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Exposition universelle de Shanghai : Le mépris de François Jullien

Philosophe et sinologue, François Jullien s’est imposé progressivement comme intellectuel spécialisé dans la pensée chinoise.

Arrivé sur le marché éditorial et idéologique après ses prédécesseurs normaliens admirateurs en leur jeunes années du maoïsme et en nette rupture avec eux (même s’ils ont, pour la plupart d’entre eux, renié leurs penchants de jeunesse) il s’est employé à mettre en regard deux pensées restées très longtemps étrangères l’une à l’autre : la pensée chinoise et la pensée occidentale.

Encore a-t-il, dans cette démarche, réduit la pensée « occidentale » à la pensée fondatrice, la pensée grecque. Mais cela ne diminue en rien l’ambition du projet. Il a donc, au fil de ses nombreux ouvrages, creusé son sillon et pris une place prééminente parmi les intellectuels essayant de donner à comprendre, en restituant ses racines idéologiques, la Chine de l’après-maoïsme, la Chine de l’ouverture au Capital transnational.

Il s’est ainsi mué progressivement en éclaireur d’un Capital occidental appâté par ce fabuleux marché en cours d’ouverture et en même temps taraudé secrètement par la peur d’un Parti communiste au pouvoir qui avait manifesté qu’il n’était pas disposé à s’appliquer une mortelle pérestroïka que Gorbatchev était pourtant venu lui-même promouvoir, sans succès, à Pékin, en Mai 1989.

Il s’est donc retrouvé assez vite dans les années 90 en qualité de membre du Comité France-Chine du CNPF (aujourd’hui Medef) en position de conseiller interculturel de la fraction « internationaliste » du grand Capital français désireuse de réussir son entrée dans le nouvel eldorado. Ce rôle a été affirmé par sa contribution au livre d’André Chieng (« La pratique de la Chine » Grasset - 2003) mais n’a été que la mise en lumière d’une influence profonde acquise progressivement, au travers de multiples colloques, rencontres, conférences …. dans les milieux du grand patronat français. En témoigne le crédit que lui accorde depuis longtemps Jean-Pierre Raffarin, le dirigeant politique le plus impliqué dans la promotion des intérêts de grand Capital français en république populaire de Chine, lequel a servi d’entremetteur dans la réconciliation entre le gouvernement chinois et Sarkozy, lâché trop brusquement tel un jeune éléphanteau inexpérimenté dans la porcelaine subtile des relations diplomatiques avec la Chine.
Mais la fonction de François Jullien est en train de changer sous nos yeux. Finie la période pionnière où le capital occidental accumulait les profits sur le marché chinois ou au moins sur la fraction du marché chinois que Pékin lui laissait ouverte (Zones Economiques Spéciales et autres). Aujourd’hui le Capital occidental voit arriver le capital chinois - sous forme de produits comme sous forme d’investissements - sur ses propres terres, terres nationales comme terres coloniales ou néo colonisées. Et le ton change , car la menace se fait précise : la Chine et ses entreprises interviennent dans le monde entier retournant à leur avantage les règles d’une OMC destinée initialement à une nouvelle invasion commerciale du monde par l’Occident, elle a rattrapé avec une grande persévérance une très large partie du retard technologique qui était le sien à la mort de Mao et de Chou en Lai et voilà nos avocats de la compréhension de la Chine qui s’inquiètent.

L’ouverture de l’exposition universelle de Shanghai a ainsi donné l’occasion à François Jullien de sonner l’alerte ou plutôt, puisque tel est le rôle de l’intellectuel organique du Capital, de donner forme à cette inquiétude.

Il l’a fait sous la forme d’une interview parue dans LA TRIBUNE du 30 Avril 2010 (voir ci-dessous). Finie la douce pédagogie, l’intercompréhension des cultures, François Jullien durcit le ton, la Chine contemporaine est méprisable.

Le titre de l’interview est explicite « L’impérialisme chinois agit par infiltration »

Donc

1 : il s’agit bien d’un « impérialisme » et le même François Jullien qui a pris dans ses livres un soin jaloux à ne pas utiliser des termes politiquement connotés - l’impérialisme, stade suprême….- jette le masque. Il ne parle pas du Parti communiste chinois au pouvoir, mais rien moins que de « bolchevisme », appellation qui fait aujourd’hui partie du vocabulaire de l’extrême-droite.

2- attention, sous-entend-il, à l’inverse de l’impérialisme occidental (qui avance bardé de missiles et de divisions parachutistes, escorté de ses cartels de la drogue), l’impérialisme chinois est sournois, il agit par « infiltration », comme un virus, un poison en somme et notre philosophe se retrouve au niveau d’analyse d’Hergé dans « Tintin et le Lotus Bleu »

Le reste est à l’unisson comme en témoignent les trois phrases de l’interview mises en exergue par le journal.

