échelle mondiale, et ouvre la phase de flottement des monnaies qui va profiter de manière décisive à la finance et aux politiques bientôt dites "néolibérales". Ce tournant s’achève à la fin de la décennie. Celle-ci voit justement une explosion du cours de l’or, qui culminera à 850 dollars l’once le 1°janvier 1980. Cette ascension suivait avec un décallage l’inflation des engagements à court terme en dollars et pouvait donc être interprétée comme une chute du dollar et une réaffirmation du rôle de l’or comme marchandise monnaie représentant "le travail humain en général". Mais elle fut brisée, par une lutte âpre qui dura plusieurs mois, lancée comme un véritable coup d’Etat monétaire par Paul Volcker, le patron monétariste et néolibéral de la Fed, qui le 6 octobre 1979 déserte sans explication l’assemblée inquiète du FMI, qui se tenait à Singapour, pour annoncer, de Washington, qu’il instaure un nouveau régime monétaire pour casser l’inflation quel que soit le prix à payer. La hausse brutale des taux d’intérêts lancée alors par la Fed arrive à stopper l’ascention de l’or, à redresser le dollar, à donner le cadre des politiques monétaires de tous les pays capitalistes, notamment de la vague de "réformes" lancées par Margaret Thatcher et par Ronald Reagan, qui reprend la politique de la Fed et des Chicago boys qui fut donc imposée avant même son élection le 4 novembre 1980.

Les années 1979-1980 ont donc vu une certaine "fièvre de l’or" s’emballer et s’échouer. Elles présentent aussi ce point commun avec le moment présent que la dite "fièvre" s’est communiquée à l’argent et même à d’autres métaux, comme le cuivre (qui est historiquement le troisième métal monétaire) et aux pierres précieuses -c’est l’époque de l’affaire des diamants de Bokassa donnés au président français Giscard d’Estaing ! La spéculation des milliardaires texans Hunt, qui tentèrent d’accaparer les réserves mondiales d’argent, qui s’achève en krach, faillites et scandale le 27 mars 1980 à Wall Street, peut être considérée comme l’épilogue de cet épisode.

C’est donc le "coup" de 1980 qui inaugure véritablement ce que l’on appellera ensuite la "globalization" et en français "mondialisation" (termes dépourvus de toute exactitude et dont la fonction est idéologique). Les moyens de paiement internationaux étaient du capital-argent, et poursuivant leur évolution ils vont de plus en plus être du capital fictif. Les métaux précieux dans tout cela semblent être refoulés aux oubliettes de l’histoire à côté des pendeloques préhistoriques. Ainsi semble prendre corps la ligne définie lors des accords monétaires de la Jamaïque en 1976, où les nouveaux statuts adoptés pour le FMI, remplaçant l’accord de Bretton Woods, interdisaient explicitement de définir les parites monétaires en or. Le fait d’une telle interdiction (nouvel article 4 des statuts du FMI) montre pourtant bien, comme par antithèse, que l’or est toujours là ...

Toujours est-il qu’officiellement et dans tous les commentaires courants, idées reçues et cours d’économie, on ne se posait pas plus de questions : depuis les années 1970, qu’on date la chose du 15 août 1971, des changes flottants, des accords de la Jamaïque, ou du coup de Paul Volcker, les monnaies ont, parait-il, une valeur qui se définit "les unes par rapport aux autres". Conception, il faut le dire, tout aussi fétichiste que celle qui voudrait que les monnaies "reposent sur l’or". Au fétichisme de la chose dure et touchable se substitue le fétichisme du flux de signes impalpables garantis soit par la volonté des Etats souverains, soit par la magie des marchés.

Ce passage avait été conceptualisé précédemment par le jeune Milton Friedmann, dans un article d’une incontestable audace théorique, The case for flexible exchange rate (1951), plaidoyer pour des changes flottants, pour un "système" monétaire international comparable en fait à ce que serait un système de crédit intérieur sans banque centrale, avec une création monétaire totalement privée (ce qui n’a jamais existé, puisque même le système actuel de changes flottants international repose sur les Etats et leurs banques centrales). Friedmann permettait à l’orthodoxie monétaire bourgeoise, opposée au keynésianisme, de se dégager de son fétichisme de l’or.

