Distillation du marxisme avec Jacques Roumain, un modèle de décentrement des pensées européennes [1].
Suite à la révolution de 1804, la méfiance envers l’Europe était à son paroxysme en Haïti. Pour éviter d’éventuels retours sur le territoire, des mesures drastiques ont été prises par Jean-Jacques Dessalines, le père de la nation. On était aussi aux aguets sur le plan épistémologique où règne l’ordre colonialiste des savoirs. Joseph Anténor Firmin (1850-1911) décortiquait l’anthropologie française en contestant, avec de solides arguments, ses fondements racistes. Louis-Joseph Janvier (1855-1911), le premier lecteur haïtien de Karl Marx, critiquait les penchants historicistes dans Le Capital (Livre1), au même moment de sa publication en 1867 et sa traduction en français en 1872. Dans La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882), qui est un ensemble d’articles publié en 1883 à Paris, il justifie, en partant de la singularité du cas haïtien, pourquoi la société haïtienne n’a pas suivi la forme marxienne de l’ « accumulation primitive du capital ». Du vivant de Karl Marx, il propose une discussion importante avec ce penseur allemand dont les idées étaient en vogue en Europe. Discussion ratée pour des raisons, à mon avis, linguistiques.
Le fameux débat Louis-Joseph Janvier/Karl Marx n’a pas eu lieu mais la démarche haïtienne de décentrement du marxisme fait son chemin au point de se constituer en paradigme chez Jacques Roumain. Ce dernier qui a lutté contre l’occupation américaine 1915-1934 nous invite à distiller le marxisme afin qu’il prenne en compte la réalité haïtienne. Ce modèle de traduction trouve sa source dans une critique de l’orthodoxie et de l’eurocentrisme annoncée avant son devenir marxiste dans les années 1930. Pendant cette période pré-marxiste, il inscrivait les auteurs étrangers dans une dynamique d’exportation intellectuelle. Il estimera, jusqu’en 1930, que le surréalisme et le marxisme sont des virus empêchant la jeunesse haïtienne de réfléchir sur sa propre réalité. Il pensait que ces deux courants de production européenne étaient pour ainsi dire incapables de lire les réalités du Sud. Il remettait par là en question la thèse de l’universalité des pensées européennes montrant ainsi leurs limites, et cela au profit des nouvelles théories nationales.
C’est ainsi qu’il esquissera depuis 1928 (Défense de Paul Morand) une critique de l’eurocentrisme. Il invite à rester en alerte contre toute importation intellectuelle du fait de nos rapports aux auteurs étrangers. Il ne reproche pas au surréalisme et au marxisme d’avoir été produits à l’étranger, mais de nier des réalités des pays du Sud. C’est pourquoi il importe d’inventer des outils théoriques haïtiens. Il y a une tension chez Jacques Roumain : d’une part, il préfère les outils haïtiens et d’autre part, il initie une campagne de traduction des théories européennes. Ce qui s’explique ainsi : à défaut de théorie nationale, il est possible d’adapter les théories étrangères à la réalité haïtienne. D’où la nécessité de traduire le marxisme après l’avoir rabaissé au rang des « idées d’exportation ».
La nécessité de la traduction chez Jacques Roumain se perçoit quand il affirme que « Haïti est un cas spécifique [2]. » Il affirme cette particularité en référence à son histoire combien mouvementée par l’impérialisme. Depuis la mort de Jean-Jacques Dessalines, elle est pour ainsi dire en permanence sous la tutelle de la communauté internationale refusant d’admettre son indépendance. Jacques Roumain estime sa population est constamment sur la défensive nationale afin d’éviter d’éventuelles colonisations. L’adoption du communisme doit considérer cet instinct national : « Les possibilités du fascisme ou du communisme placés sur le terrain haïtien, il fallait s’attendre à la riposte : Haïti est un cadre spécifique, hermétiquement limité à son cadre national. [3] » En soulignant ce sens de la riposte, Jacques Roumain signale les limites du communisme tel que forgé à la naissance par rapport à la réalité haïtienne. Il faut, pour qu’il ne soit pas repoussé, l’adapter au pays. Cela doit s’accompagner d’une traduction à la réalité du pays pour qu’il puisse être le bienvenu.
