Je l’ai tant aimée cette révolution sandiniste où de jeunes « muchachos », munis sur les barricades « d’explosifs caseros (faits maison) », d’armes automatiques, finirent par chasser une dictature héréditaire de près d’un demi-siècle, au prix de 30 000 morts (sur environ 3,8 millions d’habitants) ; l’avant-dernier satrape, Somoza, Anastasio, empocha même l’aide internationale destinée à reconstruire la capitale après le terrible tremblement de terre de 1972. Les combats de 1979 et l’héroïque Masaya, soulevée, son cœur indien rebelle, Monimbo, et Managua, la capitale, libérée, le 19 juillet 1979, par l’insurrection sandiniste. Les jeunes « muchachos » ivres de bonheur, ne tiraient pas sur les tortionnaires de la terrible Garde nationale qui s’accrochaient aux avions pour quitter le pays.
(photo : Nixon et Somoza).
Somoza, créature pur jus de Washington, propriétaire de la moitié du pays, avait même créé une agence de don de sang où les pauvres venaient vendre leur plasma au prix d’une banane. La direction du FSLN (Front Sandiniste de Libération Nationale, créé aux débuts des années 1960), était composée de trois courants : des marxistes, comme le fondateur Carlos Fonseca Amador, à la stature d’un grand dirigeant populaire, jusqu’aux sociaux-démocrates, les « terceristes », Daniel et Humberto Ortega.
Après la victoire, le 19 juillet 1979, puis les changements progressistes, très vite, les Etats-Unis de Reagan multiplièrent leurs ingérences : financements à des mercenaires, « la contra » qualifiée de « combattants de la liberté », elle qui tuait des médecins, des instituteurs, de jeunes alphabétiseurs… Ces mercenaires assassinèrent 29 000 personnes, la plupart de simples citoyens.
Très vite aussi se posaient, dans le cadre du « gouvernement de reconstruction nationale », les questions de fond : quelles alliances, quel type d’économie, quelles stratégies ? Ces affrontements idéologiques ont plus tard conduit au départ des militants à forte aura : James Weellock, Henry Ruiz (Modesto), d’écrivains comme l’ex-Vice-président Sergio Ramirez, l’éloignement de l’extraordinaire poète Ernesto Cardenal, et puis des scissions, et Daniel Ortega s’est imposé progressivement comme le leader du processus de libération, élu démocratiquement. Les sandinistes revinrent au pouvoir en 2007, après 16 années de politiques néolibérales délétères. Daniel Ortega fut réélu en 2011 et 2016. Mais les programmes n’étaient plus ceux de la « Révolution ».
Ortega, qui fut l’artisan notamment de la réforme agraire, des premières mesures sociales, n’hésita pas, dans des moments difficiles où il était contesté, à nouer alliance avec l’archevêque farouchement conservateur et une partie de la droite, le parti libéral conservateur corrompu, et ultra-libéral. Peu à peu « l’ortéguisme » s’éloignait du sandinisme. Les accusations de corruption, fondées ou non, mal ressenties par le peuple, inquiétaient. Mais Daniel Ortega disposait toujours d’une base populaire majoritaire, et modifiait même la constitution pour se représenter. Les alliances contre-nature, et le grand écart permanent que la situation impose aux sandinistes, se traduisirent par des infléchissements « libéraux ». Puis fut annoncée, dans le déficit de consultation, un chantier pharaonique : la construction d’un grand canal interocéanique.
La situation du pays, malgré les acquis sociaux du sandinisme, obligea le gouvernement- qui avait un pied dans l’ALBA (Alliance bolivarienne pour les peuples de Notre Amérique), et bénéficiait de l’aide du Venezuela, tout en ayant l’autre pied dans un autre traité de libre commerce avec notamment les Etats-Unis - à négocier avec le secteur privé et le FMI, sur les retraites, et à proposer un pacte « d’unité nationale ». Les syndicats refusèrent les remèdes de cheval du FMI ; le pouvoir pencha finalement du côté des travailleurs. Mais le 16 avril dernier, le président Ortega, annonça une série de mesures austéritaires (« la résolution 1/317 ») pour tenter de redresser la situation économique et de combler un déficit considérable : augmentation notamment des cotisations sur les retraites (des retraités) de 0% à 5%. La colère populaire ne tarda pas à gronder... Le 21 avril 2018, devant l’ampleur du mécontentement, le président Ortega est contraint de rétropédaler, de supprimer la résolution, et d’appeler à un « dialogue national ».
Mais le mal est fait. Des groupes d’étudiants, cagoulés, fer de lance de la violence, profitent de la situation et se lancent dans une stratégie insurrectionnelle, pillent, séquestrent, attaquent au mortier, tentent de créer les conditions d’un renversement du régime... rejoints par le patronat (le COSEP), la hiérarchie de l’Eglise, une partie importante des couches moyennes. Et les revendications se globalisent, Monimbo se soulève (un crève-cœur) ; les opposants, manipulés par Washington engagé dans une stratégie de liquidation du régime, exigent le départ de Daniel Ortega, et de la vice-présidente, son épouse.
Depuis trois mois, la violence règne au Nicaragua ; la crise politique n’a cessé d’enfler au point de se transformer en quasi-insurrection. Le peuple, attaché au sandinisme, veut surtout la paix, et l’a manifesté par de grandes marches. Mais toute une partie de l’opposition refuse tout dialogue. Les organisations humanitaires internationales parlent de près de 300 morts.
A partir des affrontements, la machine médiatique s’est mise en marche, présentant les victimes comme des bourreaux, parlant de dictature, etc. On connaît ces ressorts de guerre idéologique, à l’œuvre, au Honduras, au Venezuela, au Brésil, en France... Nous sommes nombreux à souhaiter que le sang arrête de couler, que Washington cesse de s’ingérer, et que la crise se dénoue autour d’une table. Mais au pays des volcans, la terre tremble toujours plus ou moins.
Jean ORTIZ
(L’Humanité Dimanche de cette semaine a publié un condensé de ce texte).