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La ligne rouge de Trump (Welt.de)

Représailles : des missiles Tomahawk sont tirés depuis le "USS Porter" vers la base aérienne de Shayrat ; le 6 avril 2017 (picture alliance / Robert S. Pri/dpa Picture-Alliance / Robert S.)

Le président Donald Trump a ignoré les rapports importants des services de renseignement lorsqu’il a décidé d’attaquer la Syrie après avoir vu des photos d’enfants en train de mourir. Seymour M. Hersh a enquêté sur le cas de la prétendue attaque au gaz sarin.

Le 6 avril, le président des États-Unis, Donald Trump, a autorisé une frappe de missiles Tomahawk tôt le matin sur la base aérienne de Shayrat dans le centre de la Syrie, en représailles pour ce qu’il a déclaré être une attaque mortelle au gaz effectuée par le gouvernement syrien deux jours plus tôt dans la ville rebelle De Khan Sheikhoun. Trump a donné l’ordre en dépit des mises en garde des services de renseignement des États-Unis qui affirmaient n’avoir trouvé aucune preuve que les Syriens avaient utilisé une arme chimique.

L’information disponible précisait que les Syriens avaient visé un lieu de rencontre jihadiste, le 4 avril, avec une bombe guidée russe munie d’explosifs classiques. Des détails sur l’attaque, y compris des informations sur ses objectifs dits de grande valeur, avaient été fournis au préalable par les Russes aux militaires américains et alliés à Doha, dont la mission est de coordonner toutes les opérations des forces aériennes américaines, alliées, syriennes et russes dans la région.

Certains militaires américains et les responsables du renseignement furent particulièrement affligés par la volonté du président d’ignorer les informations. « Tout cela n’a aucun sens », a déclaré un officier à des collègues, après avoir pris connaissance de la décision de bombarder. « Nous savons qu’il n’y a pas eu d’attaque chimique... les Russes sont furieux. Ils affirment que nous sommes en possession de l’information exacte et que nous connaissons la vérité ... J’imagine qu’élire Trump ou Clinton n’aurait rien changé ».

Quelques heures après le bombardement du 4 avril, les médias du monde entier étaient saturés de photos et de vidéos de Khan Sheikhoun. Des photos de victimes mortes et agonisantes, prétendument souffrant des symptômes d’intoxication du système nerveux, ont été téléchargées sur les médias sociaux par des militants locaux, dont les Casques blancs, un groupe de secouristes connu pour ses liens étroits avec l’opposition syrienne.

Seymour M. Hersh révéla le massacre de My Lai au Vietnam en 1968. Il a révélé les abus commis dans la prison d’Abu Ghraib en Irak et a publié de nombreux articles sur la guerre et la politique. (Getty Images/Getty Images North America)

L’origine des photos n’était pas claire et aucun observateur international n’a encore inspecté le site, mais l’hypothèse immédiate la plus répandue à l’échelle mondiale était qu’il s’agissait d’une utilisation délibérée de gaz sarin, autorisée par le président syrien Bashar Assad. Trump a approuvé cette hypothèse par une déclaration publiée dans les heures qui ont suivi l’attaque, décrivant les « actes odieux » d’Assad comme une conséquence de la « faiblesse et l’irrésolution » de l’administration Obama pour traiter ce qu’il a dit être l’utilisation d’armes chimiques dans le passé par la Syrie.

À la consternation de nombreux hauts fonctionnaires de son équipe de sécurité nationale, Trump ne s’est pas laissé influencer au cours des 48 heures de briefings intensifs et de prise de décision qui ont suivi. Dans une série d’entrevues, j’ai appris la déconnexion totale entre le président et plusieurs de ses conseillers militaires et les responsables du renseignement, ainsi que des officiers sur le terrain dans la région qui avaient une compréhension totalement différente de la nature de l’attaque de la Syrie contre Khan Sheikhoun. J’ai reçu une preuve de cette déconnexion, sous la forme de transcriptions de communications en temps réel, immédiatement après l’attaque syrienne du 4 avril. Lors d’un important processus qui précède une frappe, connu sous le nom de deconfliction, les officiers US et russes échangent régulièrement à l’avance des informations détaillés sur les itinéraires de vol prévus et les coordonnées des cibles, afin d’éviter tout risque de collision ou de rencontre accidentelle (les Russes s’expriment au nom de l’armée syrienne). Cette information est fournie quotidiennement aux avions de surveillance AWACS étatsuniens qui surveillent les vols à partir du décollage. Le succès et l’importance du deconfliction peuvent être mesurés par le fait qu’il n’y a pas encore eu de collision, ni d’accidents évités de justesse, entre les avions de combat surpuissants américains, alliés, russes et syriens.

