Finalement, les pays dits « en voie de développement » (PED) d’aujourd’hui remplacent les colonies d’hier : les grandes entreprises multinationales occidentales se placent dans les anciennes colonies, y investissent et en extorquent les ressources pour accumuler de faramineux profits qui s’évadent dans des paradis fiscaux appropriés. Tout cela se déroule sous le regard bienveillant des élites locales corrompues, avec l’appui des gouvernements du Nord et des Institutions financières internationales (IFI) qui exigent le remboursement de dettes odieuses héritées de la colonisation. Par le levier de la dette et des politiques néocapitalistes imposées qui la conditionnent, les populations spoliées paient encore le crime colonial d’hier et les élites le perpétuent subrepticement aujourd’hui, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le néocolonialisme. Pendant ce temps, hormis quelques tardives et bien trop rares reconnaissances des crimes commis, on se hâte d’organiser l’amnésie collective afin d’éviter tout débat sur de possibles réparations. Celles-ci, ouvrant la voie à des réclamations populaires, pourraient engager un devoir de mémoire émancipateur jusqu’à de possibles restitutions. Une perspective à étouffer avant qu’elle ne s’embrase ?
La misère des pays colonisés s’est largement accrue en raison d’un transfert de dette : les dettes contractées par les puissances coloniales (Espagne, Portugal, Belgique, Angleterre, France, Pays-Bas...) auprès de la Banque mondiale pour rentabiliser au mieux leurs exploitations dans leurs colonies ont ensuite été transférées sans leur consentement aux pays colonisés qui accédaient à leur indépendance. Elles constituent un cas de dette odieuse, tout comme les dettes ultérieures contractées pour rembourser celles-ci |1|.
« Haïti continue à payer, au prix fort, les conséquences de sa naissance » |2|
Dans le cas d’Haïti, on en arrive même à faire payer le pays pour son accession à l’indépendance. À Saint-Domingue (ancien nom d’Haïti), dans la nuit du 22 au 23 août 1791, 50 000 esclaves entrent simultanément en insurrection armée, impulsant un long processus qui amène à la première abolition de l’esclavage de toute l’histoire, le 29 août 1793, et à la proclamation de l’indépendance. Saint-Domingue, récupérant alors le nom d’Haïti, devient la première république noire indépendante en 1804, cas unique dans l’histoire d’une révolte d’esclaves qui ait accouché d’un État. La France n’a sans doute jamais pardonné cette insurrection, « y compris la perte des revenus de son système esclavagiste : 800 plantations de sucre détruites, 3 000 plantations de café perdues » |3|. Haïti le paie très cher : En 1825, le pays est contraint de payer à la France 150 millions de francs or destinés à « indemniser » les anciens colons maîtres d’esclaves pour perte « de propriété », en échange de la reconnaissance de son existence en tant qu’État-nation. La dette historique est imposée sous la menace d’invasion militaire : d’anciens propriétaires d’esclaves et de terres persuadent le roi français Charles X de lancer une équipée militaire sur Saint-Domingue, et le 17 avril 1825, une flotte de 14 navires de guerre était massée dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir. Une menace qui laisse entrevoir une possible restauration de l’esclavage par Charles X. Cette rançon extorquée au peuple haïtien, même si elle fut renégociée treize ans plus tard, en 1838, à 90 millions suite à un accord scandaleusement nommé « Traité de l’amitié », n’en constitue pas moins une dette pour avoir « osé » accéder à l’indépendance. « Pour mettre en perspective le coût et la valeur de cette dette indigne : en 1803 la France a accepté de vendre le territoire de la Louisiane aux États-Unis, une zone 74 fois la taille d’Haïti, pour 60 millions de francs-or, beaucoup moins que le montant de la dette réclamé par la France » |4|.
Haïti qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle française et s’affranchir de l’esclavage est ainsi forcé à payer doublement et de manière illégitime ses anciens colons pour accéder à sa liberté et son indépendance, par le tribut de l’esclavage et la rançon. Haïti paiera cette rançon odieuse, qui a fait ployer des générations d’Haïtiens sous le poids d’une dette illégitime, de 1825 à 1883, lorsque le dernier terme fut collecté par la Caisse des dépôts (banque d’État, qui existe encore aujourd’hui) qui la reverse ensuite, en partie, aux anciens colons ou leurs descendants (certains colons étaient morts, tandis que d’autres n’ont pu prouver qu’ils avaient été propriétaires). Pour Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), « l’argent doit revenir à l’État haïtien et à la société civile haïtienne. L’heure est venue de réparer cette double peine subie par l’île, l’esclavage puis la rançon. Le dénuement d’Haïti est dû au paiement de ces 90 millions de francs or qui ont obligé le pays à s’endetter sur des décennies. » |5|
Ni excuse, ni pardon, ni réparation, ni restitution. Imperturbable, la France rançonne le peuple
En avril 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture, le président Jean-Bertrand Aristide affirme que c’est la France qui a une dette envers Haïti et non l’inverse. Il demande « restitution et réparation » pour les dommages commis par l’esclavage et pour la rançon exigée en 1825 pour la reconnaissance de l’indépendance de l’île. Il réclame à la France 21 milliards de dollars (21 685 135 571,48 dollars), soit la valeur capitalisée des 90 millions de francs or payés comme tribut. En effet, en tenant compte de l’inflation ainsi que d’un taux d’intérêt minimal, certains mouvements sociaux estiment que cette somme pourrait dépasser les 21 milliards de dollars US estimés en 2003 |6|. Mais après l’intervention politique et militaire franco-étasunienne qui a abouti au renversement d’Aristide en février 2004, le régime de facto de Gérard Latortue abandonne la réclamation de la restitution à la France qu’il qualifie d’ « illégale ».
