
“ Ouïghours, Histoire d’un peuple sacrifié ”, tel est le titre du livre de Laurence Defranoux (Éditions Tallandier, 2022 et 2025) qui a pour ambition de corroborer et d’établir une fois pour toutes le récit occidental du « génocide ouïghour » perpétré par le « régime communiste chinois ».
Le mode opératoire de la pub : des émotions pour empêcher toute réflexion
Le livre de Laurence Defranoux est, en majeure partie, un baratin qui ne s’adresse ni à la raison du lecteur, ni à son bon sens. Au lieu de preuves vérifiables (et donc réfutables), il mise sur les émotions fortes suscitées par une avalanche de « témoignages » non sourcés et jamais questionnés, un langage outrancier souvent vague, et l’évocation d’idées reçues, d’appréhensions et d’images anxiogènes ancrées dans le subconscient du lecteur.
Que veut dire au juste l’affirmation du titre que le « peuple Ouïghour » aurait été « sacrifié » ? Dans le cadre de quel rituel, pour expier les péchés de qui ? Quand, dans la préface, Glucksmann parle de la « nuit dans laquelle un peuple, sa culture et son histoire étaient appelés à disparaître », est-ce dire qu’il n’y aurait plus de Ouïghours au Xinjiang ? Pas même ceux que l’on voit dans cette vidéo mise récemment sur YouTube par une jeune Américaine sinophone qui y a accompagné son fiancé ouïghour pour rencontrer sa famille ? (1)
Quand Glucksmann déplore la « déportation du peuple ouïghour », est-ce que la réalité sur le terrain correspond à cet enfumage ? Est-ce que les Ouïghours ont été « déportés » collectivement (vers où ?) ou sont-ils portés « disparus » ?
Les titres de chapitres ou les intertitres parlent d’eux-mêmes. Ils nous suggèrent que la Chine est une terrible « dystopie » : « Sous Mao, le règne de la terreur », « Invasion militaire et spoliation », « Une terre de goulag et de famine », « Des mosquées transformées en porcheries », « ‘On s’est dit que les Ouïghours comptaient moins que les pandas’ », « Ordre de tirer sur tout suspect », « Le long bras de la police chinoise autour de la terre », « Le massacre de Ghulja », « L’enchaînement infernal », « Jardins d’enfants et viol en réunion », « Détourner des fleuves pour développer les industries polluantes », « La ‘guerre du peuple’ est déclarée », « ‘Ne montrez aucune pitié’ », « Les Ouïghours, cobayes d’une dystopie », « Des espions sous la couette », « La violence sexuelle institutionnalisée », « Bienvenue dans l’enfer des camps », « La salle de torture est dans la cave », « Viols en série dans les ‘pièces noires’ », « Les bébés et les enfants enfermés aussi », « Une gigantesque prison à ciel ouvert ».
Un simulacre de procès
Les accusations portées contre la politique chinoise au Xinjiang n’ont jamais fait l’objet d’une plainte devant la Cour internationale de justice des Nations unies. Elles n’ont même pas été « traitées par la Cour pénale internationale de La Haye », pourtant fondée et contrôlée par l’Occident, « ou par les Nations Unies à New York ». En revanche, elles furent étalées en 2021 « dans un auditorium de taille moyenne à Londres. » (2)
Ce n’est pas par hasard que Defranoux se réfère explicitement à cette parodie de procès qui eut lieu dans l’ancienne capitale de l’empire britannique. Elle affirme, déjà dans son « prologue », que « toutes les preuves » de la culpabilité chinoise « sont là. Le Tribunal ouïghour, un tribunal citoyen indépendant dirigé par Sir Geoffrey Nice, ancien procureur principal dans le procès de Slobodan Milosevic devant le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, a rassemblé et étudié des centaines de milliers (sic !) de pages de preuves (sic !) » et « entendu » plus « de 500 » témoins. (3)
Ce n’est pas un hasard non plus que ce « tribunal du peuple » (4) autoproclamé (le terme allemand correspondant serait « Volksgerichtshof » ...) eut comme juge et figure de proue un procureur. Celui-ci avait déjà fait ses preuves dans un procès politique contre l’ancien dirigeant de la Serbie préalablement agressée et bombardée par l’OTAN sur la base d’un bobard, le « plan Potkova », inventé de toutes pièces afin de « prouver que les Serbes avaient programmé l’ ‘épuration ethnique’ du Kosovo. » (5)
Car le dédain de Laurence Defranoux pour des principes du droit universellement reconnus (indépendance et impartialité des juges, présomption d’innocence, devoir d’enquêter à charge et à décharge, respect des droits de la défense) rejoint pleinement celui dont fit preuve le « tribunal d’opinion » (6) londonien. Indépendance et impartialité ? Non, ce simulacre de « tribunal » fut « créé à partir d’une initiative privée » (?) et « entièrement financé par des dons » dont on peut aisément imaginer la provenance. Il n’avait en outre, selon ses propres déclarations, « aucune légitimité en droit international ». Enquête à charge et à décharge ? Non, tous « les témoins qui ont comparu (...) sont des individus qui ont réussi à fuir la Chine », admettent les organisateurs. (7) Droits de la défense et présomption d’innocence ? Non, aucun avocat de la défense n’a représenté les accusés, et le « tribunal » fut créé expressément pour « enquêter sur la politique que le régime (sic !) chinois mène depuis des années à l’encontre des citoyens de la minorité ouïghoure ». (8)


Le témoin Omir Bakir avec ses chaînes (emportées des « camps de concentration chinois » ?), à Londres et auprès de Hanouna sur C8.
