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Les frustrations de M. Lobsang Sangay

Une fois de plus (1), et cette fois sous la plume d’Arnaud Vaulerin, Libération fait preuve de complaisance envers la pensée unique en relayant, sans le moindre esprit critique, les propos de Lobsang Sangay, le chef du « gouvernement tibétain en exil ». Son interview publiée le 26 janvier 2018 est titrée en grands caractères Tibet : « Nous avons perdu notre pays à cause d’une route ».

  • Une nostalgie d’Ancien Régime

« Nous avons perdu notre pays » : telle était aussi la déploration des émigrés français (nobles, riches bourgeois et prélats) ayant fui la Révolution de 1789. Pour ces quelque 140 000 privilégiés de l’Ancien Régime, la France était leur chose que le petit peuple était juste bon à entretenir à leur profit. Ils étaient incapables d’imaginer que, pour les 27 autres millions d’habitants que comptait alors la France, ce « nous » des émigrés ne représentait pas grand-chose.

Et pour la masse des Tibétains du Tibet, que représentent les quelque 150 ou 160 000 exilés sinon les descendants des nantis et de leurs domestiques qui ont fui leur pays à partir de 1959 ? Qui, parmi le 2,8 millions de Tibétains de la Région autonome du Tibet (RAT), oserait affirmer sans mentir : « nous avons perdu notre pays », alors que leurs conditions d’existence en amélioration constante sont sans commune mesure avec la misère qui a été le lot de leurs grands-parents ?

Là s’arrête la comparaison entre la Révolution française et la reprise par la Chine devenue communiste de son ancienne province tibétaine : si la France après Waterloo a connu la Restauration, jamais la Chine n’acceptera que le Tibet redevienne une terre d’Ancien Régime.

À cause d’une route ?

Lobsang Sangay continue sur un ton amer : « Nous avons perdu notre pays à cause d’une route. Les Chinois ont dit qu’ils allaient construire une route pour relier le Tibet à la Chine. Elle allait apporter paix et prospérité. Les ouvriers y ont cru, d’autant qu’ils étaient payés en pièces d’argent. Les Chinois ont également acheté les élites. Puis, quand la route a été construite, ils ont fait venir des camions, des chars et des armes, et alors notre pays a été occupé. » (2)

Sans sourciller, le journaliste de service à Libération a laissé Lobsang Sangay développer son discours nostalgique, coupé des réalités.

Selon ce dernier, la paix et la prospérité promises par Pékin seraient un leurre : n’importe quel touriste en RAT peut constater la fausseté de cette accusation. Depuis 2001, Pékin a dépensé plus de 40 milliards de dollars pour y développer l’économie ; et même si des voix s’élèvent pour dénoncer l’imparfaite répartition de cette manne, la population locale bénéficie très largement d’un développement tellement spectaculaire qu’il suscite parfois l’envie d’autres régions de la campagne chinoise où subsistent des poches de pauvreté.

« Les ouvriers y ont cru, d’autant qu’ils étaient payés en pièces d’argent. » Lobsang Sangay préférait-il le « bon vieux temps » où les paysans devaient fournir à leurs seigneurs et maîtres, nobles laïcs ou moines de haut rang, des corvées gratuites ? (3)

« Les Chinois ont également acheté les élites. » De quelles élites parle-t-il ? Des anciennes élites du haut clergé et de la noblesse ? Mais beaucoup d’entre elles avaient fui le pays. Il ne peut donc s’agir que d’une nouvelle classe politique tibétaine, issue du peuple, qui a décidé de travailler en bonne entente avec les autorités centrales. Qu’est-ce qui autorise Lobsang Sangay à accuser de corruption ces nouvelles élites tibétaines ? N’a-t-il jamais entendu parler d’une relation gagnant-gagnant ? Ignorerait-il que, singulièrement depuis un bon quart de siècle, de très nombreux travailleurs tibétains collaborent loyalement avec leurs homologues Han au développement de leur région ? En matière de corruption, l’Ancien Régime était, il est vrai, passé maître (4) ; cela n’implique pas qu’il s’agisse là d’une tare congénitale. Le laisser penser s’apparenterait à du racisme...

