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Marxisme en Haiti : Louis-Joseph Janvier face au livre 1 du Capital de Karl Marx

La pensée classique haïtienne du XIXème siècle a été élaborée au regard de l’Occident, plus précisément en critique aux théoriciens européens les plus connus. Anténor Firmin a écrit De l’égalité des races humaines (1885) contre les thèses racistes de Arthur Gobineau[1]. Dans Les théoriciens au pouvoir (1870), Jean Démesvar Delorme passe au crible de ses arguments les théoriciens fondateurs de la démocratie, de Solon jusqu’à Périclès. Edmond Paul fait de même dans Les causes de nos malheurs (1882) avec un peu de moins de virulence. Louis-Joseph Janvier était plus impliqué car il réagissait constamment aux réflexions visant de près ou loin la société haïtienne. Collaborateur de certains quotidiens parisiens, il confectionne de 1840 à 1882 un ensemble d’articles sur les lectures jugées inappropriées d’Haïti. Les plus pertinents seront publiés en 1883 sous forme de recueil titré La République d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882).

Dans ce recueil, il est question d’évaluer au regard de la réalité les réflexions produites par ces « visiteurs » qui, bien souvent, sont animés de multiples préjugés. L’auteur était vigilent envers les traces racistes que l’on pouvait relever au fil des discours. Le sous-titre « Un peuple noir devant les peuples blancs » exprime fortement son vouloir de décentrer la perception dominante de l’époque. Dans un esprit patriotique, il exhorte les Etrangers intéressés à Haïti de bien connaître le pays afin de ne pas le défigurer. Il écrit : « Un pareil pays vaut la peine d’être connu et respecté. S’il est attaqué, défiguré, blessé, diffamé, ridiculisé, bafoué, vilipendé, conspué, ses enfants doivent le défendre et le montrer sur son véritable jour. C’est ce que je vous fais. [2] »

Le cas de Victor Cochinat, à qui sont particulièrement adressés ces articles, est un peu particulier. Le secrétaire d’Alexandre Dumas visite Haïti et décide de publier des chroniques [3] sur son état désastreux. Dans son article du 20 septembre 1881, il fait une étude sociologique, plus précisément sur la « classe ouvrière » et sur le capital en Haïti. Louis-Joseph Janvier lui reprochera d’être européaniste et euro-centriste dans ces analyses. Cochinat aurait tendance à lire la situation haïtienne en se basant sur la France. Il semblerait que l’ouvrier haïtien doive, pour lui, être comme l’ouvrier français, « très fortuné et non désespéré ». Aux yeux de Louis-Joseph Janvier, Victor Cochinat le calomnie, estimant que sa trajectoire est tout à fait différente de celle des ouvriers européens.

Louis-Joseph Janvier affirme que Cochinat se trompe sur Haïti. « Voyez-vous, Monsieur le chroniqueur léger, vous ne savez point observer, ou bien, si votre esprit a su faire œuvre de perception ou d’observation, votre plume ne sait pas exprimer votre pensée d’une façon assez claire pour que vos lecteurs la puissent saisir entièrement et facilement. [4] » Par là, il assure qu’il fait non seulement erreur sur ses modes d’observations mais aussi sur ses référents théoriques avec lesquels il aborde les réalités haïtiennes. Implicitement, il vise le socialisme qui, ayant déjà du mal à expliquer la situation des ouvriers français, n’arrive pas à percer celle haïtienne. La question devient : La pertinence des théories socialistes dans les pays non occidentaux ayant subi la colonisation. C’est à ce moment qu’il questionne « l’accumulation primitive du capital » de Karl Marx en affirmant son inadaptation à Haïti. Il déclare que cette voie d’accumulation esquissée n’a pas été suivie, d’où l’absence du capital dans ce pays.

