Netflix vient de diffuser, le 15 novembre dernier, la saison 4 de The Crown, sa série phare, qui porte sur la période Thatcher (en mai 1979, Margaret Thatcher devient la première femme à entrer au 10, Downing Street) et le mariage calamiteux de Charles avec Diana.
C’est une série somptueuse, à tous égards, et prenante aussi, même quand comme moi, on n’a jamais lu Gala. Les trois premières saisons ne m’avaient pas particulièrement posé de question. Je me suis laissé emporter par les images sans même chercher à savoir si ce qui était raconté était vrai ou faux.
La royauté anglaise
Les gouvernements se succédaient aux gouvernements, la reine Elisabeth tenait fermement le gouvernail et le reste de la famille se débrouillait avec les espaces de liberté dont elle disposait, tout en faisant ce qu’il fallait pour faire fructifier le petit commerce très lucratif de la royauté.
Pour avoir une idée de ce qu’il rapporte, prenons le Prince Philip. « Le duc d’Edimbourg, fils d’un prince de Grèce ruiné, n’a hérité de ses parents que quelques tableaux, bijoux et argenterie. Ses revenus sont néanmoins confortables. En vertu du Sovereign Grant Act de 2011, le prince Philip a reçu chaque année une rente parlementaire de 359 000 livres (409 000 euros), pour couvrir ses frais de représentations publiques. En août 2017, il a pris sa retraite avec « le plein soutien de la reine ». Le montant de sa retraite n’est pas connu tout comme celui de sa fortune qui est néanmoins estimée par des experts à plus de 25 millions d’euros. »
Pas mal pour quelqu’un qui s’est contenté de naître et de se marier !
Pas étonnant non plus que beaucoup d’Anglais aient hâte de se débarrasser de parasites aussi coûteux, quoique nos parasites républicains, à nous Français, ne soient peut-être pas moins coûteux au bout du compte, même si cela se voit moins parce qu’ils sont plus nombreux à se partager le gâteau et moins voyants...
Je suis prête à parier qu’à la mort de la reine Elisabeth, les choses vont changer. Je ne peux pas imaginer le Prince Charles intronisé roi d’Angleterre et je ne le vois pas non plus renoncer au trône après avoir attendu toute sa vie que sa mère lui laisse enfin la place, même si c’est apparemment le souhait de la grosse majorité des Anglais. Et je les comprends. Le prince Charles est vieux, laid, bête et d’un conformisme insupportable. Espérons qu’il y aura une crise de succession qui permettra au Parlement de choisir parmi les successeurs. Le vieux roi d’Espagne, lui aussi usé par les scandales, a bien été obligé de laisser la place à son fils.
Pour en revenir à la série de Peter Morgan, pendant les trois premiers épisodes, je n’ai pas décelé de parti pris particulier dans la présentation des évènements. Les gouvernements Tory et travaillistes de l’époque menaient une politique prudente qui était acceptée de tous.
Comme aime à la rappeler Emmanuel Todd, les Anglais acceptent les inégalités, en échange de quoi les élites héréditaires écoutent le peuple (comme on l’a vu avec le Brexit) et ne gouvernent pas contre lui. C’est le contrat sur lequel repose la démocratie anglaise qui est plus vivace que la nôtre, par exemple.
Margaret Thatcher et l’IRA
Mais Margaret Thatcher a brisé ce contrat, peut-être parce que n’étant pas une aristocrate, elle ne se sentait pas de devoirs envers la population. Elle était fille d’épicier, c’était une femme qui s’était élevée toute seule, à la force du poignet. Quand ce genre de parvenus se retourne contre sa propre classe, ils sont plus impitoyables que les pires aristocrates.
Pendant ses deux mandatures, elle a déclaré la guerre à la classe ouvrière, et notamment aux mineurs et à leur puissant syndicat, sous prétexte qu’ils coûtaient trop cher, ainsi qu’aux Irlandais qui vivaient sous la botte anglaise depuis le Moyen-Âge, suite à une série d’attentats revendiqués par l’IRA, le mouvement de libération de l’Irlande, qui tuèrent Lord Mountbatten, le cousin de la reine, et 18 soldats britanniques en une seule journée, le 27 août 1979.
