Ainsi fonctionne la mondialisation médiatique. Ce n’est que plusieurs semaines après coup que la vérité apparaît… aux happy few. La récente "opération" au Venezuela montre le succès de la fabrication d’une opinion soutenant des "mouvements de libération" dont on occulte les années de préparation, les financements, les stratégies impériales relayées localement par des paramilitaires. Si elle ne s’attelle pas à la démocratisation de la propriété des médias, la gauche occidentale se coupera du monde avant de disparaître elle-même, laminée idéologiquement. La critique des médias, dès les années 70, avait prédit ce qui arrive aujourd’hui. En 1980 le rapport remis à l’UNESCO par la commission du prix Nobel irlandais Sean MacBride (y participèrent Gabriel Garcia Marquez, Marshall Mc Luhan et Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde) mit en cause la circulation unilatérale de l’information – victime du pouvoir économique – et le déséquilibre nord-sud des flux médiatiques. Il prôna de développer dans le Tiers Monde des politiques nationales en vue de créer "un nouvel ordre mondial de l’information". Le rapport fut rejeté par le gouvernement Reagan. N’est-il pas temps de passer aux actes ?
L’Amérique Latine, elle, ne retournera pas en arrière. Ce que nous vivons au Venezuela n’est que la nervosité impériale, la fébrilité des dernières cartes, le dernier sursaut du colonialisme. Un Alvaro Uribe n’est que l’avatar de son ancêtre et homologue Francisco de Paula Santander qui signa avec les États-Unis un Traité de Libre Commerce et fit tout pour torpiller les efforts de Bolivar en vue de construire "l’équilibre du monde". Le rêve d’Uribe est cruel mais vain : exporter au Venezuela le chaos qu’il a expérimenté pendant des années en Colombie – narcotrafic, destruction des services publics, contrôle social par la terreur paramilitaire (1). Selon le journaliste José Vicente Rangel 400 paramilitaires colombiens attendent le signal de l’extrême-droite vénézuélienne pour traverser la frontière et renforcer leur armée dormante en vue d’une nouvelle phase d’attentats et d’assassinats sélectifs. Mais Uribe et Washington peuvent-il encore arrêter l’Histoire alors que leur base colombienne elle-même se dérobe sous leurs pieds ? Tôt ou tard la guérilla s’y muera en force politique pour, avec le reste de la gauche, oxygéner le champ politique, comme ailleurs en Amérique Latine. D’où l’empressement de détruire le futur avant qu’il n’advienne, de revenir aux fosses communes creusées sous la lune.
Qui peut croire que le Venezuela reviendra un jour à l’apartheid d’avant Chavez ? Pourquoi 95 % des universités ont-elles poursuivi normalement leurs activités ? Pourquoi sur les 2.620.000 étudiants universitaires, seuls 3% ont-ils participé aux manifestations ? Pourquoi, comme l’a indiqué la procureure générale Luisa Ortega Diaz, sur les 197 personnes arrêtées pour meurtres ou destructions, ne compte-t-on que 14 étudiants ? Tout simplement parce que l’ensemble de la jeunesse jouit pour la première fois de la démocratisation et de la gratuité de l’université. Tous les mois, de nouvelles facultés s’ouvrent, de nouvelles carrières, de nouveaux débouchés sur fond de baisse du chômage. A ces étudiants de peau brune ou noire, hier encore exclus, rien de plus étranger que la violence ou la mort comme pratique politique. Tôt ou tard la Colombie suivra la même voie : les exclusions et les inégalités seront surmontées grâce aux urnes. Le futur n’a pas envie de se suicider.
Où vivent en grande majorité les étudiants vénézuéliens ? Dans les zones populaires. Là où vivent les 85 % de la population. Ces citoyens hier invisibles participent à la politique, obtiennent des services publics gratuits. Les constantes augmentations protègent leurs salaires et leurs pensions de l’inflation. L’opposition n’a pu entraîner cette majorité dans ses rêves de coup d’État. Même les alliés supposés de la droite comme les habitants du quartier riche de Chacao désapprouvent à 73 % les destructions des "guarimberos", préfèrent à 68 % le dialogue entre gouvernement et opposition, estimant à 69 % que la droite devrait se démarquer de la violence de l’extrême-droite (2).
L’UNESCO a situé en 2013 le Venezuela comme le deuxième pays d’Amérique Latine et le cinquième au monde en nombre d’étudiants universitaires. En 2013 les inscriptions ont bondi de 289%, ce qui donne deux millions 620 mille étudiants inclus dans l’enseignement supérieur (3). Le Venezuela est devenu le troisième pays du continent pour le nombre de lecteurs (4). La révolution bolivarienne a également démocratisé l’octroi des bourses d’études à l’étranger, jusqu’ici confisquées par la bourgeoisie. Voir débarquer des jeunes de milieu populaire jouissant du même droit d’étudier enrage la colonie vénézuélienne installée en Europe, à Madrid ou à Paris, celle-là même qui inonde Twitter de photos de la-répression-au-Venezuela… prises dans d’autres pays.
Bref, c’est pour faire durer le plus longtemps possible le mensonge de la "rébellion étudiante contre la vie chère" que Paulo Paranagua (lui aussi fils de la bourgeoisie latino-américaine) du "Monde" et les autres adhérents du Parti de la Presse et de l’Argent sont obligés d’occulter les marches pacifiques de la majorité des étudiants pour défendre la voie électorale. (6)
Thierry Deronne,
Caracas le 8 mai 2014.