« Comment le capital avait-il été acquis ? », c’est l’interrogation avec laquelle Louis-Joseph Janvier traite la voie menant au capitalisme. Il répond avec Karl Marx tout en montrant ce qui est différent en Haïti. « Karl Marx (le Capital, ch. XXIV) nous le dit : c’est presque toujours à tort, ou illicitement ou frauduleusement. [5] ». Il ajoute : « En Haïti, il n’en est point tout à fait ainsi...[6] ». Il rejette ainsi la violence structurelle entre la bourgeoisie et les ouvriers comme méthode d’accumulation du capital. Dans le cas d’Haïti, il trouve impertinentes les thèses selon lesquelles les paysans ont été expropriés de leurs moyens de production afin qu’ils soient appauvris au profit de la bourgeoisie, avide de profit. Néanmoins, il déconseille aux ouvriers haïtiens infortunés « d’avoir recours à ces solutions violentes » car, ajoute-t-il, l’histoire d’Haïti est incompatible avec cette théorie euro-centriste. En critiquant cette forme d’accumulation primitive du capital, il participe au débat déclenché en 1872 par la traduction russe du livre I du Capital (Karl Marx) [7], organisant une théorie historico-philosophique générale.

Le débat était autour du capitalisme et la Russie. Les affrontements sont les suivants : le capitalisme est-il une voie obligée menant au socialisme ? Toutes les sociétés sont-elles appelées à suivre ce chemin de l’Europe occidentale ? Comment la Russie largement agraire peut sauter, avec sa « commune rurale », la voie suivie par l’Europe occidentale ? Les populistes, ayan opté pour la voie rurale, accuse Karl Marx de soutenir dans le Capital une « philosophie de la fatalité universelle du capitalisme ». Dans « Notes de la patrie »[8] centré sur « l’accumulation primitive du capital », le sociologue socialiste populiste Nikolaï Mikhajlovsky voit quant à cette genèse du capitalisme une vision historique imposée à tous les peuples afin d’atteindre au socialisme. Ainsi, la Russie n’aurait qu’à suivre ce modèle de développement sans aucune autre considération.

Karl Marx précise dans sa réponse de novembre 1877 que « le chapitre sur l’accumulation primitive ne prétend que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal » [9]. Il insiste sur l’idée selon laquelle la théorie d’accumulation est valable pour l’Europe occidentale, pas pour les sociétés non occidentales. Il invite à des analyses approfondies de ces dernières pour cerner au mieux leurs configurations. « Donc, des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clé de ces phénomènes, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra-historique. [10] » En se prononçant pour les différences historiques, Karl Marx réfute toute linéarité dans sa conception de l’histoire pour se tourner, comme l’a démontré Kevin Anderson [11], vers une multi-linéarité prônant plusieurs voies de développement menant au socialisme.

Ce chapitre d’accumulation primitive dont parle Louis-Joseph Janvier était au centre de tous les reproches adressés à Karl Marx. Ce dernier recommandait « absolument que son esquisse historique de la genèse du capitalisme soit métamorphosée dans l’Europe occidentale » [12]. Il n’avait donc aucune intention de l’universaliser. Ainsi est-il tout à fait normal qu’elle ait ses limites dans le cas d’Haïti. Avec sa réponse à Mikhajlovsky [13], ses brouillons de lettre à Vera Zassoulitch [14] et l’édition française du Capital, Karl Marx avance des précisions sur les thèses développées dans le livre I du Capital. Il ne cesse de signaler les limites géographiques (l’Europe occidentale) de ses analyses. Quant à la Russie, non encore affectée par le capitalisme, il produit des études spécifiques pour appréhender sa dimension agraire sur un plan développementiste.

