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Le mensonge et l’oubli

La « crise des retraites » est ô combien emblématique des errements politiques de notre époque et de la désastreuse incapacité – ou de l’absence de volonté - du pouvoir en place à apporter des solutions crédibles et durables aux problèmes les plus aigus du temps présent. Cette incapacité et ce manque de volonté caractérisés dépassent bien sûr de très loin le seul cadre de la réforme du système des retraites. Les observateurs patentés, ceux qui sont invités partout alors même qu’ils ont fort peu de choses pertinentes à nous dire ou à nous apprendre, sont frappés eux aussi par les défaillances susnommées quand il s’agirait de saisir pleinement les enjeux véritables des stratégies gouvernementales à l’œuvre aujourd’hui. Alors que la classe politique qui est censée gouverner notre société n’a de cesse de proclamer la « transparence », c’est l’opacité qui saute aux yeux des citoyens prenant vraiment le temps d’analyser en profondeur les ingrédients des stratégies développées par les « gouvernants » au services bien compris de leurs mandants empressés. Encore convient-il de savoir regarder les choses attentivement au-delà des apparences volontairement trompeuses, par-dessus le brouillard aveuglant du marketing politique.

La pièce théâtrale évolutive que donne depuis plus de trente mois la troupe macronienne s’intitule « La Grande Transformation », un pastiche audacieux et inversé de l’un des meilleurs ouvrages d’économie du milieu du siècle dernier. Le metteur en scène en est « en même temps » le comédien numéro un. Il se murmure qu’il est également responsables des décors et des costumes. La troupe est nombreuse. Elle compte quelques autres comédiens de premier plan, d’assez nombreux comédiens de second ordre, beaucoup de figurants se félicitant chaque jour d’avoir été remarqués et tirés de l’ombre par le génial dramaturge. Tous, quel que soit leur rang, possèdent leur texte à merveille, « éléments de langage » écrits pour eux au gré de l’évolution tumultueuse des évènements, texte qu’ils sont capables de réciter en toutes circonstances tels des lapins mécaniques. Les talents sont cependant inégaux. Le bon Jean-Michel est particulièrement habile pour se faire passer, grâce à son ton doucereux duquel aucun excès ne semble devoir déborder, pour l’exécutant parfait des desseins du grand ordonnateur. Il est à « bonne école ». La petite Muriel pour sa part, nonobstant son indéniable ambition, a souvent du mal avec son texte, elle en connaît sûrement la trame mais bute régulièrement sur les mots dans ce qu’il faut bien se résoudre à nommer un bizarre charabia. C’est dommageable vu le rôle non négligeable qu’elle incarne dans la pièce où le travail, surtout celui des autres, ne lui fait pas peur. Malgré le brio apparent d’ensemble de la troupe le public s’ennuie ferme. La pièce s’éternisant il montre désormais de sérieux signes d’énervement .

Le public s’esten effet aperçu assez vite que sous le texte qui lui est servi jour après jour se trouve un autre sens que la troupe tente plus ou moins adroitement de lui cacher. En fait, la mauvaise pièce devrait plutôt s’intituler « La Grande Duperie » et avoir pour sous-titre « Le règne splendide du mensonge et de l’oubli ». Le texte initial bien huilé, devenu au fil des représentations un indigeste salmigondis, dissimule en fait la volonté tenace de réaliser ce que Pierre Bourdieu nomma « la révolution conservatrice » », c’est-à-dire la transformations profonde des structures socio-économiques et juridiques pour le maintien – ou l’accentuation - des privilèges de l’oligarchie. Il n’existe donc pas, au-delà du discours affiché, de sérieuse volonté de réduire l’ampleur des inégalités au sein de la société. Le décryptage de l’acte de la pièce consacré au projet de « réforme des retraites » le prouve à l’envi. Ce ne sera pas un « régime universel », mais, comme le régime actuel, un régime truffé d’exceptions. Avec une différence majeure que ce ne seront plus les luttes sociales ou les rapports de force internes aux entreprises qui décideront des exceptions mais les priorités gouvernementales. Or, chacun sait ce que sont les priorités de l’État désormais : elles découlent de la « politique de l’offre ». Les exceptions concédées reflèteront cette politique. L’État n’est donc plus le garant de l’intérêt général ou d’un équilibre entre capital et travail, mais au contraire le reflet d’une politique favorable au capital.

Derrière l’universalisme et l’égalité de façade, on aboutit par conséquent à un désarmement par l’État du monde du travail et de sa capacité de forger des conditions de travail acceptables. La justice d’un régime de retraite ne peut être réalisée sous la toise d’une règle unique parce qu’il n’existe pas d’égalité de conditions de travail, ni d’égalité d’espérance de vie, ni d’égalité de départ dans les carrières, ni enfin d’égalités de conditions au sein des entreprises. Placer le fils d’ouvrier sur la même ligne qu’un fils de notaire revient à faire partir le premier avec de lourdes chaînes aux pieds et à le condamner à une retraite difficile et courte. Ainsi, lorsque le rideau tombera la grande duperie éclatera au grand jour.

Au moment où la troupe commençait à s’essouffler, elle a été contrainte de se débarrasser de l’un de ses comédiens de premier plan. Le grand Jean-Paul avait manqué de sincérité et, surtout, cela était devenu trop voyant. Il était par trop dispersé dans ses nombreuses activités tout en ayant oublié de les mentionner à qui de droit. La troupe tenta bien, unanimement, de le sauver avec de maladroits éléments de langage mais quand le public menaça de l’attendre à la sortie du théâtre il fallut bien se résoudre à le débarquer. Le metteur en scène lui trouva vite une doublure. Et quelle doublure ! Le terne Laurent fera l’affaire faute de mieux. Marcheur de la première heure », c’est-à-dire depuis … trois ans, strictement inconnu en politique auparavant, ancien DRH de chez Auchan où il se fit particulièrement remarqué en 2005. Alors qu’il s’occupait des « ressources humaines » de l’hypermarché de Béthune il fit interpeller une salariée déléguée syndicale qui avait osé donner à une cliente un pain au chocolat brûlé. La dame fut mise en garde à vue – pour un « vol » de 80 centimes – et Laurent le justicier tenta même de la faire licencier . C’est pourtant cet olibrius qui devient le nouveau « Monsieur Retraites » de la troupe. C’est donc lui qui va désormais jouer le rôle du négociateur de l’Etat dans le « dialogue social » avec les syndicats . Il faudrait glisser subrepticement dans le texte de la pièce une ultime réplique : le ridicule n’a jamais tué personne !

Yann Fiévet

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