Les officiers de la Force aérienne russe et syrienne ont fourni les détails sur le plan de vol soigneusement planifié vers et au retour de Khan Shiekhoun le 4 avril directement en anglais sur les moniteurs de deconfliction à bord de l’avion AWACS qui était en patrouille près de la frontière turque, à environ 90km plus au nord.

La cible syrienne à Khan Sheikhoun, partagée avec les Américains à Doha, fut décrite comme un bâtiment à deux étages dans la partie nord de la ville. L’intelligence russe, qui est partagée en cas de besoin avec la Syrie et les États-Unis dans le cadre de leur lutte conjointe contre les groupes djihadistes, avait établi qu’une réunion de haut niveau de dirigeants djihadistes devait avoir lieu dans le bâtiment, dont des représentants d’Ahrar al-Sham et du groupe affilié à Al-Qaida, anciennement connu sous le nom de Jabhat al-Nusra. Les deux groupes avaient récemment uni leurs forces et contrôlaient la ville et les environs. L’intelligence russe a décrit le bâtiment comme un centre de commandement et de contrôle qui abritait une épicerie et d’autres locaux commerciaux au rez-de-chaussée avec d’autres boutiques à proximité, dont un magasin de textile et un magasin d’électronique.

« Les rebelles contrôlent la population en contrôlant la distribution des biens que les gens ont besoin pour vivre – la nourriture, l’eau, l’huile de cuisson, le gaz propane, les engrais pour leurs cultures et les insecticides pour les traiter », m’a dit un haut-conseiller des services de renseignement US, qui a occupé des postes élevés au sein du Département de la Défense et de la CIA. Le sous-sol du bâtiment servait de lieu de stockage pour les roquettes, les armes et les munitions, ainsi que des produits qui pouvaient être distribués gratuitement à la communauté, parmi lesquels des médicaments et des décontaminants à base de chlore pour nettoyer les morts avant l’inhumation. Le lieu de rendez-vous - un siège régional – se situait à l’étage au-dessus. « C’était un point de rencontre régulier », a déclaré le haut conseiller. « Une installation de longue date qui était sécurisée, avec des armes, des communications, des fichiers et un centre de cartes. » Les Russes voulaient confirmer leur information et ont déployé un drone pendant plusieurs jours au-dessus du lieu pour surveiller les communications et déterminer le « mode de vie » autour. Le but était de noter les allées et venues et de suivre la circulation des armes, dont les roquettes et les munitions.

Une des raisons pour lesquelles les Russes ont communiqué à Washington l’objectif visé était de s’assurer que tout agent ou informateur de la CIA qui aurait réussi s’infiltrer dans la direction du djihad était prévenu de ne pas assister à la réunion. On m’a dit que les Russes ont transmis l’avertissement directement à la CIA. « Ils ont fait ce qu’il fallait », a déclaré le haut conseiller. Le rapport russe a précisé que le rassemblement djihadiste se produisait à un moment où les djihadistes subissaient une pression intense. Probablement parce que Jabhat al-Nusra et Ahrar al-Sham cherchaient désespérément un moyen pour créer un nouveau climat politique. A la fin du mois de mars, Trump et deux de ses principaux conseillers en sécurité nationale - le secrétaire d’État Rex Tillerson et l’ambassadrice aux Nations Unies Nikki Haley - ont fait des déclarations reconnaissant que, selon le New York Times, la Maison Blanche « a abandonné l’objectif ’de faire pression sur Assad’ pour quitter le pouvoir, marquant un changement important de la politique au Moyen-Orient pratiquée par l’administration Obama pendant plus de cinq ans ». L’attaché de presse de la Maison Blanche, Sean Spicer, a déclaré à la presse le 31 mars que « il y a une réalité politique que nous devons accepter », ce qui implique qu’Assad était là pour rester.

