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La Charte oubliée, les illusions perdues

« Être journaliste, c’est publier quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas voir publié. Tout le reste n’est que relations publiques » (Orwell)

Quand le vin de Champagne eut monté à toutes les têtes, la raison de la visite que faisaient à Lucien ses camarades se dévoila.

 Tu ne peux pas, lui dit Lousteau, te faire encore le soutien de Julian. Assange est un activiste, il est isolé, c’est maintenant l’heure de l’hallali, et l’opinion publique a bien d’autres préoccupations.
 Cela pourrait nuire à ta carrière. Tu devrais faire un article pour prendre tes distances, poursuivit Blondet.
 Comment ! Après mon texte sur la liberté de la presse tenue en laisse par quelques milliardaires, sur les lanceurs d’alerte en danger, vous voulez que je me renie, que je... demanda Lucien.

Émile, Blondet, Hector, Merlin, Étienne, Lousteau, Félicien, Vernou, tous interrompirent Lucien par un éclat de rire.

 Tu vois, lui dit Lousteau, on est anonyme pour l’attaque, mais on signe très bien l’éloge des puissants.
 Les signatures ne m’inquiètent pas, dit Lucien. Je n’ai rien à redire. En conscience, je n’ai fait que...
 Merci, nous t’avons lu. Pas la peine de nous refaire l’article, coupa Blondet.
 Si un seul d’entre nous est inquiété, c’est la profession dans son ensemble qui doit se sentir menacée, insista Lucien.
 Tu pensais donc ce que tu as écrit ? dit Hector à Lucien.
 Oui.
 Ah ! Mon petit, dit Blondet, je te voyais plus mature ! Non, ma parole d’honneur, en regardant ton front, je te douais d’une clairvoyance semblable à celle des grands esprits, tous assez puissamment constitués pour pouvoir considérer où se trouve leur intérêt en toute chose...
 Vous tenez donc à ce que vous écrivez ? lui dit Vernou d’un ton railleur et professoral. Nous ne sommes que des marchands de phrases et nous touchons un salaire pour le prix de notre assiduité. Quand vous voudrez faire une grande et belle œuvre, faites donc un livre, vous pourrez y jeter vos pensées, vous pourrez enfin donner libre cours à votre conscience ; mais des articles lus aujourd’hui, oubliés demain, ça ne vaut à mes yeux que ce qu’on les paye. Si vous mettez de l’importance à de pareilles billevesées, vous invoquerez la Charte de Munich (1) pour écrire un prospectus.

Tous parurent étonnés de trouver à Lucien des scrupules et achevèrent de mettre en lambeaux sa livrée juvénile pour lui passer la livrée servile des journaleux.

 Mes amis, foi d’honnête journaliste, je suis incapable d’écrire deux mots de critique sur celui qui a révélé des crimes de guerre, reprit Lucien, et qui par son courage...
 Mon enfant, répondit Blondet, tu ne vas pas nous rappeler le premier devoir de « tout journaliste digne de ce nom »...
 « Respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité » (1), déclama Vernou, debout une coupe à la main.
 Mais « le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain », rétorqua Lucien.
 Qui s’arrête où commence le droit bien compris des affaires, lança Étienne.
 Veux-tu déjà finir ta jeune carrière en héros inconnu, rejoindre ton modèle emmuré vivant dans une ambassade, réduit à l’isolement ? poursuivit Blondet.
 Je ne peux rester indifférent, répliqua Lucien, quand « l’acharnement des autorités américaines contre Assange est encouragé par la lâcheté des [pseudo-] journalistes qui l’abandonnent à son sort, voire se délectent de son infortune. » (2)
 Tu as une famille qui vient de s’agrandir, n’est-ce pas ? Lucien, tu as des projets à concrétiser, à financer, interrogea Étienne.
 Mon ami Lucien, dit Merlin, le journal, au lieu d’être un sacerdoce est devenu, il ne faut pas se le cacher, il ne faut pas se leurrer, soit une boutique à la santé financière fragile, car sans annonceur, cela sonne l’heure du glas, soit une devanture achetée par un marchand assez fortuné pour se payer diverses plumes bien disposées. Un journal n’est plus fait pour éclairer mais pour distraire, divertir, voire façonner l’opinion. Nous sommes là pour diffuser une eau tiède, nous sommes souvent réduits à jouer les « rienologues ». Il faut vivre avec son temps, il faut faire avec les mutations en cours.
 Le journal est un commerce comme les autres, l’information une marchandise comme les autres, poursuivit Étienne. Déjà du temps de Balzac, le constat était celui-là.
 Je connais mes classiques, je sais Les illusions perdues, répliqua Lucien.
 Tu peux croire aux conseils d’un vieux de la vieille. Le journal peut se permettre la conduite la plus immorale, personne ne s’en croit sali personnellement. C’est ainsi, « les crimes collectifs n’engagent personne », rappela Émile.
 Mais je ne peux à ce point me contredire, lança Lucien.
 Non, bien sûr, répondit Blondet. Il faut faire cela avec doigté, avec dignité. On ne te demande pas d’accabler Assange aujourd’hui après l’avoir encensé hier. Non, mais juste de prendre du recul, de mettre de la distance. Nul besoin de reprendre la pseudo-accusation de délit sexuel. Cela serait grotesque. Il te faut faire preuve de finesse : il est maintenant difficile de dénigrer les révélations faites, il faut instiller le doute, sur l’impartialité du messager par exemple.
 Mais c’est confondre le métier de journaliste et celui de propagandiste, c’est contraire à l’article 9 de la...
 Au diable, la Charte de 71, lança Hector. C’est pas elle qui nous paye. Si tu sais être conciliant, si tu sais les limites à respecter, tu auras tout le reste à ta disposition : au fur et mesure que ta notoriété grandira, tu verras les scoops s’offrir à toi. Alors tu comprendras ce que veut aussi dire secret des sources.
 Mais il y a tous ces « faits alternatifs », cette propagande éhontée. La vérité n’est pas forcément ce qui est dit le plus fort. Ma conscien...
 Il faut savoir donner à bon escient pour recevoir en retour, conseilla Émile. Et un jour, qui sait, tu pourras même avoir la reconnaissance de tes pairs.
 Le journaliste est semblable à un acrobate, proclama Étienne.
 Je ne me voyais pas folliculaire, ni pisse-copie stipendié. Je ne pensais pas qu’il faille ainsi prostituer son talent. Je me rêvais grand reporteur, lâcha Lucien d’une voix fluette.