Louis-Joseph Janvier, quant à lui, voit une sorte d’union entre la bourgeoisie et le peule en Haïti. Son objectif est clair : invalider la logique marxienne d’expropriation brutale des paysans lors de la pénétration du capitalisme. Il estime qu’au contraire, la bourgeoisie et le peuple, tout deux issus de 1804, ont à s’unir pour faciliter l’accumulation du capital. « Il reste, » dit-il, « à celui, fut-il ouvrier ou paysan – qui saura le constituer, l’amasser et le garder. [15] » En se référant à un certain patriotisme, il nie toute lutte de classe entre les deux : « La bourgeoisie et le peuple, en Haïti, c’est encore presque tout un. Donnons-nous la main et disons : En avant ! Toujours et partout en avant ! Et pour la patrie. [16] » Il rêve d’une pénétration en douceur du capital en Haïti tout en minimisant les intérêts contradictoires de ces deux groupes sociaux. En voulant redresser la vision euro-centrée de Victor Cochinat, il tombe dans un patriotisme primaire, rendant superficielles les contradictions entre la bourgeoisie et le peuple au point de leur demander de se « donner la main ». C’est à ce prix qu’il relu la théorie de « l’accumulation primitive du capital » de Karl Marx (Le Capital, ch. XXIV) dans le contexte haïtien.

Cette lecture de Louis-Joseph Janvier du livre I du Capital s’inscrit dans le débat de l’époque, affrontant la pensée de Karl Marx avec la Russie. Elle nous permet de revoir ses termes, encore d’actualité aujourd’hui, avec cette année 2017, le centenaire de la révolution bolchévique et la suivante, 2018, le bicentenaire de la naissance de Karl Marx. Ce qui réactualise d’autant plus les réflexions sur la réception de Karl Marx dans les sociétés non occidentales. Avec Kevin Anderson (Marx aux antipodes, 2015), (Vivek Chibber, Postcolonial theory and the spencter of capital, 2013), Lutfi Sunar (Marx and Weber on oriantal societies, 2014) et Gilbert Achcar (Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, 2015), il devient impératif d’élargir ces cadres conceptuels marxistes au monde du Sud. Haïti, avec sa dimension postcoloniale, est un lieu épistémologique exceptionnellement stratégique pour enrichir cette discussion combien importante. Louis-Joseph Janvier, en sa qualité de pionnier, peut nous servir de transition à la pensée de Jacques Roumain bien plus riche en concepts marxistes.

Jean-Jacques Cadet

Notes
[1] Écrivain français qui était connu pour son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855).
[2] Louis-Joseph Janvier, La république d’Haïti et ses visiteurs (1840-1882), Un peuple noir devant les peuples blancs. Réponse à M. Victor Cochinat (de la Petite Presse) et quelques d’autres écrivains, Paris, 1883, page 35. (Version Gallica).
[3] Victor Cochinat publiait régulièrement du 8 septembre à 31 décembre 1881 des chroniques dans le quotidien La Petite Presse.
[4] Louis-Joseph Janvier, Ibid, page 86.
[5] Louis-Joseph Janvier, Ibid, page 106.
[6] Louis-Joseph Janvier, Ibid, page 106
[7] Karl Marx ne cesse de perfectionner ce premier livre du Capital qui a été publié en 1867. Il a participé à l’édition française dans laquelle il apporte beaucoup de rectifications. Très tôt traduit en russe (1872), il a soulevé de pertinents débats dans ce pays de l’Europe orientale où domine une « commune rurale ».
[8] Nikolaï Mikhajlovsky, Notes de la patrie, dans Karl Marx, Œuvres, 2 vol., Maximilien Rubel (éd), Paris, Gallimard, 1968
[9} Karl Marx, Réponse à Mikhajlovsky, dans Karl Marx, Œuvres, Ibid, page 1554
[10] Karl Marx, Réponse à Mikhajlovsky, dans Karl Marx, Œuvres, Ibid, page 1555.
[11] Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicités et sociétés non occidentales, Paris, Éditions Syllepses, 2015.
[12] Karl Marx, Réponse à Mikhajlovsky, Ibid, page 1555
[13] Écrite en français et n’a jamais été publié. Il ne reste que le brouillon.
[14] 8 mars 1881
[15] Louis-Joseph Janvier, Ibid, page 106
[16] Louis-Joseph Janvier, Ibid, page 106


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