Vous ai-je déjà raconté mes dîners mondains ? Non ? Où avais-je donc la tête.
Il y a quelques années, je me suis trouvé à la table d’un groupe de personnes qui se réclamaient tous de "gauche". Et oui, je ne dine-mondaine pas avec n’importe qui. Donc, ces personnes ont entamé une des ces délicieuses conversations sur la marche du monde - qui nous paraissait à l’époque pas très bien marcher, justement. C’était avant "maintenant" et nous ne connaissions pas notre bonheur.
Légèrement ennuyé par la tournure de la conversation, je tentais de m’intéresser à ma voisine - de gauche, évidemment. Soudain, une phrase traversa les airs et eu l’outrecuidance de réveiller mon attention : "moi, à part le journal "Le Monde", je ne vous aucun journal qui en vaille la peine". Le malheureux qui prononça cette phrase fatidique avait, comme dirait notre président, perdu une occasion de se taire. Il se trouvait justement que le Monde, selon une ligne crapuleuse qui le caractérise, venait de publier sur quatre pleines pages une attaque en règle contre les Sandinistes au Nicaragua. L’auteur de ces quatre pages mémorables, si ma mémoire est bonne, se nommait De la Grange. Il racontait les scènes d’horreur quotidiens dans le Nicaragua Sandiniste. Il parlait de "charniers" découverts ici et là. Monsieur parlait de beaucoup de choses. Monsieur n’avait, à l’évidence, jamais mis les pieds au Nicaragua. Ou alors il y était allé mais n’était pas descendu de l’avion. Ou alors il est descendu de l’avion mais n’est pas sorti de l’aéroport. Ou alors il est sorti de l’aéroport et alors c’était un menteur.
Dans la même veine, l’hebdomadaire français Le Figaro Magazine publia une photo de "massacres perpétrés par les Sandinistes à l’encontre des Indiens Miskitos". On y voyait une pile de cadavres qui brûlaient et la légende était bien dans le ton. Jeanne Kirkpatrick, représentante des Etats-Unis, brandit ce même numéro du Figaro Magazine à la tribune des Nations Unies pour fustiger le massacre.
Il se trouva que le photographe qui avait pris cette photo tomba sur la revue et reconnut SA photo. Il s’agissait d’une photo qu’il avait prise lors d’un tremblement de terre et les corps qui brûlaient étaient ceux des victimes que la Croix-Rouge incinérait pour éviter une épidémie. Même que l’on était supposé voir les dits membres de la Croix-Rouge avec leurs uniformes dans l’arrière plan. Mais voilà, l’arrière plan était devenu invisible à cause d’une épaisse fumée noire qui s’échappait. Epaisse fumée qui par ailleurs n’existait pas dans la photo originale. Le photographe déposa plainte et il s’avéra que la rédaction du Figaro Magazine avait bien fait retoucher la photo pour les besoins de la démonstration.
L’hebdomadaire fut condamné à environ 600 euros d’amende pour avoir publié une photo sans autorisation. On ne connaît pas le nombre de Sandinistes condamnés à mort par les Etats-Unis suite à cette photo.
Vers la même époque, l’hebdomadaire l’Express parlait d’une "dictature marxiste-léniniste" (sic) au Nicaragua.
Par hasard, je me suis retrouvé au Nicaragua quelques jours plus tard. A la sortie de l’aéroport, un tract me fut tendu. Il s’agissait d’un tract de l’opposition qui décrivait à peu près les mêmes horreurs. Sur la route de l’aéroport vers le centre de la capitale, une série de panneaux publicitaires vantaient les mérites de partis politiques - tous de l’opposition. Arrivé au centre de la ville, le seul quotidien en vente était La Prensa. De l’opposition, vous l’avez deviné. Et, arrivé à l’hotel, j’ai allumé la radio. J’ai eu du mal à trouver autre chose que des stations qui dégueulaient leur haine de la dictature Sandiniste.
Bref, j’ai vaguement eu l’impression, dès le premier jour, que j’avais été légèrement mené en bateau. La suite me prouva que c’était tout à fait exact.
A fil des ans, la stratégie du journal Le Monde devenait à mes yeux de plus en plus limpide et suivait un schéma bien rodé :
Phase 1 : je mentionne une agitation dans un pays d’Amérique Latine.
Phase 2 : je révèle le degré de corruption du gouvernement en place.
Phase 3 : je démontre une légère sympathie, ou compréhension, pour les forces de l’opposition.
Phase 4 : je découvre que les forces de l’opposition sont aussi pourris que le gouvernement en question. Si les forces de l’opposition en question se retrouvent au pouvoir, ou proche du pouvoir, ou s’ils deviennent populaires, il reste la...
...Phase 5 qui consiste à tirer à vue.
Vous pouvez vérifier, ça marche à tous les coups. Une rapide analyse des articles du Monde sur le commandant Marcos est TRES révélatrice.
On aurait presque dit que les journalistes travaillaient d’une façon très intelligente pour d’autres forces que celles de la vérité ou de l’information. Ne me demandez pas qui, je tiens à ma peau.
Et c’est comme ça qu’on se retrouve à la table de gens de gauche qui disent des trucs du genre "ah ouais... tu parles, les Sandinistes ne sont pas meilleurs que Somoza". Fin du débat.
Evidemment, j’ai laissé tomber un définitif "Le Monde, c’est de la merde. De plus, quand un journaliste est aussi nul sur le Nicaragua, où certaines questions sont quand même assez vite tranchées, j’émets de sérieux doutes sur n’importe quel autre sujet qu’il aurait à traiter. Il n’y a pas de raisons qu’un journaliste soit aussi con à 10.000 km et redevienne subitement intelligent une fois à la maison."
Je vous fais grâce de l’ambiance qui régnait après cette intervention. J’étais devenu, comment dire ?, enfin vous savez bien, un mec "bizarre".
Le silence qui s’installa était aussi épais que la malhonnêteté de George W. Bush. Bref, j’étais un salaud.
Soudain, une petite voix s’éleva à l’autre bout de la table. C’était une copine qui militait pour la Palestine (et oui, déjà...). Elle dit "il n’a pas complètement tort, j’ai remarqué la même chose sur la Palestine. Sur la Palestine, ce journal est nul.". Je n’étais plus seul. Désormais, il y avait un salaud et une salope à cette table.
Soudain, une autre voix s’éleva. Un copain qui militait contre l’Apartheid en Afrique du Sud. "Moi, en ce qui concerne l’Afrique du Sud, je pense que le journal Le Monde est en dessous de tout". Trois.
"Sur l’économie, ce journal est nul à chier". C’était un copain professeur d’économie. Quatre.
Je voyais la victoire à portée de main. En effet, nous étions quatre personnes, chacun un "spécialiste" dans un domaine qui lui tenait à coeur, et chacun trouvait ce journal très mauvais dans le domaine en question. "Ah tu vois !" ai-je osé exclamer. Je pensais que la démonstration allait de soi.
Et l’autre : "Ouais, bon, d’accord. Mais c’est quand même un bon journal".
Toute ressemblance avec des gens de votre entourage n’est pas fortuite.
De plus, ce soir-là, je n’ai pas pris de dessert.
Viktor Dedaj
Chroniqueur Mondain