Les responsables du renseignement russe et syrien, qui coordonnent étroitement les opérations avec les postes de commandement US, ont précisé que la frappe planifiée sur Khan Sheikhoun était spéciale en raison de l’importance de la cible. « La tension est montée d’un coup. La mission était hors de l’ordinaire », m’a dit le conseiller. « Tout responsable d’opérations dans la région » - de l’armée, du corps de marines, de la Force aérienne, de la CIA et de la NSA - « devait savoir qu’il y avait quelque chose qui se tramait. Fait rare, les Russes avaient fourni à la Force aérienne syrienne une bombe guidée. Les Russes n’en ont pas beaucoup et n’en fournissent que rarement à la Force aérienne syrienne. Pour cette missions, les Syriens ont affecté leur meilleur pilote et leur meilleur co-équipier. » L’information sur la cible, fournie par les Russes, fut considérée par les services de renseignement US comme de la plus haute importance.

Les règles d’engagement qui régissent les opérations militaires US sur le terrain et qui ont été définies par le président des chefs d’état-major, fournit des instructions qui délimitent les relations entre les forces US et russes qui opèrent en Syrie. « C’est comme un ordre de mission - ’voici ce que vous avez le droit de faire’  », a dit le conseiller. « Nous ne partageons pas le contrôle des opérations avec les Russes. Nous ne faisons pas de manoeuvres conjointes, et nous ne fournissions pas d’appui direct à leurs opérations. Mais la coordination est permise. Nous nous tenons mutuellement informés sur ce qui se passe et dans ce cadre nous échangeons des renseignements. Si nous fournissons un tuyau qui pourrait aider les Russes dans leur mission, c’est de la coordination ; et les Russes font même chose avec nous. Lorsque nous recevons un tuyau sur un site de commandement et de contrôle », a ajouté le conseiller, en se référant à la cible de Khan Sheikhoun,« nous faisons ce que nous pouvons pour les aider à agir  ». « Ce n’était pas une frappe d’armes chimiques » a déclaré le conseiller : « C’est un conte de fées. Si c’était le cas, tous ceux impliqués dans le transport, le chargement et l’armement de la bombe – il faut lui donner l’apparence d’une bombe classique de 500 livres - porteraient des vêtements de protection Hazmat, en cas de fuite. Il y aurait très peu de chance de survivre sans ce type d’équipement. Le sarin militaire comprend des additifs conçus pour augmenter sa toxicité et sa létalité. Chaque lot qui sort est optimisé pour tuer. C’est fait pour ça. Il est inodore et invisible et la mort peut survenir en une minute. Il ne produit aucun nuage. Pourquoi produire une arme visible qui alerterait les gens ? »

Cette photo prise par l’opposition syrienne (Edlib Media Center) montre les effets de la frappe contre la ville de Khan Sheikhoun. Un grand bâtiment fut touché, mais il le lieu précis de la frappe reste indéterminé. (picture alliance / ZUMAPRESS.com/Shalan Stewart)