Depuis qu’Haïti existe, les Haïtiens n’avaient jamais vu chez eux un président de la République française. Il faudra attendre le tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui a provoqué la mort d’au moins 250 000 personnes et laissé près de 1,3 million de sans abris, pour qu’un président français se décide à fouler le territoire de son ancienne colonie pour la première fois depuis l’indépendance de l’île en 1804. En effet, après avoir laissé s’écouler un peu plus d’un mois suite au séisme, Nicolas Sarkozy effectue finalement une visite éclair d’à peine quatre heures le 17 février. Survol des dégâts de Port-au-Prince en hélicoptère, réunion et conférence de presse. C’est l’occasion de faire l’apologie du secteur privé français en rendant hommage à Suez et Veolia qui « ont réparé des conduites d’eau » ou d’EDF qui a « rétabli l’éclairage public au Champ-de-mars » près de l’ambassade de France. Et, pour la couverture médiatique, d’annoncer quelques 326 millions d’euros d’aide. Bien évidemment, il faut faire la part des choses et de cette somme, 56 millions ne seront pas mobilisés, puisqu’il s’agit d’effacement comptable auprès du Club de Paris de la dette bilatérale que l’île a contracté vis-à-vis de la France. La généreuse déclaration d’effacement de la dette brandie par Sarkozy comme réponse à la catastrophe post-séisme n’annonce pourtant rien de nouveau. Cette décision date en fait de juillet 2009, après qu’Haïti a atteint le point d’achèvement de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (initiative PPTE renforcée) le 30 juin 2009. De son côté, la Banque mondiale n’annule pas le remboursement de 38 millions de dollars, mais ne fait que le suspendre pour cinq ans. De son côté, le Fonds monétaire international a décidé d’octroyer une « aide » de 100 millions de dollars sous forme de... prêt, certes sans intérêts, mais qu’il faudra bien rembourser.
Nous sommes bien loin des 21 milliards de dollars réclamés par Aristide et les mouvements sociaux tel la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA) |7|. Encore une fois, l’État français a raté une bonne occasion de briser l’omertà en termes de restitution et réparation pour les dommages commis. Rien, hormis les effets d’annonce des vendeurs d’illusions empêtrés dans leurs promesses. On préfère appeler la population à faire œuvre de charité et oublier les questions qui dérangent le passé.
Saisissant l’occasion, un collectif de militants baptisé Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés (Crime) lance en juillet 2010 un canular et annonce sur un faux site du ministère français des affaires étrangères l’intention de la France de restituer aux Haïtiens le 14 juillet les sommes indûment perçues. L’affaire relance le débat au cœur de l’actualité.
Malgré une lettre ouverte au président français Nicolas Sarkozy |8|, dans laquelle plus de 90 écrivains, universitaires de renom et autres personnalités mondialement connues demandent publiquement au gouvernement français de restituer les 90 millions de francs or extorqués, la France se refuse toujours de restituer la dette historique de son indépendance à Haïti. La France a pourtant une lourde responsabilité dans les affaires haïtiennes et en particulier dans l’état de pauvreté dans lequel se démène sa population. Par exemple lorsqu’elle accorde refuge à l’ex-dictateur Jean Claude Duvalier, exilé sur la côte d’Azur en France après 29 ans de dictature de père en fils, avec une fortune de 900 millions de dollars volée dans les caisses de l’État haïtien, soit une somme alors supérieure à la dette externe du pays. Après 25 ans d’exil en France, impliqué dans le trafic de drogues et accusé de « crimes contre l’humanité », il finira ses jours en 2014 sans avoir pu être jugé.