Au début de la saison 4, on voit exploser le bateau de pêche qui emmenait Lord Mountbatten et son petit-fils relever des casiers à homards, la répression contre les Irlandais qui a suivie est brièvement évoquée, et puis c’est tout. Aucune mention des prisonniers catholiques qui ont fait la grève de la faim à plusieurs reprises pour faire respecter leurs droits entre 1978 et 1981, et avec qui Thatcher a refusé de négocier, ni de Bobby Sands, affilié à l’IRA et élu député aux Communes, qu’elle a laissé mourir de faim à la prison du Maze, parce qu’il exigeait un statut de prisonnier politique.
Pour être tout à fait juste, c’est elle aussi qui, parce qu’elle avait besoin de la coopération de la République d’Irlande dont le territoire servait de base arrière à l’IRA Provisoire, a mis fin à la suprématie unioniste en Irlande du Nord, en concluant, en 1985, un accord avec Dublin, l’Accord Anglo-Irlandais. Jusque-là, l’armée « échappait au contrôle du politique. Le gouvernement anglais laissait aux institutions judiciaires et policières locales (donc aux Unionistes) la liberté d’emprisonner ou de juger (les catholiques irlandais) de manière arbitraire, en dehors du cadre du droit commun.
Pour avoir une idée de la violence et de la brutalité de la colonisation anglaise de l’Irlande catholique, il faut regarder le film de Ken Loach, Le vent se lève, qui ne porte pas sur la même période, mais qui donne un bon aperçu de ce dont les Anglais étaient capables en matière de répression.
Margaret Thatcher écrase la classe ouvrière
On peut comprendre l’impasse sur cet aspect peu glorieux de l’Empire britannique, mais l’impasse sur l’interminable et meurtrière grève des mineurs de 1984- 1985 est vraiment révoltante, car cette grève, selon le Diplo, « constitue le conflit social le plus important de l’histoire du Royaume-Uni depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur le moment, elle fut perçue davantage comme une guerre civile que comme un affrontement entre employés et employeur (...)
« En réalité, si la Dame de fer a fini par l’emporter, c’est parce que certains protagonistes du camp adverse – une minorité de mineurs, d’autres syndicats et, surtout, la direction du Parti travailliste – ont abandonné le NUM (Le Syndicat national des mineurs) en rase campagne. Ils auraient pourtant eu tout intérêt à mesurer l’enjeu de la lutte et à comprendre que les règles du jeu économique étaient en train de changer. Les grévistes ont repris le travail sans avoir rien obtenu, mais c’est la privatisation du secteur énergétique qui a sonné le glas de leur mouvement. Le coût exorbitant du conflit – plus de 30 milliards de livres au cours actuel – restera sans commune mesure avec ce qu’aurait coûté une politique énergétique plus rationnelle, par exemple le développement de la technologie du charbon propre. L’issue de la grève n’a pas seulement dévasté la profession des mineurs et les conditions de vie de leurs familles, elle a aussi accéléré l’affaiblissement du monde syndical dans son ensemble, aggravant l’atomisation sociale et les inégalités – et précipitant la naissance d’un « New Labour » plus attentif que les « vieux » travaillistes aux intérêts des multinationales. »
Pour évoquer les ravages du thatcherisme, la série romance l’irruption, en 1982, de Michael Fagan, un chômeur désespéré, dans la chambre de la reine. Alors qu’en réalité la reine s’en enfuie à toutes jambes, ce qui est bien compréhensible, on la voit écouter le malheureux avec empathie, malgré son inquiétude.
Les dissensions entre la reine et Margaret Thatcher
D’ailleurs, lorsque la reine se fâche avec sa Première ministre, ce n’est pas parce que cette libre-échangiste intraitable est en train de réduire le filet de sécurité social de la Grande-Bretagne à la portion congrue, non, c’est parce qu’elle refuse de sanctionner l’Afrique du sud de l’apartheid. C’était la mode à l’époque, tous les pays le faisaient, sauf Thatcher.
Notez bien qu’Elisabeth II ne voit aucun inconvénient à l’Etat d’apartheid israélien qui se livre depuis 70 ans, en toute impunité, au nettoyage ethnique des Palestiniens.
L’autre fois, où elle se fâche, c’est parce que Thatcher refuse de signer un document qui engage le Commonwealth (l’organisation des anciens et actuels territoires et colonies britanniques, formée après la Seconde Guerre mondiale) qu’Elizabeth considère comme la réussite emblématique de sa monarchie.