L’objectif fut atteint à 6h55, le 4 avril, juste avant minuit, heure de Washington. Une évaluation des dégâts provoqués par la bombe fut effectuée par l’armée américaine qui a conclut plus tard que la chaleur et le souffle de la bombe syrienne de 500 livres avait déclenché une série d’explosions secondaires qui auraient pu générer un énorme nuage toxique qui a commencé à s’étendre sur la ville, formé par la libération des engrais, désinfectants et autres produits stockés au sous-sol. Son effet fut amplifié par l’air dense du matin, qui a piégé les fumées près du sol. Selon les estimations des services de renseignement, a déclaré le conseiller, la frappe elle-même a tué environ quatre dirigeants djihadistes et un nombre inconnu de chauffeurs et d’agents de sécurité. Il n’y a pas de bilan confirmé du nombre de civils tués par les gaz toxiques qui ont été relâchés par les explosions secondaires, bien que les militants de l’opposition aient annoncé plus de 80 morts, et que des médias tels que CNN ont avancé le chiffre de 92. Une équipe de Médecins Sans Frontières qui a traité les victimes de Khan Sheikhoun dans une clinique à 90km au nord, a déclaré que « huit patients présentaient des symptômes - pupilles contractées, spasmes musculaires et défécation involontaire - qui sont compatibles avec l’exposition à un agent neurotoxique tel que le sarin ou un composé similaire ». MSF a également visité d’autres hôpitaux qui avaient reçu des victimes et a constaté que les patients « sentaient l’eau de Javel, ce qui laisserait entendre qu’ils avaient été exposés au chlore ». En d’autres termes, ces éléments suggéraient qu’il y avait plusieurs produits chimiques à l’origine des symptômes observés, ce qui n’aurait pas été le cas si la Force aérienne syrienne - comme insistent les militants de l’opposition - avait largué une bombe au gaz sarin, qui n’a ni la puissance ni le souffle suffisant pour provoquer des explosions secondaires. La gamme des symptômes est toutefois conforme à la libération d’un mélange de produits chimiques, dont le chlore et les organophosphates qui entrent dans la composition de nombreux engrais, et qui peut provoquer des effets neurotoxiques similaires à ceux du gaz sarin.

L’Internet s’est mis en action en quelques heures, et des photos horribles des victimes ont inondé les réseaux de télévision et YouTube. Les services de renseignement US furent chargés d’établir ce qui s’était passé. Parmi les informations reçues, il y a eu une interception des communications syriennes recueillies avant l’attaque par une nation alliée. L’interception, qui a eu un effet particulièrement fort sur certains conseillers de Trump, n’a pas parlé de gaz, mais a cité un général syrien qui a parlé d’une arme « spéciale » et qu’il fallait un pilote hautement qualifié pour manoeuvrer. La référence, comme l’ont compris les membres des services de renseignement US, et que beaucoup d’assistants inexpérimentés et membres proches de Trump n’ont peut-être pas compris, était celle d’une bombe russe fournie avec son système de guidage intégré. « Si vous avez déjà décidé qu’il s’agissait d’une attaque au gaz, lorsque vous entendez « arme spéciale », vous allez inévitablement une bombe au gaz sarin », a dit le conseiller. « Les Syriens ont-ils planifié l’attaque contre Khan Sheikhoun ? Absolument. Avons-nous des interceptions pour le prouver ? Absolument. Ont-ils envisagé d’utiliser du gaz sarin ? Non. Mais le président n’a pas dit : « On a un problème, on va l’examiner. » Il voulait mettre une raclée à la Syrie  ».

Le lendemain à l’ONU, l’ambassadrice Haley a provoqué une sensation médiatique quand elle a montré des photos des morts et a accusé la Russie d’être complice. « Combien d’enfants devront mourir avant que la Russie ne s’en soucie ?  » demanda-t-elle. NBC News, dans un rapport typique publié le même jour, cita des fonctionnaires US qui avaient confirmé que du gaz avait été utilisé et Haley a rendu le président syrien Assad directement responsable. « Nous savons que l’attaque d’hier constitue une nouvelle bassesse de la part du régime barbare d’Assad », a-t-elle déclaré. Il y avait une ironie dans l’empressement des Etats-Unis pour blâmer la Syrie et critiquer la Russie pour avoir défendu la version syrienne, comme Haley et d’autres à Washington l’ont fait. « Ce qui ne vient pas à l’esprit de la plupart des Américains » a déclaré le conseiller, « c’est que s’il y avait eu une attaque au gaz autorisée par Bashar, les Russes auraient été 10 fois plus contrariés que n’importe qui en Occident. La stratégie de la Russie contre l’EI, qui consiste à obtenir la coopération américaine, aurait été détruite et Bashar aurait été responsable de l’irritation des Russes, avec des conséquences inconnues pour lui. Il ferait ça ? Alors qu’il est sur le point de gagner la guerre ? Vous plaisantez j’espère ?  »