Des « témoins » qui mentent
Un témoin clé de la pantalonnade londonienne fut une certaine Tursunay Ziyawudun qui « réside actuellement aux États-Unis » (9) grâce au « soutien du Projet des droits de l’homme ouïghour ». « ‘Je n’ai pas de mots pour décrire la cruauté inhumaine de la violence’, a-t-elle témoigné, ajoutant : ‘J’ai été violée par trois d’entre eux à la fois. Je m’en souviens très clairement. Je ne peux ni pleurer ni mourir, je dois les voir payer pour cela. Je suis déjà un cadavre ambulant, mon âme et mon cœur sont morts.’ » (10)
Son récit hardcore est évidemment repris par Defranoux qui le relate en ces termes : « “Après minuit, des femmes étaient sélectionnées dans ma cellule et emmenées dans une ‘pièce noire’, où il n’y avait pas de caméras”. Par trois fois elle-même a été torturée et violée par plusieurs hommes, “toujours masqués“ qui “portaient un costume civil“, et qui l’ont sauvagement mordue sur tout le corps. » (11)
Pourtant, interviewée en février 2020 par Buzzfeed News, elle avait raconté une tout autre histoire. (12) Elle confia alors à la journaliste Megha Rajagopalan basée à Londres qu’en 2017, au Xinjiang, « la police » l’avait conduite « d’abord dans un endroit qu’elle appelait "école de formation professionnelle". » « "Pour être honnête, ce n’était pas si mal", dit-elle. "Nous avions nos téléphones. Nous prenions nos repas dans les cantines. À part le fait d’être obligés de rester là, tout le reste allait bien." Le soir, les instructeurs apprenaient aux détenus à faire des danses traditionnelles chinoises dans la cour du bâtiment, dit-elle. Parfois, il y avait des conférences – un imam travaillant pour l’État pouvait venir et parler de l’importance d’éviter les pratiques "extrêmes" ». « Ziyawudun est relâchée de cet établissement quelques semaines plus tard ». Cependant, le « 9 mars 2018, la police est à nouveau venue la chercher » pour l’emmener à ce qui a tout l’air d’être une prison : « chaque chambre avait une lourde porte métallique à l’avant. Il y avait une salle de bains commune dans le couloir, et les pauses toilettes étaient limitées à trois minutes. ... De temps en temps, les détenus étaient emmenés dans une salle d’interrogatoire pour être interrogés sur leur passé ».
« En dehors des interrogatoires, la vie quotidienne dans le camp allait de l’ennui abrutissant au terrifiant et au bizarre. De nombreux jours, les détenus étaient contraints de s’asseoir sur des tabourets en plastique (...) pour regarder les interminables programmes de la télévision d’État vantant les mérites du président chinois Xi Jinping. »
« La véritable torture, a-t-elle découvert, se déroulait en silence, dans l’esprit des détenus. "Je n’ai pas été battue ou maltraitée", dit-elle. "La partie la plus difficile était mentale. C’est quelque chose que je ne peux pas expliquer – vous souffrez mentalement. Être gardé dans un endroit et forcé d’y rester sans raison. » (13)
« Torturée », « violée » et « mordue sauvagement » ? Ou bien « contrainte de regarder la télévision d’État » et « forcée de rester dans un endroit » ? Aux yeux de Defranoux, mettre le doigt sur ce genre d’incohérences et de contradictions équivaut à une sorte de crime de lèse-majesté : « Les rescapés des camps qui témoignent des tortures et des viols sont moqués et leur moralité mise en cause », s’indigne-t-elle. (14)
Le passeport de Tursunay Ziyawudun avec une validité de dix ans, délivré le 13 mars 2019. À cette époque, selon ses affirmations, elle était assignée à résidence. Les Chinois voulaient sans doute lui permettre de voyager légalement à l’étranger pour qu’elle puisse y raconter ses histoires de viol et de torture.