En termes psychanalytiques, on passe d’une représentation excrémentielle (les pièces comme petites crottes) à une représentation urinaire (les "flux" financiers et la "liquidité" du marché) ...

En France nous avons la variante non "néolibérale" de cette conception désormais dominante : la monnaie reposerait, non plus sur une "chose", et une "chose" extérieure comme l’or, mais sur la combinaison de confiance et de violence qu’engendre la société prise comme un tout, totalité que représente l’Etat :

"En se détachant complétement du métal, les sociétés ont coupé toutes les amarres symboliques qui pouvaient encore arrimer la confiance à des croyances dans un garant universel extérieur au système monétaire. La monnaie poursuit sa trajectoire vers une représentation conforme à son essence : un opérateur social objectivé dans des nombres. Le système qui le fait fonctionner est une construction institutionnelle ..." (Michel Aglietta, André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Odile Jacob, 2002).

Une société fondée sur la généralisation de la marchandise, dans laquelle les produits du travail doivent donc tous prendre la forme de marchandises, ne peut cependant pas représenter la valeur de celles-ci, le temps de travail socialement moyen nécessaire à leur production, dans des "opérateurs sociaux objectivés dans des nombres", des symboles politiques, en somme, pas plus qu’elle ne le peut dans des "bons du travail" qui supposent en fait que la production ne soit plus marchande, ni non plus d’ailleurs que dans un "garant universel extérieur" qu’il s’agisse d’or ou de n’importe quoi. Elle doit la représenter, pour l’échange entre producteurs indépendants et isolés les uns des autres, dans une marchandise équivalent, la monnaie, qui par là devient plus et autre chose qu’une simple marchandise, et par laquelle les autres marchandises sont des marchandises. L’évolution historique de la monnaie dans le capitalisme, depuis l’étalon or jusqu’au dollar et aux produits dérivés de crédit, traduit certes une tentative factuelle, inconsciente, de sortir de ce cadre, de même que le crédit traduit une tendance impuissante à s’émanciper de la contrainte de la valeur reposant sur le travail moyen socialement nécessaire, mais l’obligation de manifester la valeur dans une marchandise équivalent est inhérente aux relations sur lesquelles repose ce mode de production de la vie sociale et qu’il reproduit.

D’où le statut particulier de l’or, qui n’est certes pas automatiquement et magiquement l’ "incarnation sociale de la valeur" mais qui, on le voit, encore en 2008, 28 ans aprés le coup d’Etat monétaire de Paul Volcker, 31 ans aprés sa "démonétisation" officielle, 37 ans aprés l’instauration de sa non-convertibilité en dollar, a décidemment de beaux restes !

Pour qu’une chose pareille se passe, et paraisse devoir s’accentuer, il fallait non seulement que le dollar baisse et que le leadership nord-américain soit en crise, mais il fallait qu’il n’y ait pas d’autre monnaie ou système de coopération entre monnaies, susceptible de s’installer pacifiquement sur les ruines de l’ordre actuel, et qu’à moyen terme les bons du Trésor US apparaissent de moins en moins comme des valeurs refuges. Le pied de nez du métal jaune est un symptôme fort de l’impasse du mode de production.




L’inflation du XXI° siècle a commencé.

Nous l’avons dit au passage, à la hausse de l’or est associée celle d’autres matières premières métalliques. Son caractère historiquement monétaire et sa fonction de réserve de valeur se retrouvent à un degré moindre avec l’argent, le cuivre et occasionellement d’autres métaux ou pierreries. Mais la hausse des métaux en général participe d’un autre phénomène, qui marque lui aussi le moment présent : la hausse de toutes les matières premières, métalliques, énergétiques et alimentaires. Il s’agit là d’un fait d’une extrême importance, d’une donnée structurelle.

