Le profond discrédit accumulé au niveau national et international par Bolsonaro, à la tête d’un mandat chaotique, réduisant le Brésil à un nain géopolitique, marqué par des crimes, des excès, la corruption, la perte de contrôle sur l’économie, la privatisation de ressources stratégiques et une myriade d’événements incroyablement bizarres auraient suggéré, selon la logique la plus simple, un raz de marée pour Lula, dès le premier tour.
[Les sondages d’opinion n’ont jamais indiqué que cela se produirait, mais les instituts de recherche ne sont pas du tout fiables au Brésil, alors laissons de côté les pseudo-informations provenant de ces sondages.]
La "gauche" n’a pas su imposer à Bolsonaro, et à son mythique "bolsonarisme" – imbécillisme serait un terme plus approprié – une défaite nette et définitive. Dans les lignes qui suivent, j’examine quelques-uns des facteurs conjoncturels et les perspectives d’exercice de la présidence par Lula.
Militantisme euphorique et "woke" : la sixième colonne brésilienne
Lors de la destitution de Dilma Rousseff, Jair Bolsonaro s’est désigné comme le mandataire d’Olavo de Carvalho (NDT idéologue brésilien d’extrême droite, décédé récemment) et de militaires rebelles de haut rang, dirigés par le général Villas Boas, et a fini par être élu en 2018 à la suite de l’effondrement de la stratégie de la droite et de la cinquième colonne, qui présentaient Geraldo Alckmin, actuel vice-président de Lula (sic), du PSB, à l’époque du PSDB – comme candidat à la présidence. La cinquième colonne a surfé sur la vague de l’antipétisme (NDT contre le Parti des Travailleurs de Lula) fomentée pendant près de 20 ans par certains secteurs, mais a été vaincue par quelque chose d’encore plus viscéral : un discours de haine pur, diffus et imbécile, catalysé par Bolsonaro. Alckmin n’a pas atteint le second tour et ses partisans ont automatiquement soutenu Bolsonaro contre Fernando Haddad du PT. Lula a ensuite été illégalement emprisonné, sur ordre de Sérgio Moro, l’un des chefs de la tristement célèbre opération Lava-Jato et désormais élu sénateur de son État, le Paraná.
Le militantisme de "gauche", qui a toléré le coup d’État contre Dilma Rousseff et qui n’a pas réussi à éviter l’arrestation de Lula, n’a jamais été en mesure de comprendre et de combattre le bolsonarisme. En fait, les stratèges "woke" de la campagne de Haddad ont préféré se déconnecter de la réalité de la plupart des travailleurs, et faire abstraction d’autres facteurs tactiques très concrets, comme la capillarité profonde du bolsonarisme dans les réseaux sociaux, les églises évangéliques et les forces de l’ordre de l’État, pour adhérer à une signalétique vertueuse et ridicule (les "mèmes" ) (1) pour s’opposer à Jair Bolsonaro. Les "vertus indiquées" ont été extraites, comme toujours, du "wokisme" et du mouvement identitaire qui ne touchent qu’un petit secteur de la classe moyenne urbaine, alors qu’elle est majoritairement réactionnaire et idéologiquement esclavagiste. Des slogans comme "L’amour vaincra la haine" signifient peu de choses pour une population de travailleurs vivant dans une situation de vulnérabilité permanente et exposée aux assauts cognitifs des réseaux sociaux et à une violence urbaine écrasante.
Les quatre dernières années du Brésil sous Jair Bolsonaro ont vu l’approfondissement et la consolidation du "wokisme" et de l’identité en tant qu’attitudes idéologiques dominantes parmi les militants de "gauche". Ce militantisme a massivement adhéré aux slogans "Ele não" (Pas lui) ou "Fora Bolsonaro" (Bolsonaro dehors) et a dénoncé sans relâche le gouvernement comme étant fasciste et opposé aux directives civilisationnelles "wokistes", réagissant aux clickbaits (2) politiques avec des "mèmes", et en censurant les voix dissidentes. Tout cela en ignorant le démantèlement de l’infrastructure économique et industrielle du Brésil. Par exemple, des manifestations massives ont été organisées au fil des ans pendant et autour des parades Gay Pride, mais peu ont levé le petit doigt pour défendre l’Eletrobras ou la Petrobras de la privatisation. Pendant la pandémie, cette "gauche" a rejoint et légitimé l’érosion des droits humains attaquée lors de la mise en place des confinements, et largement soutenu le déraillement de la structure nationale de santé pour la fabrication des vaccins, au profit des multinationales Big Pharma. Enfin, la même "gauche", qui a dénoncé Bolsonaro comme fasciste pendant quatre ans, s’est rangée du côté de l’Occident collectif et du régime nazi à Kiev, lorsque l’Opération militaire spéciale russe a été lancée pour défendre la population du Donbass dans l’ex-Ukraine.
