D’une certaine manière, c’est de bonne guerre : la Droite a toujours fait ce qu’elle pouvait pour accroître les inégalités en faveur des possédants. Pourtant, au-delà de la légalité d’une politique fiscale très orientée - paquet et bouclier fiscaux adoptés dès le début du quinquennat - les arcanes de l’affaire Woerth et la réforme des retraites tiennent littéralement du hold up sur le bien public. Cet « au-delà » de la démocratie ne semble plus avoir de limites. Et si le problème n’était pas tant la Droite - qui pour une bonne part est dans son rôle -que la Gauche « de gouvernement » si défaillante quant à ses idéaux naturels ?
Il est dit que nous devrons boire le calice jusqu’à la lie des Présidentielles 2012. En cinq années, M. Sarkozy aura commis des dégâts immenses. Des dégâts qui ne seront pas tous réparables, loin s’en faudra quand son successeur reprendra le lourd héritage. Nous n’avons, il faut l’admettre, aucune excuse à faire valoir en ce qui concerne d’imaginaires difficultés à cerner les périls réels du sarkozysme. La « clique » au pouvoir par « la volonté du peuple » a joué cartes sur table, ne s’est pas cachée derrière le petit doigt vengeur de Laurence Parisot. Denis Kessler nous a très tôt édifiés quant au dessein mortifère de la Droite extrême toute rassemblée derrière le chef suprême. Fort bien placé au sein du Medef dont il fut un temps le vice-président, cet ultralibéral invétéré annonçait la couleur et la presse s’en était fait l’écho : ce qui est en jeu n’est rien moins que l’héritage du Conseil National de la Résistance ; il faut en détricoter toutes les mailles afin que la France entre enfin dans la Modernité économique. S’il était besoin de traduire cet avertissement sans frais, il conviendrait de préciser que selon les revanchards bravaches, notre pays est depuis trop longtemps handicapé par les désuets principes de l’État-providence. Disons au passage que ce dernier vocable nous sert bien mal aujourd’hui : ce que la Providence nous a donné un jour, elle peut le reprendre un autre jour sans que nous n’en puissions mais ! A cette vision biblique de ce qui survient aux hommes à leur corps défendant, il faut préférer celle du welfare state anglo-saxon fait de la volonté des hommes. Car, évidemment, ce qui nous arrive est le fruit de stratégies ne laissant rien au hasard, patiemment mûries en attendant le moment propice de leur réalisation. La protection sociale comme système républicain de solidarité doit progressivement s’effacer devant la nécessaire efficacité marchande de l’assurance individuelle.
Il s’agit en effet de stratégies peaufinées de longue date dont les idéologues sont promus par leurs pairs, et supportées sans vergogne par les plus beaux fleurons des médias dominants. Le 24 février 2007, l’économiste David Thesmar répondait aux questions d’une journaliste du quotidien Le Monde. A la question « Quelle serait donc la solution pour réconcilier les Français avec les profits ? » il asséna : « Infléchir le système de retraite. Raboter le système par répartition pour les Français ayant un certain niveau de revenu. Cotisant moins, récupérant moins, ils seraient incités à acheter des actions, ce qui permettrait de développer des fonds de pensions français. »
Nous n’avons pas affaire ici à n’importe quel économiste jugeant les difficultés de son époque en toute indépendance d’idées. David Thesmar est connu dans le « milieu » comme chantre des marchés financiers spéculatifs. « Meilleur jeune économiste de France » en 2007, Prix HEC du chercheur de l’année 2007, Prix 2008 de l’Institut Manpower pour l’Emploi, il est membre du CAE (Conseil d’analyse économique, aréopage d’économistes auprès du premier ministre) et directeur scientifique du BNP Paribas Hedge Fund Center. Ce gourou de la libération totale des marchés, outrancièrement chaperonné, n’a jamais caché son aversion pour les conquêtes sociales issues de la Résistance qui ont marqué les Trente Glorieuses.
Du reste l’entretien qu’il donna au Monde fut publié sous le titre sans la moindre ambiguïté « L’hostilité des Français aux profits est récente » et fut paré du surtitre : « Capitalisme - L’instauration d’une « économie centralisée et planifiée » après 1945 a créé cette aversion ». Février 2007, c’était avant la débâcle financière et quelques semaines avant l’entrée de Nicolas Sarkozy à l’Elysée.
La préparation du braquage perpétré contre le bien commun a donc fourbi ses armes idéologiques bien avant que les principaux individus concernés, à savoir les ayant droits de la protection sociale, ne commencent à prendre conscience de la réalité du péril qui les menace. Mais les armes idéologiques ne sauraient suffire. Elles doivent être accompagnées des armes juridiques nécessaires à la transformation des structures économiques permettant notamment un meilleur transfert de la richesse née du travail vers la propriété du capital. Sans modifications décisives de la loi rien n’est vraiment possible.