L’aberration de “dette morale” de Hollande
Ce n’est sans doute pas dû au hasard s’il aura fallu attendre plus de deux siècles depuis l’indépendance de l’île pour voir le premier voyage – officiel cette fois – d’un chef d’État français s’effectuer en Haïti. La visite du président François Hollande le 12 mai 2015 a été accueilli par des manifestants réclamant « réparation » et « restitution » par la France de la somme versée par Haïti pour son indépendance. Certains brandissaient des pancartes sur lesquelles était notamment inscrit : « Hollande, l’argent oui, la morale non », en référence au discours prononcé quelques jours plus tôt par le chef d’État en visite à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 10 mai. Lors de son discours d’inauguration du Mémorial ACTe consacré à l’esclavage, suscitant beaucoup d’espoirs en Haïti, celui-ci avait affirmé : « Quand je viendrai en Haïti [le 12 mai], j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons. » Mais, en réalité, Hollande voulait parler de « dette morale » et non de restitution des milliards d’euros qu’Haïti a versé à la France. Ne craignant aucune « immoralité », la France reste ferme sur son refus d’une indemnisation financière. Comme le dit Louis-Georges Tin, auteur de l’ouvrage Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (Stock, 2013) : « La repentance est une question morale ou religieuse ; la réparation est un problème économique et politique ». Or, écrit le principal quotidien de l’île, Le Nouvelliste, dans son éditorial, « ... cette dette morale, jamais Haïti n’en a demandé réparation. Elle est irréparable, nous en convenons. Nous la laissons comme une tache sur le blason des civilisés. » et plus loin, poursuit : « ...la France a aussi une dette financière vis-à-vis d’Haïti. Cette dette est un cas unique dans l’histoire. C’est la seule fois où les vainqueurs ont payé tribut aux vaincus. Cette indemnité de 150 millions de francs-or, payée pendant tout le XIXe siècle, a entravé l’économie haïtienne, étranglé notre développement et hypothèque encore l’évolution de notre pays. » |9|
Le cadeau empoisonné de Monsanto
C’est au Forum mondial de Davos, en janvier 2010, peu après le séisme, que le patron de Monsanto Hugh Grant, et le vice-président Jerry Steiner, ont eu l’idée de donner des semences pour un montant de 4 millions de dollars (3,3 millions d’euros). Peut-être, avaient-ils été aidés dans leur démarche par Michael R. Taylor, vice-président pour les politiques publiques à Monsanto, qui a été propulsé au lendemain du séisme en Haïti commissaire député à la Food and Drug Administration (FDA) ou encore par l’ancienne dirigeante de Monsanto, Linda Fischer, qui a été nommée directrice adjointe de l’agence de protection de l’environnement (EPA) en 2003 ? Quoi qu’il en soit, quand Monsanto, la firme connue pour avoir répandu son agent orange au Vietnam, fait don à Haïti de 475 tonnes de semences hybrides (stériles) de maïs, non transgéniques mais dont les paysans ne peuvent pas utiliser la récolte comme semence, plus de 10 000 paysans haïtiens manifestent le 4 juin 2010. Ils sont en colère contre leur gouvernement à qui ils reprochent de distribuer un véritable « cadeau empoisonné » qui constitue une menace pour les variétés locales. Ce projet contesté de Monsanto est mis en place dans le cadre du projet Winner |10|, supervisé par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), et dont le directeur des opérations en Haïti serait M. Jean-Robert Estimé, ex-ministre des affaires étrangères durant la brutale dictature de Jean-Claude Duvalier. L’obligation d’utiliser des engrais et des produits phytosanitaires pour les cultiver, et celle de racheter les semences chaque année constitue une réelle menace contre la souveraineté alimentaire en Haïti. La mobilisation s’est amplifiée après la publication sur le site du Huffington Post, d’un article de Ronnie Cummins, de l’association des consommateurs de produits biologiques qui dénonçait les « pilules empoisonnées visant à refaire d’Haïti une colonie d’esclaves, non plus de la France, mais de Monsanto et des multinationales de l’agrobusiness » |11| .
Ingérence et violation de la souveraineté alimentaire
Haïti qui était autosuffisante dans les années 1980, est devenu l’un des tout premiers clients du riz étasunien. Les riziculteurs haïtiens ont été ruinés dans les années 1980 par les importations de riz étasunien subventionné qui a envahi le marché et est entré en concurrence directe avec la production locale. Après le démantèlement des protections douanières imposées par les organismes internationaux, les tarifs douaniers sur le riz passent de 35 % à 3 %. Dans la même veine, les cuisses de poulet en provenance des États-Unis qui sortent congelées des containers, entrent directement en concurrence avec les volailles élevées sur place.
En plus d’une dette écologique, due à l’utilisation intensive des pesticides qui polluent les sols et contaminent les agriculteurs, les États-unis et ses grandes entreprises sont redevables d’une dette d’ingérence qui a causé une perte de souveraineté alimentaire, fatale pour la survie de la population. Monsanto doit reconnaître les dommages causés, réparer et indemniser les paysans. Haïti n’est pas endettée, elle est créancière.
Partie 1 - Occupation et génocide en guise de « découverte »
Partie 2 - De la colonisation à l’esclavage économique