Tout cela a contribué à former une image de déconnexion avec la réalité et de dissonance cognitive qui a produit l’anomie (4) dans la population et la démobilisation des entités et des cadres représentatifs de l’agenda de la vraie gauche souverainiste et des travailleurs, ouvrant un espace pour la formation de larges alliances à droite, articulées afin de signaler les bonnes vertus "wokes" à la masse de travailleurs et de chômeurs qui ont envahi les rues du pays, mais sans aucun détail réel sur ce qui compte vraiment, c’est-à-dire l’agenda économique et la récupération des ressources liquidées pour des recours financiers à cours terme par Bolsonaro. Le vice-président de Lula (Geraldo Alckmin) est un cadre organique de la cinquième colonne, et son choix est passé très loin des opinions des militants les plus critiques et les plus engagés. Le militantisme "woke", d’autre part, répétait jusqu’à la nausée des slogans vides comme "garantie de gouvernabilité" ou "il (Alckmin) a changé et il cherche la rédemption" et autres absurdités.
institutions renégates
La perte de contrôle sur les institutions a commencé dès le premier mandat de Lula, qui a perdu le contrôle de l’ABIN (NDT Agence brésilienne de renseignement) par pure incompétence. Dès le début, le principal promoteur de l’érosion de l’ordre institutionnel est le STF (Supremo Tribunal Federal – Cour Suprême), qui a commencé à agir comme un parti politique d’opposition au gouvernement de gauche, en collusion avec les médias, et conspirant avec les partis politiques de droite de la cinquième colonne et les intérêts transnationaux. Dans les années qui ont suivi, la rébellion réactionnaire s’est étendue aux secteurs inférieurs du système judiciaire et du Ministère Public – voir l’opération Lava-Jato – à la Police fédérale (judiciaire et routière) – des policiers fédéraux ont régulièrement publié des vidéos sur les réseaux sociaux les montrant s’entraînant à tirer sur des cibles avec le visage de la présidente Dilma Rousseff, sans subir de sanction autre qu’un blâme. Le désordre institutionnel s’est rapidement étendu à la société civile, au bas clergé de la magistrature, et a contaminé les polices étatique et municipale. Les boycotts promus par les camionneurs et soutenus par les institutions censées les réprimer, judiciairement et pénalement, sont devenus monnaie courante. Les institutions renégates de la République, qui comprenait désormais également le haut commandement des forces armées, ont officiellement toléré et encouragé en coulisses tout type d’action qui pouvait saper le gouvernement de gauche et contribuer à précipiter le pays dans l’abîme de crise institutionnelle.
Cependant, la boîte de Pandore de l’anarchie institutionnelle, ouverte pour renverser le gouvernement de Dilma Rousseff et emprisonner Lula, ne peut plus être refermée. Et ceux qui l’ont ouvert ont perdu le contrôle des colères qu’ils ont déclenchées. Bolsonaro en est devenu le catalyseur et le représentant.
Au moment où j’écris cet article, des camionneurs bloquent des routes – avec le soutien d’agents des polices routières fédérales et étatiques – pour protester contre les résultats des élections. Les actes de vandalisme et de boycott économique s’intensifient dans les États où Bolsonaro a gagné. La poursuite de cette situation nécessitera inévitablement le recours aux forces armées pour rétablir l’ordre public. Mais cela est problématique, car les forces armées sont principalement occupées par des commandants rebelles et des bolsonaristes, et une telle action serait largement interprétée par la moitié de la population qui a élu Lula comme un coup d’État, ce qui aggraverait fatalement le chaos institutionnel.
Le grand jeu géopolitique
Le scénario national de bouleversement institutionnel en vigueur depuis 2008, combiné à la politique étrangère inepte et chaotique de Dilma Rousseff, ainsi qu’à l’alignement maladroit du Brésil sur les États-Unis de Trump, promu par Bolsonaro, a réduit le pays à un membre non pertinent des institutions dont le Brésil lui-même a été le protagoniste et a aidé à créer, comme le G20 et les BRICS. L’absence d’une politique étrangère cohérente et nationaliste a fait du Brésil un terrain de jeu pour les puissances économiques occidentales et la Chine, qui ont acquis le patrimoine stratégique national à des valeurs dérisoires. L’économie nationale s’est en outre financiarisée, entraînant une profonde désindustrialisation. Tout cela concomitamment à une précarité historique du travail salarié, qui a transformé les villes brésiliennes en véritables zones de guerre pour le trafic de drogue, et a réactivé les réseaux de prostitution et de traite internationale des êtres humains.