La réforme 2010 du système des retraites s’inscrit dans cette stratégie en organisant - sans le dire - la baisse future des pensions issues de la répartition solidaire. Au-delà du vaste champ des retraites, c’est la non moins vaste question de la santé qui est en jeu. Un trio familial de choc va courageusement s’emparer de ces fardeaux « devenus trop lourds pour la Nation ». Une fois Nicolas Sarkozy à l’Elysée, il n’aura pas fallu attendre longtemps pour voir entrer en scène le frère aîné de l’heureux élu. Guillaume Sarkozy sera bientôt - nul besoin d’être grand clerc pour le comprendre dès à présent - l’un des grands manitous des bénéfices de la destruction du régime de retraites par répartition grâce à la société Malakoff-Médéric qu’il dirige désormais.
Faisons un petit détour vers une opération en apparence sans rapport avec le braquage à mains puissamment armées qui nous occupe ici. Le Pôle Emploi, né de la fusion - idée de Nicolas Sarkozy - de l’ANPE et de l’ASSEDIC (50 000 salariés) et la « Sécu », comprenant l’Assurance Maladie, l’Assurance Vieillesse et les URSSAF (120 000 salariés au total) sont directement touchés par une disposition de la réforme des retraites 2003 (dite réforme Fillon) relative aux « Complémentaires Santé ». Ainsi, depuis le 1er janvier 2009, 170 000 salariés ont été contraints de résilier le contrat qui les liait à leur mutuelle pour adhérer à une « mutuelle employeur obligatoire ».
C’est le groupe Malakoff-Médéric qui a remporté les deux marchés. Ses 170 000 nouveaux adhérents forcés seront bientôt rejoints par les 800 000 salariés des cafés-hôtels-restaurants qui entreront dans le bain en janvier 2011. La fusion de Malakoff et de Médéric est intervenue le 30 juin 2008, soit 6 mois avant la mise en place du dispositif « mutuelle employeur obligatoire » pour la Sécurité Sociale et le Pôle Emploi. Dès le 1er Juillet 2008, Guillaume Sarkozy prend la direction du nouveau groupe. On parle moins du troisième larron. Et pourtant… François Sarkozy. Autre frère du Premier, Pédiatre de formation, a abandonné la pratique médicale pour se consacrer à l’industrie pharmaceutique, principalement orientée vers la gériatrie, depuis 2001. Il siège au conseil de surveillance de Bio Alliance Pharma et est devenu le président d’AEC Partners dont une des missions est le conseil aux fonds d’investissement. Par ailleurs, il a lancé une chaîne de télévision sur Internet spécialisée sur la santé financée par le laboratoire Sanofi. On le voit : l’homme a tissé sa toile ; il appartient désormais au rang des puissants lobbyistes de l’industrie pharmaceutique. A ce titre, le « grand » plan Alzheimer voulu par Nicolas Sarkozy n’est-il pas un opportun pactole pour la gériatrie « moderne » ?
Ces grandes manoeuvres tramées dans les coulisses que la plupart des médias se gardent bien d’aller visiter nous éloignent singulièrement des raisons affichées pour justifier les réformes de la santé et des retraites, à commencer par l’épouvantail démographique. Et la Gauche dans tout cela ? N’a-t-elle rien à dire ? Non ! L’article 32 du titre V de la réforme des retraites ne l’a guère mobilisée. Cet article de cinq pages va pourtant permettre le dynamitage du système par répartition et ouvrir un boulevard aux assureurs privés. Si les députés et sénateurs du PS ne s’agitèrent pas sur cette question, c’est qu’elle ne les choque pas le moins du monde. La preuve ? Le 5 octobre 2010, plus de deux semaines avant l’adoption par le Sénat français de la loi « portant réforme des retraites », l’élue « socialiste » française Pervenche Berès déposait au Parlement Européen un rapport soutenant un projet de résolution intitulée « Crise financière, économique et sociale : recommandations concernant les mesures et initiatives à prendre », adoptée le 20 octobre (soit, deux jours avant l’adoption par le Sénat français de « la loi Woerth ») avec le soutien d’une large majorité des parlementaires français de « gauche ».
On peut y lire, par exemple au point 77 que le Parlement Européen « prend acte de ce que le grand krach éclaire d’un jour nouveau le défi démographique et celui du financement des retraites ; considère que le financement des pensions ne peut être entièrement laissé au secteur public, mais doit reposer sur des systèmes à trois piliers, comprenant des régimes de retraite publics, professionnels et privés, dûment garantis par une réglementation et une surveillance spécifiques destinées à protéger les investisseurs. » Tout est dit !
Au moment où le présent article est rédigé l’ouvrage publié en 2008 par Emmanuel Todd , « Après la démocratie » , sort en livre de poche. L’accélération dramatique de la casse sociale - le casse du siècle nouveau ! - ne fait que conforter son analyse : nous sommes bel et bien au-delà de la démocratie et la plupart des hommes politiques qui comptent ( !) font désormais semblant de jouer à la démocratie. Les peuples européens tolèreront-ils longtemps ce simulacre ? A suivre…
Yann Fiévet, auteur du livre « Le monde en pente douce », Editions Golias, 2009.
Le Sarkophage - Numéro 21 - novembre 2010