1 - « Le thème de l’exposition « Better city-Better life » promeut l’homme non comme sujet, mais l’homme dans la ville, dans la communauté »

Défense et illustration de l’individualisme occidental comme idéologie permettant le libre exercice de la concurrence de tous contre tous, écrasant les solidarités !

Ce que François Jullien feint d’ignorer c’est que de société majoritairement rurale, la Chine est en train de se transformer rapidement en société à majorité urbaine, phénomène social de grande ampleur qui met en mouvement et transforme l’existence de centaines de millions de personnes, qui modifie la géographie du pays et qui est, faut-il le souligner ?, au coeur des préoccupations des dirigeants. En tirer la conclusion qu’il s’agit d’un écrasement du sujet est une critique qui peut être adressée à toute société urbaine moderne, pas particulièrement à la société chinoise. Le merveilleux et bienheureux « sujet » occidental qui s’entasse aux petites heures dans des RER bondés vit, lui, pleinement, c’est connu, sa liberté d’individu !

2- « La seule crise qu’ils risquent de ne pas pouvoir contrôler est celle de l’idéologie, car ils n’ont ni penseurs, ni écrivains »

Mépris grossier pour le peuple chinois et sa culture.

La Chine selon François Jullien : Un milliard trois cent trente millions d’attardés plus ou moins incultes qui ne sont pas curieux du monde extérieur, ne réfléchissent à rien, n’écrivent pas …. ! Laisser croire en particulier que la pensée critique ne serait le fait que des quelques « dissidents » patentés soutenus par les ONG occidentales spécialisées est une preuve soit d’ignorance, soit de malhonneteté . Or François Jullien n’est pas un ignorant ….

3 - « Aujourd’hui, son nationalisme lui confère une formidable cohésion. Mais elle est surtout animée par une revanche. Ne pas le voir serait un déni. »

Pure angoisse de citoyen d’un pays déclinant dans un capitalisme anonyme et sans frontières ! Une réhabilitation ou une renaissance n’est pas une revanche. Oser écrire « Le christianisme porte en lui de savoir se relever des difficultés. La Chine l’a esquivé. » c’est-à -dire, et voilà l’énorme déni de François Jullien, que la Chine ne saurait pas qu’elle a souffert (agressions européenne et japonaise, guerre civile…..) et qu’elle ne saurait pas se relever de ses difficultés, ce qu’elle est précisément en train de faire.

Ce thème de la revanche est d’une extrême pauvreté politique. Humiliée pendant un siècle, maltraitée par l’impérialisme occidental, la Chine veut simplement être respectée et décider elle-même de son sort. François Jullien se fait, à sa façon, l’écho des militaires étasuniens qui s’inquiètent parce que le budget militaire chinois est en passe d’atteindre 10 % du leur.

Décidément, le renouvellement de l’espèce des « chiens de garde » est toujours assuré et François Jullien prend place dans le concert des contempteurs d’un pays qui dérange l’ordre du système de domination occidental.

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EN COMPLEMENT

Texte intégral de l’interview

« Better city ou better life » qu’évoque pour vous le thème de l’exposition universelle de Shanghai ?

Il traduit chez les chinois une volonté de trouver un thème consensuel pour le monde entier dans la droite ligne de leur idéologie de l’harmonie. . En effet deux idéologies s’affrontent dans le monde : celle des droits de l’homme qui pose l’individu comme sujet premier. Le « je pense, donc je suis » de Descartes. Face à lui, l’idéologie chinoise est plus situationnelle. L’homme est intégré dans le cosmos, dans la famille. Derrière ce thème, la Chine promeut donc sa propre idéologie, celle de l’intégration et non celle de l’effraction que l’on trouve chez les Grecs. Ce n’est donc pas un choix innocent. Ce n’est plus l’homme comme sujet, mais l’homme dans la ville, dans la communauté. Personne ne songera à critiquer ce thème qui fait l’unanimité. Mais en creux, on y décèle bien une rivalité idéologique, et la négation du sujet et des libertés.

Cette idéologie de l’harmonie n’est-elle pas en contradiction avec le développement exponentiel et anarchique des villes chinoises ?

Qu’est-ce qu’on appel1e la ville ? La cité au sens grec ? Non ! La cité c’est le centre, l’agora, là où autour d’une agora, se construit la politique, là où on délibère. A Shanghai il n’y a pas de place. Quant à Pékin, Tian’anmen est une place de parade ou de mausolée mais n’a pas pour fonction d’être une agora. Les villes chinoises s’étendent démesurément et n’ont rien d’une cité. Il n’y a pas d’équivalent en Europe. Dans la tradition chinoise, c’est le marché qui prévaut dans la ville, et le citadin est avant tout un citadin consommateur.

Un citadin consommateur n’est-ce pas fragile ? Les Chinois sont-ils armés pour faire face au rouleau compresseur de la consommation ?

