En bordure de la forêt, un champ de cercueils. Dix-sept rangées de vingt-sept croix bleues plantées à la va-vite. À quelques mètres des familles qui n’ont pu accompagner leur proche en fin de vie, des tractopelles s’activent pour creuser des fosses communes. Devant les cimetières, un embouteillage de corbillards. Manaus est dépassée par l’ampleur de l’épidémie. « On se croirait dans un film d’horreur », admet le maire Arthur Neto. La métropole amazonienne accuse le plus haut taux des vingt-sept capitales d’État du Brésil.
Les morts côtoient les vivants
Tout manque : les soignants contraints de travailler même contaminés, les lits d’hôpitaux, le matériel sanitaire, les respirateurs, les fossoyeurs malades ou morts à leur tour, les cercueils dont les stocks n’excèdent pas cinq jours. « J’utilise une cape de pluie pour me protéger », explique un physiothérapeute. Au sein des unités de soins, les morts côtoient les vivants. Ceux qui meurent chez eux ne peuvent bénéficier d’aucune assistance médicale. Dans des camions frigorifiques, les cadavres s’entassent en attendant une sépulture. Depuis une semaine, la moyenne des enterrements y est d’une centaine par jour au lieu de vingt à trente en temps normal. L’État d’Amazonas dénombre officiellement 380 décès du nouveau coronavirus pour 5 511 au Brésil, le pays le plus durement touché d’Amérique du Sud. Les chiffres réels seraient douze à quinze fois plus élevés, selon les spécialistes.
« Un état de calamité absolue »
Selon le syndicat des médecins, plus de 500 professionnels ont quitté la zone en quête de meilleures conditions de travail. Tous décrivent un système de santé déjà en apoplexie. La ville ne compte qu’une cinquantaine de lits en soins pour deux millions d’habitants. « On ne peut plus parler d’état d’urgence, c’est un état de calamité absolue », concède Arthur Neto. La région a fait appel en urgence à des médecins de tout le pays, construit un hôpital de campagne et demandé des fonds au gouvernement fédéral pour faire face. Si tout cela se révélait insuffisant, Manaus pourrait demander l’aide d’autres pays. La ville, développée à la va-vite autour d’une zone franche durant la dictature, oscille entre l’insolence de ses tours et l’indignité de ses bidonvilles. Cette explosion démographique anarchique est aujourd’hui la meilleure alliée du virus.
L’extrême centralisation des soins en Amazonas
« Si j’habitais à Manaus, je serais très inquiet », expliquait, le 7 avril, dans une impuissance quasi totale, Luiz Henrique Mandetta, le ministre de la Santé depuis limogé par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro avec lequel il était en désaccord sur la gestion de la crise. La situation est d’autant plus préoccupante que, dans cet État, les unités de soins intensifs et 80 % des médecins habilités aux traitements sont concentrés à Manaus. « La plupart des villages ne sont reliés à Manaus que par voie fluviale, les liaisons aériennes sont très limitées », rappelle Bernardo Albuquerque, spécialiste des maladies infectieuses à l’Université d’amazonas (UFAM). Les malades doivent parfois supporter plusieurs jours de navigation pour espérer être soigné. « Quand le patient parvient à arriver en vie, il se trouve souvent dans un état déplorable, sans aucune garantie de pouvoir être soigné. C’est une situation dramatique », conclut le maire.
Boom de la déforestation
Autre paradoxe : alors que la destruction des écosystèmes favorise l’émergence des épidémies, la déforestation de la partie brésilienne de l’Amazonie a augmenté, en mars, de 30 % par rapport à la même période l’an dernier. Le niveau mensuel le plus élevé depuis dix ans. Selon l’Institut national de recherche spatiale du Brésil (INPE), 326 km2 de forêt auraient été rasés, soit l’équivalent de trois fois la superficie de Paris. Les orpailleurs et voleurs de bois profitent de la réduction des patrouilles de la police environnementale pour s’adonner à ces raids illégaux, d’une certaine manière encouragés par Jair Bolsonaro qui donnait son feu vert en février dernier à un projet de loi favorisant l’exploration minière et agricole des territoires indigènes. « J’espère que ce rêve va se concrétiser », disait-il alors, faisant une nouvelle fois montre de son inconséquence.
Lina Sankari, l’Humanité (30/04/2020)