Le Vendredi 25 octobre s’écrit avec le V de Victoire
Théâtre de rue, batucada, tintamarre de casseroles, messages révoltés sur des pancartes, slogans déterminés et percutants, la foule immense a dévalé les rues de la capitale chilienne jusqu’à l’engloutir comme jamais depuis la manifestation pour exiger la fin de la dictature militaire (1973-1990) au référendum de Pinochet en 1988. Plus déterminés que jamais, les Chiliennes et Chiliens, toutes générations et classes sociales confondues – hormis celle des 1 % des Chiliens les plus riches qui détient plus de 25 % des richesses du pays et à laquelle appartient le président Piñera – ont défié le pouvoir en place, en masse dans les rues des grandes villes. Ce sont d’abord des centaines d’automobilistes et de chauffeurs routiers qui ont lancé des opérations escargot sur les autoroutes reliant Santiago au reste du pays pour protester contre les prix des péages. Après une semaine d’insurrection et avant l’application d’un septième couvre-feu nocturne, entre un et deux millions personnes (1 200 000 selon les chiffres officiels) sont descendues manifester dans les rues de Santiago, jusqu’à l’Alameda, l’avenue qui mène au palais présidentiel et la Plaza Italia. Une affluence grandiose qui rassemblait le peuple comme jamais depuis des décennies et le retour de la prétendue « démocratie » en 1990. Sur cette même Plaza Baquedano, communément appelée Plaza Italia, la statue du militaire chilien Manuel Baquedano qui a combattu durant la guerre du Pacifique (1879-1884) et contre la Confédération péruvio-bolivienne (1836-1839), sera plus tard mise à terre par les manifestants. La place, épicentre des manifestations à Santiago, sera rebaptisée « Place de la dignité » (Plaza de la Dignidad).
À l’initiative du Collectif mille guitares pour Víctor Jara (Colectivo Mil Guitarras para Víctor Jara), des musiciens et guitaristes regroupés devant la bibliothèque nationale à Santiago, ont attiré l’attention en jouant le répertoire du célèbre chanteur, un des tout premiers martyrs de la dictature de Pinochet, assassiné par la junte à l’âge de 41 ans en septembre 1973. L’une des chansons de celui qui est devenu l’incarnation de la culture chilienne écrasée par le fascisme, El derecho de vivir en paz (« le droit de vivre en paix »), composée en 1969 pour dénoncer l’intervention étasunienne au Vietnam, est entonnée à de multiples reprises ce vendredi 25 octobre. Devenue l’hymne de la rébellion, symbole de la lutte contre l’injustice, le Théâtre municipal de Santiago l’avait diffusée via ses hauts parleurs, durant la nuit du 21 octobre pour défier le couvre-feu. Durant une semaine de couvre-feu dans la capitale, depuis son instauration le 19 jusqu’à sa suspension le 27 octobre, à peine celui-ci installé la nuit tombée, le peuple grondait depuis une multitude de fenêtres et balcons. Des milliers de casseroles retentissaient alors contre le spectre de la dictature militaire. La nuit du 22 octobre, défiant le couvre-feu, la jeune soprano Ayleen Jovita Romero a entonné à pleine voix “ El derecho de vivir en paz" de Victor Jara depuis sa fenêtre, elle a émut tout le voisinage et reçut un tonnerre d’applaudissements. Le lendemain, un orchestre philharmonique s’est installé dans la rue de La Serena, une ville au nord de Santiago, et a offert cette même chanson avec beaucoup d’émotion. Une vidéo de Victor Jara chantant "Le Droit de vivre en paix" a même été projetée sur les murs d’un immeuble du centre de Santiago durant le couvre-feu, finalement levé le 27 octobre.
Le rappeur mapuche Portavoz dénonce les inégalités produites par un régime dit démocratique qui n’a pas remis en cause l’héritage économique et social de la dictature. Sa chanson "El otro Chile", semble exprimer ce que ressent le peuple chilien face aux discours de Piñera : « Ses discours d’“unité nationale”, c’est juste cela, des discours, car la réalité est différente. Nous vivons dans une société de ségrégation. Et ce n’est pas un hasard : c’est ce qu’a toujours voulu la classe riche. C’est à cela que je pense quand je pense au Chili. Je ne te parle pas des drapeaux et des emblèmes, je te parle du Chili d’où je viens. Je suis désolé, mais si un jour je hurle “Vive le Chili”, ce sera quand le Chili sera vraiment du peuple et libre ».
En attendant, depuis la France où elle vit, la chanteuse chilienne Anita Tijoux encourage les concerts de casserole avec son nouveau clip devenu viral, Cacerolazo : « Cuillère en bois face à tes balles. Et au couvre-feu ? Concert de casserole ! »
Dans le Chili d’aujourd’hui, la profonde culture populaire de musique engagée, dont maintes icônes ont été confrontées à la censure, l’exil, la torture ou la disparition, resurgit avec force à l’aune de la révolte. « Si je ne peux pas danser, ta révolution ne m’intéresse pas » disait Emma Goldman. Au Chili de Pablo Neruda et de Salvador Allende, où l’on ne semble pas savoir faire de révolution sans chansons, il y a encore de quoi danser.
Disponible en castillan à cette adresse : El Salto