Il ne faut pas oublier l’histoire de la Chine, et distinguer avant et après la venue de l’Occident. Avant, ce sont les missionnaires qui n’ont pas abouti. Les Chinois n’avaient que faire de leurs récits. La seconde fois ce sont les canons qui ont débarqué en Chine à la seconde moitié du XIX siècle. Le pays se retrouve alors conquis par une science physique qui le fascine. La Chine est en retard, bien qu’au XVII° siècle, elle a eu, elle aussi, ses Léonard de Vinci, Galilée et Newton. Elle a donc emprunté à l’Occident la science moderne et le bolchevisme. Aujourd’hui, son nationalisme lui confère une formidable cohésion. Mais elle est surtout animée par une revanche. Ne pas le voir serait un déni. Ils veulent y arriver par les mêmes moyens que nous. La Chine sera, sous peu, la première puissance mondiale. Si elle minimise son ascension pour n’effrayer personne et se développer à bas bruit, elle mute par une sorte de « transformation silencieuse ». A l’inverse de l’ex-URSS, la Chine passe du socialisme au capitalisme sans rupture. Elle fait mûrir sa puissance. L’impérialisme chinois n’est ni celui des Romains, ni celui des Américains. Il agit par incidence, infiltration, insinuation, influence.

Mais leur absence de culture ne constitue-t-elle pas une bombe à retardement ?

Nous ne sommes pas au même moment de notre histoire. Ils sont jeunes et nous vieux. En Europe, nous entamons notre déclin et nous devons penser l’après-apogée. Le grand art des dirigeants chinois est d’avoir su maintenir la régulation. Ils ont toujours un seau d’eau à la main pour éteindre les feux. La seule crise qu’ils risquent de ne pas savoir contrôler est celle de l’idéologie, car ils n’ont ni penseurs, ni écrivains. La Chine a emprunté à l’Occident sa science et une forme politique mais n’a pas pensé son rapport à l’intellectuel au motif que ce n’était pas urgent. Combien de temps cela peut-il durer ? Il va manquer le sens. D’autant qu’il n’y a pas ou peu de religieux dans cette société. Nous, nous avons une certaine façon de justifier la vie et ses objectifs. Nous avons le sens du projet de la liberté du sujet- Eux sont ouverts aux possibles ; c’est l’inverse de l’homme kantien défini par la rupture, par des lois morales, par le « royaume des fins ». Dans le « Better City-Bet ¬ter life », il y a la comparaison avec la situation présente.. mais pas de finalité. Aucun aboutissement de l’histoire, parce que la Chine est incapable de la penser. Son talon d’Achille, c’est qu’elle ne pense pas, Elle essaye de se brosser une identité postiche. Les fameuses « valeurs asiati ¬ques », ça ne vaut rien ! On ne peut pas porter un peuple avec cela. De son côté, l’Occident sait penser-et gérer le négatif, il a su lui donner une forme et le faire travailler. Le bien réel de la démocratie est de donner un statut à l’autre, à l’opposant. Le christianisme porte en lui de sa ¬voir se relever des difficultés. La Chine l’a esquivé. Le tao chinois ne donne pas sa place au néga ¬tif, ni au désir. Leur histoire est d’autant plus violente qu’ils ont idéalisé l’harmonie sans penser ni le sacrifice, ni l’héroïsme, ni la douleur et la mort. Il n’y a aucun mauvais moment. Tout est opportunisme.

Quels sont alors nos terrains de dialogue ?

Si on fait semblant de se comprendre mutueIlement, on court vers I’échec. Ce qu’il faut envisager, c’est la situation actuelle, non sous l’angle de la crise telle qu’elle est aujourd’hui présentée. Mais plutôt sous celui d’une évolution. Aujourd’hui, alors que nous perdons notre potentiel, l’Extrême-Orient, lui, est en phase d’ascension. C’est chronique et non critique. C’est dans l’ordre de l’histoire des civilisations. Le vrai problème, c’est qu’on ne sait pas par où le prendre. La démocratie est devenue un régime de non-vérité, médiatique et sans conviction, entièrement tournée sur le court terme. A l’inverse de la Chine qui s’inscrit dans le temps long, qui agit en amont en toute discrétion. « Better city better life » n’indique donc pas de dessein ... à dessein. Il n’y a pas de modèle imposé. Il ne mobilise pas et tue le désir. C’est juste une glu idéologique servie par les Chinois comme le slogan des JO de Pékin : « Un même monde pour un même rêve ». Beaucoup risquent de le lire comme un mot d’ordre de l’époque. Il faut le critiquer.

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT CHEMINEAU ET SOPHIE PÉTERS

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Journaliste, écrivain, professeur d’université, médecin, essayiste, économiste, énarque, chercheur en philosophie, membre du CNRS, ancien ambassadeur, collaborateur de l’ONU, ex-responsable du département international de la CGT, ancien référent littéraire d’ATTAC, directeur adjoint d’un Institut de recherche sur le développement mondial, attaché à un ministère des Affaires étrangères, animateur d’une émission de radio, animateur d’une chaîne de télévision, ils sont dix-sept intellectuels, (…)
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