« Puis, quand la route a été construite, ils ont fait venir des camions, des chars et des armes (...) » Lobsang Sangay aurait-il oublié qu’ils ont aussi construit des écoles, des hôpitaux, des lignes de chemin de fer, des autoroutes, des aéroports, des centrales hydroélectriques, des parcs d’éoliennes, des stations photovoltaïques, des serres gigantesques, etc. ? Mais, bien sûr, pour Dharamsala et pour Libé, ça ne compte pas.

« (...) et alors notre pays a été occupé. » Il faut revoir vos cours d’histoire, M. Lobsang Sangay ! Le Tibet fait partie de la Chine depuis des siècles, avec des liens plus ou moins étroits suivant les époques. L’indépendance déclarée par le 13e dalaï-lama n’a jamais été reconnue, même pas par les États-Unis quand ils étaient au faîte de leur puissance. La Chine ayant en 1950 retrouvé sa puissance publique n’a fait que récupérer une province traditionnelle ayant échappé pour quelques dizaines d’années à son contrôle. Quel esprit tordu oserait affirmer que, par exemple, la Bretagne est occupée par la France ? Mais, quand il s’agit du Tibet, intégré à l’empire chinois bien avant le rattachement de la Bretagne à la couronne de France, il semble que toutes les sottises soient permises, avec la complicité de la presse dite grande.

D’une route à l’autre

Lobsang Sangay est invité à poursuivre sur sa lancée antichinoise par le « journaliste » de Libération qui lui pose la question qui lui brûlait les lèvres : « La même logique est-elle derrière OBOR [c.-à-d.One Belt, One Road = les nouvelles routes de la soie] ? »

Lobsang Sangay saisit à pleines mains la perche qui lui est tendue. Je le cite : « Dans de nombreux pays à travers la planète, les Chinois développent le même modèle. Ils viennent toujours au nom de la paix et de la prospérité et ils corrompent les élites. C’est ce qui se passe en Europe où ils achètent des consultants, des anciens ministres, des parlementaires. Ils bâtissent des routes et des voies de chemin de fer qui arrivent jusqu’ici. Ils débarquent avec de grosses machines pour exploiter les ressources, les matières premières. Je ne dis pas que OBOR va mener à l’occupation de ces pays, mais il y aura une forme d’occupation économique et politique. Ils veulent devenir numéro 1. »

Quel mépris pour les élites occidentales qui, trop peu nombreuses encore, manifestent de l’intérêt pour les nouvelles routes de la soie ! Quel mépris pour les responsables de Grande-Bretagne qui, juste après le Brexit, ont compris l’intérêt d’accueillir à Londres, le 18 janvier 2017, le premier train de marchandises chinois, ayant franchi 12 000 km et traversé le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne, la Belgique et la France !

Quel mépris pour Dominique de Villepin pour qui « l’initiative de la Nouvelle Route de la Soie (...) représente une occasion unique d’insuffler à l’économie internationale un sursaut d’innovations et d’activités (...) (5) !

Quel mépris, même pour le Président Macron, qui, au cours de son voyage en Chine début janvier 2018, a plaidé en Chine pour une « alliance franco-chinoise pour un avenir mondial » (6) et déclaré : « Avançons ensemble sur ce projet pour le faire aboutir d’ici 2020 » (7) !

Pour qui donc se prend M. Lobsang Sangay pour oser ainsi s’en prendre à des responsables politiques qui ne sont pas a priori alignés sur Dharamsala ? Et pourquoi la rédaction de Libération ne réagit-elle pas à des propos aussi déplacés, sinon injurieux ?

Quant à dénoncer la corruption des élites, Lobsang Sangay devrait plutôt faire profil bas, en se rappelant les liens que l’ICT (International Campaign for Tibet), largement financée par des dons privés et publics états-uniens, entretient avec des dignitaires occidentaux, en se rappelant aussi les millions de dollars distribués aux indépendantistes tibétains, d’abord par la CIA (Central Intelligence Agency) et puis par le NED (New Endowment for Democracy) ?

