Comment faire cohabiter théoriquement ces deux rapports d’oppression : maître-serviteur et bourgeois-prolétaire ? Les serviteurs sont-ils les vraies figures de l’émancipation du moment ? Cette époque ne laisse-t-elle pas derrière elle le rapport maître-esclave ? Comment penser philosophiquement l’émancipation du monde contemporain ?
Hegel a consacré toute une partie de sa Phénoménologie de l’esprit au traitement de la relation entre maître et esclave. En faisant apparaitre la dialectique qui existe entre l’¨en soi¨ et le ¨pour soi¨ de la conscience de soi comme sujet humain, il évoque la présence de ¨l’autre¨ dans la constitution de soi (¨Figures de conscience¨). Rapport double avec ¨l’autre¨ comme élément stratégique de son essence et aussi comme élément qu’il faut abolir car il n’est pas son essence. Ces deux moments contradictoires et essentiels font appel chez Hegel à ¨la relation du maître au valet qui s’opère médiatement par l’intermédiaire de l’être autonome¨ . Par là, Hegel pointe le rapport de dépendance qui existe entre le maître qui est aussi un esclave de même que ce dernier qui peut aussi devenir maître. Ce va-et-vient entre le maître et l’esclave exprime la méthode dialectique d’Hegel, réputé comme étant un grand observateur de la révolution haïtienne . C’est cette relation dialectique que Brossat cherche à exploiter dans son ouvrage.
Brossat débute par une conception de l’histoire qui fait de la lutte son principe dynamique. Elle se retrouve chez Machiavel avec son concept de ¨tumultes¨ et surtout chez Karl Marx qui déclare dans le Manifeste du Parti communiste que ¨l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classe¨. Brossat va longuement appuyer sur cette division pour montrer qu’il y a toujours dans l’histoire deux grandes catégories sociales en conflit. Ce qui change, ajoute-t-il, c’est la configuration de cette lutte d’un mode de production à un autre. Cependant, le nœud reste l’oppression. D’où son accord avec cette citation de Karl Marx : ¨Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maitre de jurande et compagnon- en un mot, oppresseurs et opprimés en perpétuelle opposition, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de toute société, soit par la ruine commune des classes en lutte¨ .
Brossat se livre fondamentalement à une remise en question d’un des piliers de la pensée marxienne, à savoir le prolétariat comme principal sujet de l’émancipation totale. Il reproche à Marx d’avoir renvoyé la relation traditionnelle maître-serviteur au passé pré-moderne. Il va plutôt affirmer que cette relation subsiste toujours dans les sociétés modernes et contemporaines. En faisant de la relation maitre-serviteur son filet d’analyse, il fait du serviteur le potentiel sujet capable de porter le flambeau de l’émancipation contemporaine. A comprendre le concept de serviteur chez Brossat, il inclut aussi le prolétaire même si celui-ci est historiquement lié à un autre système dénommé le capitalisme. Comment arrive-t-on à penser le monde contemporain en prenant en compte ces deux relations, maître-serviteur et bourgeois/prolétaire ? En d’autres termes, comment penser la relation entre ces deux relations ?
Selon Brossat, la relation entre ces deux relations est très compliquée. Néanmoins, il reconnait qu’il y a eu une tentative chez Bertolt Brecht de prendre en compte en même temps les relations entre maîtres et serviteurs et entre bourgeois et prolétaires. Mais, Brossat signale que la relation entre maître et serviteur retourne à une force telle que la démarche du serviteur est beaucoup plus pertinente que celle du prolétaire. C’est pourquoi il parle d’¨éternel retour de la lutte du maître et du serviteur¨, tout en reconnaissant l’existence de la lutte des classes.
Pour appuyer sa démonstration, Alain Brossat fait appel au phénomène des ouvriers méprisés et asservis. Sur ce point, il se rapproche de la thèse de racialisation de la lutte des classes d’Etienne Balibar. Ce qui montre à quel niveau la figure de l’ouvrier est en déclin comme véritable sujet d’émancipation. De là vient tout le bienfait du texte de Brossat qui, en voulant dépasser les thèses de Marx, mais aussi de Foucault à ce propos, cherche à découvrir d’autres figures de l’opprimé pour penser l’émancipation.
Les maitres qui sont de fait des dominants dans cette relation sont aussi des dominés dans cette même relation. D’où la dimension dialectique. ¨Le pouvoir circule sans fin dans les échanges entre maîtres et esclaves¨, déclare Brossat. Par là, il veut insinuer que les maîtres sont dépendants des serviteurs. Ces derniers qui sont en perte constant d’humanité s’imposent aux maîtres par rapport aux services rendus. Selon l’auteur, les serviteurs sont ¨fatigués¨ au même niveau que les maîtres. Les maîtres étant aussi fatigués, il leur est assigné la tache de briser cette relation de servitude. Tout cela doit commencer par une prise de conscience de la part de cette classe dominante : ¨Les maîtres, conscients de leur dépendance dangereuse et intelligents soient-ils, doivent travailler à réduire les formes dépendance indirecte et de proximité avec les serviteurs¨.
¨En quoi la relation contemporaine entre les maîtres et les serviteurs porte-t-elle la marque de l’époque ?¨ A cette question, l’auteur répond par un relevé des situations actuelles compatibles à cette relation : plus de chauffeurs, plus de cuisinières, plus de femmes de chambre, plus de portiers, etc. .Se faire apporter une boisson, se faire masser sont des gestes, selon Brossat, qui demandent un subalterne. Le phénomène des ¨Bonnes¨ est cet égard un élément structurant des sociétés actuelles. La société haïtienne, dont la domesticité est une espèce, attire notre attention. Qu’en est-t-il exactement ?
Le comédien haïtien, Maurice Sixto, a dénoncé dans ¨Ti Sentaniz¨ cette forme d’esclavage moderne en Haïti. Paru à la fin des années 70, ce fameux conte analyse les tribulations des enfants haïtiens en domesticité. Il faut dire que ce phénomène est en pleine progression dans la société haïtienne.
Une attention particulière est accordée par le régime Martelly-Lamothe à la construction de parcs industriels pour améliorer les conditions de vie de la population haïtienne (voir le projet de loi de finances déposé au parlement). On dirait qu’on va enfin entamer le processus d’industrialisation raté depuis l’occupation américaine. On assiste plutôt à l’augmentation des ouvriers industriels au détriment des paysans. Des ouvriers qui ne peuvent même pas recevoir le salaire minimum (200 gourdes), fruit d’un long combat en 2008. Il faut souligner que ces ouvriers vivent dans des conditions tellement inhumaines qu’on les assimile à des esclaves, en référence au mode de vie de la colonie la ¨plus prospère¨ et la plus cruelle à l’époque, la colonie de Saint-Domingue. Cette assimilation de l’ouvrier haïtien à l’esclave et le phénomène des ¨Bonnes¨ (les servantes et les restavèk) sont deux pistes vierges dans le cadre d’une réactualisation de la dialectique entre maître et serviteur en Haïti.
Des analyses philosophiques autour de la Phénoménologie de l’esprit prouvent que la situation haïtienne (St-Domingue) était pour beaucoup dans l’élaboration de la théorie maître-esclave d’Hegel. Il y en a même qui stipulent que c’était la principale source historique de l’entreprise dialectique hégélienne. Ainsi tout combat vers un certain retour de ce couple maître/esclave évoque l’image de la révolution haïtienne de 1804, la première révolution d’esclave dans le monde. Même si Haïti, pays de la vieille servitude, n’a jamais été cité chez ces auteurs.
Jean-Jacques Cadet