La tyrannie du Bien Vieillir, voilà bien un paradoxe ! Il faut être un peu iconoclaste pour aller s’en prendre à une si belle idée, qui fait si largement consensus : « bien vieillir ». Bien vieillir, qui pourrait être contre ? Qui ne le souhaiterait pas pour soi-même et pour autrui ? Qui oserait affirmer préférer vieillir mal ?
C’est que le désir de bien vieillir de chacun sans trop d’inconvénients est devenu un slogan qui anime les cercles politiques, court dans les maisons de retraite, envahit les services de gériatrie, nourrit les salles de rédaction et enrichit des entreprises. A un point tel qu’on parle maintenant du « Bien Vieillir ». Avec des majuscules et un article défini. Le « Bien vieillir » fait maintenant l’objet de plan, de conférences, d’écrits, de publicité pour des établissements spécialisés ou des produits d’entretien de soi et de recommandations pour la conduite de la vie de chacun.
Marie de Hennezel parle même de « vieillir sans être vieux ». De la crème pour la peau on est passé à la crème anti-rides puis maintenant à la crème anti-âge, gageons que prochainement les laboratoires sortirons la crème anti-vieux. « Vieillissez donc mais vieillissez bien » des fois qu’il vous viendrez à l’idée de mal vieillir ! L’injonction est discrète voire sympathique. Elle se niche désormais dans nos moindres mouvements : chez le médecin et dans notre assiette, dans nos vêtements et dans le rapport que nous avons avec un corps qu’il nous faut gérer comme un capital. Si « Bien Vieillir » devient le projet personnel et politique auquel nul ne saurait déroger, vieillir mal devient une erreur, une faute, presque un délit vis-à -vis de soi-même et vis-à -vis de ceux qui auront à en assumer les conséquences.
Il faut impérativement réaliser au moment de la vieillesse ce qu’on ne peut accomplir qu’en partie dans sa vie, comme si il fallait rattraper un temps jugé perdu : il faut se souvenir, participer à des ateliers-mémoire, se remémorer son passé dans des histoires de vie ; il faut communiquer, donner les signes d’une expression même infime ; il faut avoir un projet, un projet de vie ; Il faut aussi être auto-nome qu’on considère comme le contraire d’être dépendant et qu’on confond allègrement avec être « auto-mobile ». Rendre auto-nome c’est permettre à une personne de, sinon définir ses propres règles au moins de participer à leur élaboration, de pouvoir manifester sa volonté et pas simplement de pouvoir se déplacer. C’est que bouger permet de ne pas faire son âge. Comme dit Isabelle Queval « Bouger semble le gage d’une existence maîtrisée. La sédentarité est stigmatisée ; symbole de laisser-aller, de passivité, de mollesse. Faire du sport est la signature de la volonté ».
Mais il y a plus. Les « vieux », neutralisés sous l’appellation, sont devenus un enjeu de pouvoir, l’enjeu d’un bio pouvoir par la production exponentielle d’un savoir médicalisé accompagné des pratiques institutionnelles mais aussi par la mise en oeuvre de ce que Foucault a appelé pour les « fous » le grand renfermement. Renfermement dans les maisons de retraite rebaptisées pour la circonstance « résidence », dans différentes officines privées, dans sdes institutions spécialisées. La concentration, modèle formulé par Agamben, s’opère maintenant par le regroupement des vieux dans des maisons qui couvrent maintenant le territoire. La concentration n’étant sans doute qu’une des modalités du développement de ce que Hannah Arendt appelle la « désolation ». « Ce qui, dit-elle, dans le monde non totalitaire prépare les hommes à la domination totalitaire c’est le fait que la désolation, qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions marginales, telles que la vieillesse, est devenue l’expression de masses toujours croissantes... ». La désolation aujourd’hui gagne du terrain : les vieux, les handicapés, les SDF, les pauvres et autres éclopé »s de la vie.
Il nous a donc semblé, à Michel Billé et à moi-même, urgent de mettre en question dans cet essai ce que recouvre cette construction idéologique porteuse d’un sens presque invisible tant elle est liée au désir humain de bien vivre. Tyrannie douce, elle exerce une contrainte sur les années de vie que les hommes ont à vivre en vieillissant… Vieillir n’est pas réductible à une question cosmétique, à une question de forme. Il y va de notre rapport à la mort mais aussi et surtout de notre rapport à la vie dans des rapports de pouvoir.
Dans ce refus généralisé de vieillir, quant à être un faux vieux et avoir une mal-vieillesse, il faut se frayer la voie d’une véritable réflexion sur la vieillesse. Pour apprendre à être véritablement vieux. La vieillesse n’est pas un simple état de fait, c’est une manière d’être qui a ses exigences. Tel est l’enjeu : « vivre vieux ».
La tyrannie du Bien Vieillir de Michel Billé, sociologue et Didier Martz, philosophe
aux Editions Le bord de l’eau dans la collection Clair et Net dirigée par Antoine Spire
Préface de François Dagognet, médecin et philosophe