En fait, lorsque Thatcher est enfin désavouée par son propre parti pour sa dureté, son inflexibilité et son entêtement, la reine la convoque et la nomme au prestigieux Ordre du mérite, en récompense de ses bons et loyaux services. Qui plus est, cinq ans plus tard, Thatcher est nommée Lady Companion de l’Ordre de la Jarretière, le plus haut ordre de chevalerie du pays. Il semble même que la reine mère avait d’abord désapprouvé « l’intention de sa fille d’accueillir la première femme non royale dans l’Ordre de la Jarretière, mais a changé d’avis lorsqu’elle a appris que ce serait Thatcher, l’un de ses « politiciens préférés ».
So much pour la fibre sociale de la royauté anglaise...
The crown, une opération de blanchiment ?
Mais la série ne s’arrête pas là dans la réhabilitation de Thatcher. Pour excuser ses décisions brutales pendant la guerre des Malouines, elle montre sa détresse face à la disparition de son fils Mark durant le Paris-Dakar de 1982. L’arrogant et stupide préféré de Thatcher s’était perdu après avoir surestimé ses capacités de navigation, ce qui a conduit à une chasse à l’homme à très grande échelle.
On n’est donc pas surpris que « certains internautes aient confié leurs inquiétudes quant au risque que The Crown "humanise" l’ex-Première ministre ». Un euphémisme bien britannique !
Plutôt qu’un risque, c’est, semble-t-il, un choix conscient de Peter Morgan. Et même « un choix audacieux », selon Télérama, un des phares de la bien-pensance, celui de regarder « plus que jamais vers les individus, alors même que son récit entre de plain-pied dans l’ère politique contemporaine. »
Et donc de passer sous silence les ravages du Thatchérisme, une doctrine comptable de destruction systématique et cruelle de tout ce qui protégeait les plus faibles de la société (et qui a ensuite été exportée dans la plupart des pays du monde par des gouvernements à la solde des puissances d’argent), pour se concentrer, comme Télérama le résume avec attendrissement, sur « la solitude, la tristesse, la frustration de personnages royaux broyés par la couronne. À commencer par Diana, victime d’un terrifiant anti-conte de fées. »
Il est vraiment dommage que cette quatrième saison d’une fresque qui couvre les 70 dernières années de notre histoire (Elisabeth II a été couronnée en 1953), et qui bénéficie d’un budget pharamineux, d’excellents acteurs et scénaristes, se consacre finalement à blanchir Margareth Thatcher et la royauté dans ce qu’elles ont de plus inhumain. D’ailleurs, d’une façon générale, les femmes s’en sortent beaucoup mieux que les hommes dans la série, comme si, avec l’avènement du féminisme, les femmes étaient devenues (presque) parfaites !
Plutôt que de décortiquer les émotions des trois reines comme dit Slate, de la saison 4 : « Elizabeth, celle qui trône pour de vrai ; la Première ministre Margaret Thatcher, reine des abeilles du parti conservateur, et Diana, la « reine de cœur » des médias », j’aurais préféré que les scénaristes de la série nous invitent à une réflexion sur la manière dont Thatcher, en détruisant le contre-pouvoir ouvrier, a préparé la trahison du parti travailliste, dont s’est même vanté son principal artisan, l’infâme Tony Blair : « My job was to build on some Thatcher policies » (J’ai poursuivi le travail de Thatcher).
C’est à nouveau Ken Loach qui décrit le mieux la violence sociale que Thatcher a déclenchée dans ses deux derniers films : Moi, Daniel Blake qui relate le parcours kafkaïen d’un chômeur confronté à l’indifférence et l’hostilité de l’administration et Sorry We Missed You qui dénonce l’enfer de l’ubérisation.
Cette quatrième saison révèle finalement ce que la série était sans doute depuis le début mais que sa beauté et sa qualité m’empêchaient de voir, un soap opera consensuel qui raconte la énième « histoire d’une famille maudite, écrasée par le poids de l’Histoire, broyée par ses responsabilités. Celle d’une princesse, belle et aimée de tous mais prisonnière de son palais. Celle enfin d’une dame de fer, qui sous la brutalité de sa politique souffre d’être incomprise », comme mélodramatise Télérama, décidément irrécupérable.