Trump, constamment accroché aux nouvelles à la télévision, a déclaré, alors que le roi Abdullah de Jordanie était assis à ses côtés dans le bureau ovale, que ce qui venait de se passer était « horrible, horrible » et un « terrible affront à l’humanité ». Lorsqu’on lui a demandé s’il allait changer sa politique envers le gouvernement Assad, il a répondu : « Vous verrez ». Il a fourni un premier élément de réponse lors de la conférence de presse qui a suivi avec le roi Abdullah : « Lorsque vous tuez des enfants innocents, des bébés innocents - des bébés, des petits bébés - avec un gaz chimique qui est si létal ... vous franchissez beaucoup, beaucoup de lignes, au-delà de la ligne rouge. ... Cette attaque contre les enfants hier a eu un grand impact sur moi. Grand impact ... Il est très, très possible ... que mon attitude envers la Syrie et Assad ait beaucoup changé. »

Quelques heures après avoir examiné les photos, a dit le conseiller, Trump a confié à l’appareil national de défense la planification des représailles contre la Syrie. « Il a fait ça avant d’en parler à quelqu’un. Les planificateurs ont ensuite demandé à la CIA et à la DIA s’il y avait des preuves que la Syrie avait du sarin entreposé dans un aéroport voisin ou quelque part dans la région. L’armée devait en avoir quelque part dans la région afin de s’en servir. » « La réponse fut : « Nous n’avons aucune preuve que la Syrie avait du sarin ou en a utilisé » », a déclaré le conseiller. « La CIA leur a également dit qu’il n’y avait pas de traces résiduelles de sarin à Sheyrat [l’aérodrome à partir duquel les bombardiers SU-24 syriens avaient décollé le 4 avril] et Assad n’avait aucune raison de se suicider. » Tout ceux impliqués, sauf peut-être le Président, ont également compris qu’une équipe hautement qualifiée des Nations Unies avait passé plus d’un an - suite à la prétendue attaque de sarin en 2013 par la Syrie - à éliminer toutes les armes chimiques d’une douzaine de dépôts syriens.

À ce stade, a déclaré le conseiller, les planificateurs de la sécurité nationale du président étaient plus que troublés : « Personne ne connaissait la provenance des photos. Nous ne savions pas qui étaient ces enfants ni dans quelles circonstances ils avaient été touchés. Le gaz sarin est en réalité très facile à détecter car il pénètre la peinture. Il suffit donc de prélever un échantillon de peinture. Nous savions qu’il y avait un nuage et nous savions que ce nuage était mortel. Mais vous ne pouvez pas en tirer la conclusion qu’Assad avait caché du sarin à l’ONU parce qu’il voulait l’utiliser à Khan Sheikhoun. » L’intelligence a clairement précisé qu’un bombardier SU-24 de la Force aérienne syrienne avait utilisé une arme conventionnelle pour frapper sa cible : Il n’y avait pas d’ogive chimique. Et pourtant, il était impossible pour les experts de persuader le président une fois qu’il avait pris sa décision. « Le président a vu les photos de petites filles empoisonnées et a déclaré que c’était une atrocité d’Assad », a déclaré le conseiller. « C’est typique de la nature humaine. Vous tirez les conclusions que vous souhaitez. Les analystes du renseignement ne se disputent pas avec un président. Ils ne lui diront jamais, « si vous interprétez les données de cette façon, je démissionne. » »

Le President Donald J. Trump avec quelques-uns de ses plus proches conseillers à Mar-a-Lago, le 6 avril 2017, lors d’une réunion d’évaluation top-secret sur le résultat des frappes sur la base de Shayat. (picture alliance/ASSOCIATED PRESS/AP Content)

Les conseillers en sécurité nationale ont compris leur dilemme : Trump voulait répondre à l’affront envers l’humanité commis par la Syrie et ne voulait pas en démordre. Ils avaient affaire à un homme qu’ils considéraient comme pas méchant et pas stupide, mais qui montrait de graves lacunes en matière de sécurité nationale. « Tous ceux proches de lui connaissent sa propension à agir de façon précipitée avant de connaître tous les faits », a déclaré le conseiller. « Il ne lit rien et n’a pas de véritable connaissance en histoire. Il veut des exposés verbaux et des photos. Il aime prendre des risques. Dans le monde des affaires, il est prêt à accepter les conséquences d’une mauvaise décision, il ne perdra que de l’argent. Mais dans ce monde-ci, ce sont des vies qui sont en jeu et il y aura des dégâts à long terme à notre sécurité nationale s’il commet des erreurs. On lui a dit que nous n’avions pas de preuve d’une implication syrienne et pourtant Trump a dit : ’Faites-le’. »