Juste une autre "talking head" ? (juste une tête parlante ?)
Dans son discours, prononcé peu après l’annonce des résultats des élections, Lula a fait, comme d’habitude, un excellent usage de la rhétorique. Surtout si on le compare aux (non)interventions de son bizarre adversaire. Si on laisse de côté l’euphorie qui a infecté le militantisme "woke" de la "gauche", qui a tout vécu comme un carnaval hors saison, et que l’on analyse quels sont les signaux qui ont été effectivement donnés, force est d’admettre que les perspectives sont sombres. Lula a cité la nécessité de rétablir d’urgence les contacts commerciaux avec l’UE et les États-Unis, a parlé superficiellement de la restauration de l’économie, a cité les BRICS en passant et n’a rien dit sur la reprise des entreprises publiques stratégiques qui ont été liquidées par le duo Jair Bolsonaro et Paolo Guedes (NDT Ministre de l’économie). Des thèmes peu pertinents, ingrédients de la recette "woke", tels que "l’énergie verte" et le réchauffement climatique tinrent une large place dans le discours, alors qu’aucun geste n’a été fait en direction des pays du Sud.
Aussi important qu’il ait été de retirer Bolsonaro de la présidence du pays, la vérité est que la victoire de Lula n’était pas, et ne peut en aucun cas être vue, comme une victoire pour la gauche, ni pour les secteurs progressistes et souverainistes du pays.
Il s’agit ici de consolider une coalition de centre-droit pour remettre sur les rails une économie fortement déréglementée et rétablir une certaine normalité institutionnelle dans le pays, sans pour autant changer les règles du jeu. Le rôle de Lula dans cette coalition pourrait bien se limiter à apporter des votes et à communiquer avec le peuple. Une sorte de néolibéralisme à visage humain.
Certaines preuves de cet arrangement sont déjà visibles. Geraldo Alckmin et Aloísio Mercadante (NDT ancien président de la Banque Centrale) – qui ne jouissent pas de la confiance de Lula – dirigent l’équipe gouvernementale de transition. Bolsonaro a peut-être perdu les élections, mais il a remporté plus de voix que jamais, et il a déjà sa troupe de fous enragés occupant les rues à plusieurs endroits – appelant à une intervention militaire – et sabotant le réseau logistique de distribution de nourriture et de carburant du pays. Bolsonaro a approuvé de telles activités dans une récente déclaration (3). En même temps, ce qui se passe dans les coulisses de la formation du nouveau gouvernement n’inspire rien de positif. Par exemple, Simone Tebet – fortement liée à l’agro-industrie du Mato Grosso do Sul – a conditionné son soutien à Lula au second tour à sa nomination au ministère de l’Éducation.
Donc, dans l’ensemble, nous sommes obligés d’envisager la possibilité que la victoire de Lula aux élections de 2022 représente une simple avancée tactique dans une guerre à la Pyrrhus ou, ce qui semble encore plus probable, qu’elle représente une défaite stratégique pour la gauche historique et ouvrière, qui pourraient bien être sans aucune représentation dans le nouveau gouvernement, depuis qu’elle est remplacée par les "wokes" et leur programme vert et identitaire.
(1) Note du traducteur : un mème Internet est un élément ou un phénomène repris et décliné en masse sur Internet.
(2) Note du traducteur : Clickbait : un piège à clics ou attrape-clics, appelé vulgairement pute à clics, ou putaclic, est un contenu web destiné exclusivement à attirer le maximum de passages d’internautes afin de générer des revenus publicitaires en ligne, au mépris de toute autre considération. Chaque clic rapporte de l’argent au créateur de l’article donc il y a une réelle motivation économique. Pour ce faire, il s’appuie sur un titre racoleur, voire mensonger, et sur des éléments sensationnels ou émotionnels au détriment de la qualité ou de l’exactitude (avec un basculement possible vers la fausse information). Le piège à clics sert à attirer les clics à peu de frais et à encourager le transfert d’un contenu sur les réseaux sociaux.
(3) Note du traducteur : ces manifestations se sont calmées assez vites.
(4) Note du traducteur : l’anomie est un concept de poïétique désignant l’état d’un être ou d’une société qui ne reconnaît plus de règle. Le terme d’anomie est notamment utilisé pour caractériser des collectivités lorsqu’elles souffriraient du chaos dû à l’absence de règles de bonne conduite communément admises. Une anomie pourrait être suscitée par une propagande promouvant l’isolement ou même la prédation plutôt que la coopération. Ce serait la manifestation d’une politique antisociale.