Aujourd’hui, alors que nous sommes confrontés au reflux de l’ordre libéral mondial et des règles sur lesquelles il est fondé, tandis qu’autocrates et démagogues ont pris la tête de pays dont les ressortissants, cumulés, représentent bien plus que la moitié de la population mondiale, l’idée de Fukuyama paraît désuète et naïve. Mais elle renforça en son temps la doctrine de l’économie néolibérale qui prévalut au cours des quarante dernières années.
La crédibilité de la foi néolibérale en des marchés libres de toute entrave, qui auraient dû constituer le chemin le plus sûr vers une prospérité partagée, est désormais sous assistance respiratoire. Et cela devait bien arriver un jour. Le déclin simultané de la confiance dans le néolibéralisme et dans la démocratie n’est ni une coïncidence ni une simple corrélation. Voici quarante ans que le néolibéralisme sape les fondements de la démocratie.
La forme de mondialisation prescrite par le néolibéralisme a laissé les personnes et des sociétés entières dans l’incapacité de prendre en main une bonne part de leur propre destinée, comme l’a expliqué si clairement Dani Rodrik de l’université Harvard et comme je l’affirme dans mes récents ouvrages, Globalisation and Its Discontents Revisited [non encore traduit] et Peuple, pouvoir et profits. Les conséquences de la libéralisation des marchés de capitaux furent particulièrement odieuses : dès lors qu’un candidat à la présidence d’un marché émergent perdait les faveurs de Wall Street, les banques retiraient leur argent du pays. Les électeurs étaient alors placés devant un choix cornélien : céder à Wall Street ou faire face à une grave crise financière.
On disait aux citoyens ordinaires, même dans les pays riches : « Vous ne pouvez pas mettre en place les politiques que vous voulez – qu’il s’agisse de protection sociale, de salaires décents, d’impôt progressif ou de système financier correctement régulé – parce que le pays perdra sa compétitivité, que les emplois disparaîtront et que vous souffrirez. »
Dans les pays riches comme dans les pays pauvres, les élites promettaient que les politiques néolibérales allaient conduire à une croissance économique plus rapide et que les profits allaient ruisseler, de sorte que tout le monde, même les plus pauvres, allait devenir plus riche. Pour y parvenir, il fallait toutefois accepter des salaires plus bas pour les travailleurs et les réductions d’importants services publics pour tous les citoyens.
Les élites proclamaient que leurs promesses étaient fondées sur des modèles économiques scientifiques et sur des « recherches prouvées ». Eh bien, quarante ans plus tard, les chiffres sont là : la croissance a ralenti, et les fruits de cette croissance sont allés massivement vers l’infime minorité des plus riches. Tandis que les salaires stagnaient et que la Bourse s’envolait, les revenus et le patrimoine s’entassaient bien plus qu’ils ne ruisselaient.
Comment les restrictions salariales – pour atteindre la compétitivité ou la maintenir – et la réduction des services publics peuvent-ils contribuer à l’amélioration du niveau de vie ? Les citoyens ordinaires ont eu l’impression qu’on leur demandait de payer la note. Ils avaient raison de se sentir bernés.
Nous subissons aujourd’hui les conséquences de cette grande tromperie : la défiance envers les élites, envers la « science » économique sur laquelle le néolibéralisme était fondé, envers un système politique corrompu par l’argent, qui ont permis tout cela.
En réalité, malgré son nom, l’ère du néolibéralisme fut loin d’être libérale. Elle imposa une orthodoxie intellectuelle dont les gardiens étaient allergiques au désaccord. Les économistes soutenant des vues hétérodoxes étaient traités comme des hérétiques qu’il fallait éviter, ou qu’on reléguait au mieux dans une poignée d’institutions isolées. Le néolibéralisme ne ressemblait guère à la « société ouverte » dont Karl Popper avait plaidé la cause. Comme George Soros l’a rappelé, Popper voyait en notre société un système complexe, en constante évolution, dont nos connaissances modifient le comportement d’autant plus que nous apprenons.
Nulle part cette intolérance ne fut aussi marquée que dans le domaine macro-économique, où les modèles qui prévalaient excluaient la possibilité d’une crise comme celle que nous avons connue en 2008. Lorsque survint l’impossible, il fut traité comme on l’aurait fait d’une crue bimillénaire – un curieux phénomène qu’aucun modèle n’aurait pu prévoir. Aujourd’hui encore, les défenseurs de ces théories refusent d’accepter que leur croyance dans des marchés qui se réguleraient tout seuls et leur refus de considérer les externalités, sous prétexte qu’elles n’existeraient pas ou qu’elles seraient sans importance, ont conduit à la dérégulation, qui fut la cause efficace et principale de la crise. La théorie continue à survivre, à coups d’aménagements dignes de l’astronomie de Ptolémée pour tenter de faire correspondre le modèle avec les faits, ce qui confirme l’adage selon lequel les mauvaises idées, lorsqu’elles se sont répandues, mettent longtemps à mourir.
Si la crise financière de 2008 n’a pas réussi à nous faire comprendre que des marchés laissés à eux-mêmes ne pouvaient fonctionner, la crise climatique devrait y parvenir : le néolibéralisme mettra littéralement fin à notre civilisation. Mais il est tout aussi certain que les démagogues qui nous feraient tourner le dos à la science et à la tolérance ne feront qu’aggraver les choses.
La seule route qui s’ouvre, la seule façon de sauver notre planète et notre civilisation, est une renaissance de l’Histoire. Nous devons redonner vie aux Lumières et nous engager une nouvelle fois à honorer leurs valeurs de liberté, de respect du savoir et de démocratie.
Traduit de l’anglais par François Boisivon
Joseph E. Stiglitz est un économiste étasunien, lauréat du prix Nobel d’économie (avec George Akerlof et Michael Spence) en 2001 pour ses travaux sur les marchés avec asymétrie d’information. Il est l’un des fondateurs et des représentants les plus connus de la « nouvelle économie keynésienne ». Il acquiert sa notoriété populaire à la suite de ses violentes critiques envers le FMI et la Banque mondiale, émises peu après son départ de la Banque mondiale en 2000, alors qu’il y est économiste en chef. En 2007, il a soutenu le président vénézuélien Hugo Chávez dans son objectif de création d’une banque de développement des pays du Sud, "Banco del Sur". Selon Stiglitz, cette banque de développement offrirait un contrepoids au FMI et à la Banque mondiale.
Il est notamment l’auteur de La grande désillusion (2002), Quand le capitalisme perd la tête (2003), Un autre monde : contre le fanatisme du marché (2006) et Le Triomphe de la cupidité (2010).
Source : Wikipédia
4 novembre 2019