Le 6 avril, Trump a convoqué une réunion des responsables de la sécurité nationale dans sa station de Mar-a-Lago en Floride. L’ordre du jour ne portait pas sur ce qu’il fallait faire, mais sur la meilleure manière de le faire - ou, selon la volonté de certaines, comment faire le minimum tout en donnant satisfaction à Trump. « Le patron savait avant la réunion qu’ils n’avaient pas de preuves, mais ce n’était pas un problème  », a déclaré le conseiller. « La réunion s’est résumée à « Voici ce que je vais faire ». Il ne restait plus qu’à lui présenter des options. »

L’information disponible n’était pas pertinente. L’homme le plus expérimenté à la table était le secrétaire à Défense, James Mattis, un général à la retraite issu des Marines, qui avait le respect du Président et qui avait peut-être aussi compris qu’il pouvait facilement le perdre. Mike Pompeo, le directeur de la CIA, dont l’agence avait constamment signalé qu’ils n’avaient aucune preuve d’une bombe chimique syrienne, n’était pas présent. Le secrétaire d’État Tillerson est admiré dans son service pour sa propension à travailler de longues heures et son avidité à lire les câbles diplomatiques et les rapports, mais il ne connaît pas grand chose à la guerre et aux opérations de bombardement. Tous les participants étaient acculés, a déclaré le conseiller. « Le président était très agité par la catastrophe et voulait qu’on lui propose des options » Il en a reçu quatre, dans l’ordre de gravité croissante. L’option 1 était de ne rien faire. Tous les participants, a déclaré le conseiller, ont compris qu’il n’en était pas question. L’option 2 était une petite tape sur la main : bombarder un aérodrome en Syrie, mais seulement après avoir alerté les Russes et, à travers eux, les Syriens, pour éviter de nombreuses victimes. Certains l’ont appelé l’« option Gorille » : l’Amérique fait la bravache et se frappe la poitrine pour faire peur et manifester sa détermination, mais sans provoquer de gros dégâts. La troisième option était d’appliquer le programme de frappe qui avait été présenté à Obama en 2013 et qu’il a finalement abandonné. Ce plan prévoyait un bombardement massif des principaux aérodromes, centres de commandement et de contrôle syriens avec des avions B1 et B52 qui auraient décollé depuis leurs bases aux États-Unis. L’option 4 était la « décapitation » : éliminer Assad en bombardant son palais à Damas, ainsi que son réseau de commandement et tous les bunkers souterrains où il pouvait éventuellement se réfugier en cas de crise.

« Trump a immédiatement exclu l’option 1 », a déclaré le conseiller, et l’assassinat d’Assad n’a jamais été envisagé. « Mais il a déclaré en essence : « Vous êtes l’armée et je veux une action armée ». Le président était également d’abord opposé à l’idée de donner aux Russes un avertissement avant la frappe, mais l’a finalement accepté à contrecoeur. « Nous lui avons donné l’option Boucles d’Or - ni trop chaud, ni trop froid, mais juste ce qu’il faut. » La discussion connut des moments bizarres. Tillerson s’est demandé à la réunion de Mar-a-Lago pourquoi le président ne pouvait pas simplement appeler les bombardiers B52 et pulvériser la base aérienne. On lui a dit que les B52 étaient très vulnérables aux missiles sol-air (SAM) dans la région et l’utilisation de ces avions nécessiterait un tir de barrage qui pourrait tuer des soldats russes. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda Tillerson. On lui a répondu « Eh bien, monsieur, cela signifie que nous devrions détruire les sites SAM le long de la trajectoire de vol des B52, et ceux-ci sont maniés par les Russes, et nous serions confrontés à une situation beaucoup plus difficile. » La leçon fut celle-ci : remerciez Dieu pour la présence de militaires à la réunion », a déclaré le conseiller. « Ils ont fait de leur mieux en face d’une décision qui avait déjà été prise ».