Que (et comment) faire avec le marxisme en Haïti ? Jacques Roumain s’inscrit dans un double mouvement pour répondre : le marxisme est indispensable et mérite une méthode d’utilisation. Vu les limites idéologiques des théories nationales, il se tourne vers le marxisme en fonction de sa pertinence théorique et politique. Les catégories de classes sociales, d’exploitation, d’internationalisme et d’impérialisme s’imposent dans le contexte d’occupation américaine d’Haïti. Néanmoins, il déplore la manière dont le marxisme est vulgarisé dans les pays anciennement colonisés. Dans Grief de l’homme noir (1939), il remet en cause Paul Lafargue [4], l’accusant de transformer en poison cette théorie. En « distillant » le marxisme de la sorte, il se rabaisse à être un « sous-homme », ne respectant pas les particularités culturelles, assène Jacques Roumain.
Lui, tout au contraire, propose une autre forme de distillation du marxisme. Distiller dans ce cas veut dire extraire quelque chose de particulier et le répandre sur des territoires hétérogènes. C’est le nettoyer de ses éléments inadaptés au contexte visé. Ainsi, Distiller le marxisme, c’est l’extraire de ses référents eurocentristes et racistes pour le tourner vers des réalités postcoloniales. La distillation roumanienne se propose de l’exprimer avec raffinement, c’est-à-dire, en situant son point d’élaboration et en signalant les éventuels obstacles à son déplacement. Tout en gardant ses éléments classiques, la démarche de distillation décentre le marxisme en l’étendant sur d’autres terres.
Le premier mouvement dans la distillation roumanienne est le refus du dogmatisme. Il faut éviter de considérer la pensée de Karl Marx comme arrêtée, ne supportant pas d’évolution. Ne pas lire ses œuvres littéralement. Le deuxième est d’identifier son origine étrangère. Il s’agit d’analyser ses références européennes, les confronter au lieu d’expérimentation. Enfin, liant le précédent, est de les lire sous l’angle d’une critique eurocentriste. Toutes ces conditions sont indispensables au bon processus de distillation.
L’idée de « distiller le marxisme » est une contre-méthode à Paul Lafargue qui, sans aucune considération culturelle, vulgarise aveuglement les idées de Karl Marx. Jacques Roumain le conteste en invitant à dé-dogmatiser le marxisme pour l’étendre à Haïti. Cela afin de le mettre au service d’autres sociétés et le rendre moins dangereux, en extrayant de lui les poisons eurocentristes et racistes.
Cette tentative roumanienne de traduction du marxisme s’inscrit dans une dynamique internationale d’élargissement de la « géographie du marxisme » durant le XXème siècle. Il s’est répandu en Europe, son point d’encrage, pour s’en aller vers l’Asie, l’Amérique et l’Afrique. Il est toujours question à chaque fois de sa traduction. La première tentative a été lancée en URSS par Lénine qui l’a bolchévisé en l’adaptant à la réalité russe. Avec lui, le marxisme subit l’un de ces plus grands déplacements théoriques accompagnés en cela de plusieurs thèses originales. Plus tard, d’autres projets ont vu le jour : La « sinisation » avec Mao, la « distension » avec Frantz fanon et la « provincialisation » avec Dipesh Chakrabarty. Ils visent tous le renouvellement du marxisme. La majorité de ces catégories vise des contextes coloniaux et postcoloniaux faiblement pris en compte par le marxisme classique. Ce dernier sera relu en fonction de ces sociétés où le mode production capitaliste est balbutiant. Ils partagent tous l’idée selon laquelle le marxisme est indispensable mais mérite d’être déplacé de son lieux d’élaboration.
Le modèle de traduction de Jacques Roumain doit être vulgarisé et approfondi. Il a été élaboré dans un contexte de relecture du marxisme. La publication en France en 1932 des Manuscrits de 1844 [5] remet sur le tapis la problématique de l’aliénation. Pendant cette même période, des penseurs des Caraïbes et de l’Amérique latine (José Carlos Mariategui et CLR James) essayent de nationaliser le marxisme. Jacques Roumain en était quasiment éclipsé. Il faut néanmoins replacer ses écrits dans ce contexte international de traduction du marxisme afin de souligner son apport combien essentiel dans ce chantier encore à défricher.
Jean-Jacques Cadet