The Times They Are a-Changin’

Lobsang Sangay, lui-même, n’a pas oublié que c’est grâce à une bourse Fullbright qu’il a pu étudier à Harvard. Il n’entend pas mordre la main qui l’a nourri. Ayant parfaitement intériorisé l’idéologie de l’oncle Sam, son vœu le plus cher est que les États-Unis restent la première puissance mondiale. Comme beaucoup de responsables étasuniens, tout ce qui peut menacer le leadership de Washington est ressenti comme une menace, et singulièrement la montée en puissance de la Chine dans un monde devenu multipolaire (8).

Pas étonnant que notre diplômé d’Harvard conclue ses propos bilieux par cette remarque indignée : « Ils [les Chinois] veulent devenir numéro 1. » Eh ! Oui, c’est comme ça, il faudra bien vous y faire, M. Lobsang Sangay. Vos cris d’orfraie ne sont pas sans rappeler les récriminations scandalisées des émigrés français pendant la Révolution, ceux-là mêmes dont Talleyrand a pu dire, qu’une fois rentrés au pays après 1815, « ils n’ont rien appris, ni rien oublié. »

André LACROIX

(1) http://tibetdoc.org/index.php/politique/mediatisation/422-libe-porte-voix-de-dharamsala ou https://www.legrandsoir.info/libe-porte-voix-de-dharamsala.html.

(2) Lobsang Sangay veut sans doute parler de la construction de routes dans les années 1950 qui ont rattaché le Tibet aux régions chinoises situées à l’est, au nord-est et au nord. Il s’agit en l’occurrence de trois routes, construites en grande partie par l’APL dans un temps record et sous des conditions extrêmement difficiles et dangereuses. La première, la plus au sud, menant de Ya’an au Sichuan à Lhassa, mesure 2 400 km et passe par quatorze cols de haute montagne. La deuxième, venant de la province du Qinghai, fait 2 100 km. Ces deux routes furent ouvertes au trafic dès le 25 décembre 1954. Une troisième route venant du Xinjiang, d’une longueur de 1 200 km, fut inaugurée en octobre 1957.

(3) Lobsang Sangay dément ici, sans doute sans s’en rendre compte, un ancien mensonge de la propagande dalaïste repris par Laurent Deshayes dans son Histoire du Tibet quand il écrit que, pour la construction de ces routes « les Chinois recourent à la main d’œuvre tibétaine, le plus souvent sans rémunérer les ouvriers » et que ceux-ci travaillent « dans des conditions similaires à celles des travaux forcés. » (p. 328).

(4) Voir à ce sujet le témoignage de Tashi Tsering. Travaillant comme fonctionnaire au Trésor du Potala de 1947 à 1949, il a été le témoin des gaspillages et des pots-de-vin encouragés par le système. Son commentaire en dit long sur la corruption ambiante : « Voilà tout simplement, note-t-il sobrement, comment les choses allaient en ces jours-là » (Mon combat pour un Tibet moderne, éd. Golias, 2010, p. 53).

(5) Voir, sur le blog de Pierre Verhas (03/05/2017) La route de la soie : l’Union européenne rate le tain de l’histoire.

(6) Claude Arpi, Le jeune cheval a-t-il dompté le dragon ?, sur le site « France-Tibet » du 23/01/2018.

(7) Le Monde, 08/01/2018.

(8) À lire, sur le site de « RT France » (qui ne publie pas que des fake news) : Pourquoi les nouvelles routes de la soie effraient Washington, par Pépé Escobar, 11/10/2016.


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Journaliste, écrivain, professeur d’université, médecin, essayiste, économiste, énarque, chercheur en philosophie, membre du CNRS, ancien ambassadeur, collaborateur de l’ONU, ex-responsable du département international de la CGT, ancien référent littéraire d’ATTAC, directeur adjoint d’un Institut de recherche sur le développement mondial, attaché à un ministère des Affaires étrangères, animateur d’une émission de radio, animateur d’une chaîne de télévision, ils sont dix-sept intellectuels, (…)
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Quelqu’un qui a avalé la propagande sur la Libye, la Syrie et le Venezuela est bête, du genre avec tête dans le cul. Quelqu’un qui a rejeté la propagande sur la Libye et la Syrie mais avale celle sur le Venezuela est encore plus bête, comme quelqu’un qui aurait sorti sa tête du cul pour ensuite la remettre volontairement.

Caitlin Johnstone

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