Cinquante neuf missiles Tomahawk furent tirés - depuis deux destroyers de la marine US en service dans la Méditerranée, le Ross et le Porter – sur la base aérienne de Shayrat près de la ville contrôlée par le gouvernement de Homs. L’opération se déroula comme prévu, en provoquant un minimum de dégâts. Les missiles ont une charge utile légère - environ 100 kgs de HBX, une version moderne militaire du TNT. Les réservoirs de carburant de l’aérodrome, la cible principale, furent pulvérisés, a déclaré le conseiller, en déclenchant un énorme feu et des nuages ​​de fumée qui entravèrent les systèmes de guidage des missiles qui suivaient. Près de 24 missiles ont manqué leur cible et seulement quelques-uns des Tomahawks ont effectivement pénétré dans des hangars, détruisant neuf avions syriens, beaucoup moins que ce qui avait a été réclamé par l’administration Trump. On m’a dit qu’aucun des appareils n’était opérationnel : les avions endommagés étaient ce que l’armée de l’air appelle des Reines de Hangar. « Ils étaient destinés à être sacrifiés », a déclaré le conseiller. « La plupart du personnel important et des avions de combat opérationnels avaient été déplacés vers des bases proches quelques heures avant le début du raid. Les deux pistes et les places de stationnement des avions, également ciblés, ont été réparés et remis en service dans un délai de huit heures environ. Dans l’ensemble, ce fut à peine plus qu’un feu d’artifice coûteux. »

« Ce fut un spectacle totalement Trump, du début à la fin », a déclaré le conseiller. « Quelques hauts conseillers en sécurité nationale du président considéraient que leur mission consistait à minimiser une mauvaise décision présidentielle, et qu’ils avaient l’obligation de la mener à bien. Mais je ne pense pas que nos membres de la sécurité nationale vont se laisser entraîner à nouveau par une mauvaise décision. Si Trump avait choisi l’option trois, on aurait pu assister à quelques démissions sur le champ. »

Après la réunion, alors que les Tomahawks faisaient route, Trump s’est adressé à la nation depuis Mar-a-Lago et a accusé Assad d’utiliser des gaz pour étouffer « la vie des hommes, des femmes et des enfants impuissants. Ce fut une mort lente et brutale pour tant de gens ... Aucun enfant de Dieu ne devrait subir une telle horreur.  » Les jours qui ont suivi ont été ses plus réussis en tant que président. L’Amérique s’est ralliée derrière son Commandant en Chef, comme c’est le cas en temps de guerre. Trump, qui avait fait campagne comme quelqu’un qui préconisait la paix avec Assad, bombardait la Syrie 11 semaines après son entrée en fonction et fut salué par les Républicains, les Démocrates et les Médias. Un célèbre animateur de télévision, Brian Williams de MSNBC, a employé le mot « beau » pour décrire les images des Tomahawks tirés depuis la mer. S’exprimant sur CNN, Fareed Zakaria [magazine Newsweek – NdR] a déclaré : « Je pense que Donald Trump est devenu le président des États-Unis. » Une revue des 100 plus importants journaux US a montré que 39 d’entre eux ont publié des éditoriaux de soutien aux frappes, dont le New York Times, Washington Post et Wall Street Journal.

Les missiles Tomahawk n’ont occasionné que peu de dégâts à la base aérienne syrienne. (AP Photo/HM BH)

Cinq jours plus tard, l’administration Trump convoqua les médias nationaux à une séance d’information sur l’opération syrienne présentée par un haut responsable de la Maison Blanche qui ne devait pas être identifié. L’essentiel de la séance a consisté à affirmer que la persistance acharnée de la Russie de nier qu’un bombardement au gaz avait eu lieu à Khan Sheikhoun était un mensonge parce que le président Trump, lui, avait déclaré que du sarin avait bien été utilisé. Cette affirmation, contestée par aucun des journalistes présents, est devenue la base d’une série de critiques supplémentaires :

 Les mensonges réitérés par l’administration Trump au sujet de l’utilisation de sarin par la Syrie a fini par répandre dans les médias et le public US l’idée que la Russie avait choisi de se lancer dans une campagne de désinformation et de mensonge pour protéger la Syrie.