Il fut interdit, réduit au silence car d’une seule voix parlaient ses amis, ces gens du métier qui avaient leurs entrées dans les milieux autorisés.

 Fais un beau papier, proposa Vernou. Fais preuve d’éloquence sur la liberté d’expression protégée par le premier amendement de la Constitution états-unienne, sur les Démocraties occidentales si respectables et perfectibles ; distille quelques saillies bien inoffensives ; ensuite poursuis sur les menaces qui se profilent, sur les dictatures où les gêneurs sont démembrés. Il faut rester binaire : le bien et le mal, la vérité et le mensonge, nous et eux, les civilisés et les barbares. Dis-toi que le lectorat n’entendra rien au ternaire : d’ailleurs, ne dit-on pas qu’il n’y a que Dieu de triangulaire en ce bas Monde ?
 Il faut subrepticement instiller des réserves sur l’importance des révélations. D’ailleurs, qui peut prétendre avoir une connaissance globale des documents diffusés par WikiLeaks ? interrogea Émile.
 N’y-aurait-il pas rétention d’information de leur part ? suggéra Félicien. Il est légitime de douter sur celui qui a semé le doute, c’est normal, non ?
 La presse n’est jamais autant admirable et sublime que lorsqu’elle assène un mensonge, osa Merlin.
 Il ne tient qu’à toi d’assumer ton ambition afin que Lucien de Rubempré devienne une signature connue de tous, déclara Blondet avec sa voix de stentor.

Lucien fut étourdi, Blondet l’embrassa sur les deux joues : il venait d’adouber son poulain. Les bouchons de Champagne qui percutèrent le plafond ramenèrent tout ce petit monde vers le buffet généreux. Jusqu’au petit matin, ce fut l’allégresse et la franche camaraderie.

 Ils ont raison ! s’écria Lucien quand il fut seul avec Coralie. Pour gravir les échelons, il faut savoir se mettre au service des « premiers de cordée ».
 Amuse-toi ! Fais comme moi, dit Coralie, donne-leur ce qu’ils veulent, et vivons heureux.

D’après Les illusions perdues, Balzac. (3)

PERSONNE

« Dans des temps de tromperie généralisée, le seul fait de dire la vérité est un acte révolutionnaire » (Orwell)

(1) Charte de Munich, 1971 : déclaration des droits et devoirs des journalistes
https://www.journalisme.com/images/stories/pdf/charte_munich.pdf

(2) Pour Julian Assange, Serge Halimi, Le Monde diplomatique décembre 2018 :
https://www.legrandsoir.info/pour-julian-assange.html

(3) D’après Les illusions perdues, Balzac : cf. les pages 706 à 716, 594 et 595 du texte complet disponible sur https://beq.ebooksgratuits.com/balzac/Balzac-35.pdf

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"This book shows why the Julian Assange case is one of the most important press freedom cases of this century or any other century."—James C. Goodale, former Vice Chairman and General Counsel of The New York Times. “I think the prosecution of him [Assange] would be a very, very bad precedent for publishers … from everything I know, he’s sort of in a classic publisher’s position and I think the law would have a very hard time drawing a distinction between The New York Times and WikiLeaks.” (…)
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Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières sur le pied de guerre. Si le peuple américain permet un jour aux banques privées de contrôler le devenir de leur monnaie, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession, les banques et les compagnies qui fleuriront autour des banques priveront le peuple de tous ses biens jusqu’au jour où ses enfants se retrouveront sans toit sur la terre que leurs parents ont conquise.

Thomas Jefferson 1802

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