La combinaison actuelle des paramêtres rend les analyses parfois embrouillées. Il est facile de dissocier les facteurs et beaucoup ne s’en privent pas : ainsi, il y aurait d’un côté l’affaire des prêts hypothécaires nord-américains, malencontreuse spéculation ; d’un autre côté la lutte monétaire entre grandes puissances (dollar, euro, yuan, yen, livre sterling) ; et par dessus tout cela la hausse des matières premières dûe à des causes écologiques (le réchauffement climatique) et démographico-économique (l’apparition de grands marchés de consommation en Chine, en Inde et au Brésil). Si l’on ajoute au tableau le fait que cette "inflation" apparaît sur un terrain globalement déflationniste, les exportations de produits manufacturés et la formation de marchés du travail géants en Chine et en Inde tirant à la baisse, au plan mondial, les prix industriels et les salaires, il finit par sembler singulièrement embrouillé. Ainsi s’expliqueraient les hésitations des banques centrales, tiraillées entre des exigences contradictoires, "lutte contre l’inflation" d’un côté (censé appeler la hausse des taux d’intérêts), déflation latente de l’autre, phénomènes spéculatifs, etc.

Tout est en réalité lié. La crise financière et bancaire renvoie à la croissance par l’endettement et les déficits commercial et budgétaire nord-américains, aboutissant à une étape qualitativement nouvelle dans la crise de l’ordre impérialiste mondial et du leadership des Etats-Unis. Le poumon de ce système en crise depuis une décennie a été fourni par la plus-value produite par les prolétaires chinois surtout, indiens et ceux des pays dits "émergents". Cet essor n’a pas été celui d’un capitalisme rajeuni ou nouvellement apparu, mais il a été une formidable expansion du parasitisme financier, des prélévements rentiers et fonciers, de la collusion voire de l’identité fréquente, dans le cas chinois surtout, entre capitalistes chefs de l’appareil d’Etat et maîtres des terrains et des bâtiments, de la suffocation urbaine et de la dévastation environnementale. C’est simultanément, dans un double mouvement combiné qui a rythmé toute l’année 2007, qu’il produit la crise de crédit actuelle et la hausse structurelle des prix des matières premières de toutes sortes.

Cette hausse est structurelle car il ne s’agit pas d’une inflation causée au départ par la création monétaire, mais bien de la combinaison entre l’effet sur les prix d’une demande accrue, par la démographie et surtout par les marchés chinois et indien, et d’une hausse de la valeur due à plusieurs difficultés de production, conséquences de la crise climatique et des pénuries d’eau dans le cas des produits agricoles, et du coût plus élevé de l’extraction pour répondre à la demande dans le cas des produits miniers. Mais sur ces bases, elle est fortement accrue par la "spéculation". Le doute justifié sur un nombre croissant de produits financiers pousse les "investisseurs" (ce terme ne désigne plus les "entrepreneurs" mais les agences d’investissement de capital sur les marchés financiers) à "diversifier leurs actifs" dans le cadre même de la recherche de "valeurs refuge" et de "qualité" et à introduire à côté des obligations d’Etat, de l’or et des matières premières, y compris agricoles (même le bétail bovin vient d’apparaître dans cette utilisation).

Rien de "naturel" et d’inéluctable dans tout cela. Mais rien de rassurant, au contraire. La perspective de pénuries alimentaires -on appelle ça, historiquement : la famine- et énergétiques dans un climat de plus en plus chaud avec des zones de désertification justifierait un tournant radical dans la production, d’abord, au lieu de culpabiliser les consommateurs : une réduction drastique de la consommation pétrolière que le mode de production capitaliste, qui a fait jouer à la combustion énergétique un rôle clef dans les économies de capital constant, ne peut pas opérer, bien qu’elle n’ait rien d’impossible en soi. (N.d.l.r Une réponse à la crise mondiale des prix alimentaires : l’agriculture familiale durable peut nourrir le monde.)

A la place, l’anticipation des difficultés à venir alimente un mouvement spéculatif qui pousse les prix des produits de consommation de base à la hausse. Le délire pyromane est atteint avec la production de biocarburants au Brésil, qui aggrave l’effet de serre, réduit les surfaces nourricières et pousse les prix alimentaries à la hausse. Dans cette situation, le plus écologique des mots-d’ordre, c’est le blocage des prix du blé, du riz, du maïs, du lait et de la viande, et la hausse des salaires, car ce n’est pas la satisfaction des besoins humains qui détruit la planête, mais leur négation par la dynamique d’auto-accroissement continue du capital.

Vincent Présumey, 17 mars 2008.

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