 Des forces militaires russes étaient basées à l’aérodrome de Shayrat (comme elles sont dans toute la Syrie), ce qui soulève la possibilité que la Russie avait eu connaissance du projet d’attaque au gaz et n’a rien fait pour l’arrêter.

 L’emploi de gaz sarin par la Syrie et le soutien de la Russie laisse entendre que la Syrie avait dissimulé des stocks de gaz à l’équipe des Nations Unies pour le désarmement qui a passé une grande partie de 2014 à inspecter et éliminer toutes les armes chimiques dans les 12 dépôts syriens, conformément à l’accord élaboré par l’administration Obama et la Russie après l’utilisation présumée, mais jamais prouvée, de sarin l’année précédente contre un secteur rebelle dans une banlieue de Damas.

Le présentateur de cette réunion, à son crédit, a pris soin d’employer les mots « penser », « suggérer » et « croire » au moins 10 fois pendant les 30 minutes de son intervention. Mais il a également déclaré que son exposé était basé sur des données qui avaient été déclassifiées par « nos collègues des services de renseignement  ». Ce qu’il n’a pas dit, et peut-être qu’il ne le savait pas, était que la plupart des informations classifiées des services de renseignements affirmaient que la Syrie n’avait pas utilisé de sarin lors de l’attaque du 4 avril.

La presse traditionnelle a réagi comme la Maison Blanche l’avait espéré : les articles critiquant la Russie pour sa prétendue dissimulation de l’utilisation de gaz sarin par la Syrie ont dominé et de nombreux médias ont ignoré les nombreuses réserves formulées par le présentateur. Il y avait une ambiance de nouvelle guerre froide. Le New York Times, par exemple - le plus grand quotidien des Etats-Unis - a placé le titre suivant sur son article qui rendait compte de la réunion : « La Maison Blanche accuse la Russie de couvrir l’attentat chimique en Syrie. » L’article du Times reconnaît que la Russie nie, mais ce qui fut présenté à la réunion comme « une information déclassifiée » est soudainement devenu dans l’article un « rapport de renseignement déclassifié ». Pourtant, il n’y avait pas de rapport de renseignement officiel indiquant que la Syrie avait utilisé du sarin, mais simplement un « résumé basé sur des informations déclassifiées sur les attaques », comme mentionné par le présentateur.

A la fin du mois d’avril, la crise s’était estompée, alors que la Russie, la Syrie et les États-Unis restaient concentrés sur l’anéantissement de Daech et des milices d’Al-Qaïda. Cependant, certains de ceux qui ont travaillé pendant la crise expriment quelques réserves. « Les salafistes et les djihadistes ont obtenu ce qu’ils voulaient avec leur coup médiatique de gaz sarin », a déclaré le conseiller, en référence à l’aggravation des tensions entre la Syrie, la Russie et les Etats-Unis. « La question est, que se passera-t-il en cas d’une nouvelle fausse attaque au sarin attribuée à la Syrie ? Trump a monté la barre et se retrouve dos au mur après sa décision de bombarder. Et vous pouvez être certain que ces gens sont déjà en train de planifier une nouvelle fausse attaque. Trump n’aura pas d’autre choix que de bombarder à nouveau, et plus fort. Il est incapable de reconnaître une erreur. »

Seymour M. Hersh

La Maison Blanche n’a pas répondu à des questions précises sur le bombardement de Khan Sheikhoun et de l’aéroport de Shayrat. Ces questions ont été envoyées par courrier électronique à la Maison Blanche le 15 juin et sont restées sans réponse.

Traduction « rouges ou pas, toujours lire entre les lignes » par Viktor Dedaj pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

»» https://www.welt.de/politik/ausland/article165905578/Trump-s-Red-Line.html
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Aussi longtemps qu’on ne le prend pas au sérieux, celui qui dit la vérité peut survivre dans une démocratie.

Nicolás Gómez Dávila
philosophe colombien

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