« Une véritable industrie du mensonge »
Defranoux fait semblant d’ignorer que la « question de la vérité ou du mensonge d’un témoignage (...) est aussi ancienne que le droit. » C’est du moins ce que rappelle un article dans une revue spécialisée qui cite, entre autres, parmi les sujets d’étude et de débat, « le mensonge pathologique, la mythomanie » et les « méthodes pour découvrir mensonge et fabulation ». (15)
La journaliste n’aurait-elle jamais pris connaissance d’un principe de base qu’on enseigne aux étudiants en journalisme, à savoir que les « témoignages peuvent être influencés par une variété de facteurs » et que, pour « déterminer leur fiabilité, il est essentiel de prendre en compte », entre autres,
– les « biais personnels : Les perceptions et opinions préexistantes peuvent altérer la manière dont un témoin interprète un événement. »
- la « pression sociale : Les témoins peuvent se sentir poussés à aligner leur récit avec les attentes ou les affirmations populaires. » (16)
Il est utile de rappeler dans ce contexte que le New York Times a révélé, dans un article du 22 février 2014, l’existence d’une véritable « industrie du mensonge » (17) qui s’est développée aux États-Unis autour de l’immigration chinoise. Alléguer une persécution et des mauvais traitements de la part des autorités communistes peut faire avancer considérablement le dossier du demandeur qui cherche à obtenir un permis de séjour. L’article du NYT dévoile la façon dont on apprend aux migrants à inventer des histoires d’horreur qui sont, en général, impossibles à vérifier. L’article conclut que « la plupart des demandes d’asile étaient au moins partiellement fausses, allant de récits de persécution fabriqués de toutes pièces à des documents d’appui contrefaits et à des témoignages inventés ». (18)
Délateurs anonymes et pseudonymes
Defranoux sait très bien que les « victimes » connues nommément et qui, de surcroît, font de multiples déclarations publiques, comme c’est le cas des Tursunay Ziyawudun, Sayragul Sauytbay ou Gulbahar Haitiwaji, risquent fort de se décrédibiliser elles-mêmes. C’est pourquoi, dans les grands médias occidentaux, leurs « témoignages » sont toujours reproduits tel quels. Jamais elles ne sont interrogées, jamais on n’enquête sur leurs affiliations ou leurs antécédents, jamais on ne questionne leurs motivations. Car tout cela risquerait de faire apparaître les incohérences de leur récit et leurs motifs cachés, motifs qui peuvent être politiques, égoïstes (une green card américaine, par exemple) ou pécuniaires.
Tout cela explique pourquoi Defranoux, pour noircir la Chine, aime citer une foule de « témoins » qui restent dans l’ombre. Au fil des pages, elle fait ainsi défiler un grand nombre de « témoins » anonymes : « ...me raconte un Ouïghour », « ...dit-on », « ...une ex-fonctionnaire du Xinjiang me confie », « un étranger de passage me raconte », « un jeune automobiliste de Ghulja interviewé clandestinement confie à Libération », « une de mes interlocutrices déplore », « une jeune fille arrivée il y a très peu de temps en France me décrit », « une interlocutrice me rapporte », « une de mes interlocutrices considère que », « des imams qui vivent en Turquie disent », « un vieux monsieur ouïghour que j’interroge me parle de », « un Ouïghour âgé de 81 ans me raconte », « une enseignante chinoise raconte », « selon une militante ouïghoure », etc. (19). À ces anonymes, il faut ajouter les « témoins » qui n’apparaissent que sous un nom d’emprunt puisque leur « prénom a été changé », comme Defranoux l’indique dans une note en bas de page (« Aladdin me raconte », Aynur, qui est venue étudier en France, m’explique », « Alya », « Guzel me raconte », « Fariza raconte », « Mariam », « Suriye me raconte »...) et ceux dont les récits, bien que leurs noms soient indiqués, restent invérifiables du moins pour le lecteur (« Zuhulmar Isaq raconte », « Anar Sabit dit »). (20)
Ces allégations qui proviennent on ne sait d’où, invérifiables, compilées par une journaliste qui ne cache pas son parti pris (euphémisme !) antichinois, qui se montre peu soucieuse de la vérité historique et qui, dans ce qui peut être vérifié, démontre une incroyable fourberie – peut-on les considérer comme autre chose que des racontars, des ragots ?
Un parfait exemple de la manière de procéder de Laurence Defranoux est le petit passage où elle écrit : « Une de mes interlocutrices [anonyme], qui a subi chez elle les assauts de son ‘cousin chinois’ [allégation non sourcée], considère que ‘le gouvernement chinois encourage le viol des femmes et des adolescentes ouïghoures’ [deuxième allégation gratuite]. Sur les réseaux sociaux circulent nombre de photos ou de vidéos où l’on voit un Han embrasser de force une femme turcique [troisième allégation non sourcée]. » (21) Cette dernière accusation au moins, Defranoux aurait pu facilement l’étayer en indiquant l’adresse web de quelques-unes de ces « photos » ou « vidéos » – ce qu’elle n’a pas fait. S’agirait-il encore d’un de ses mensonges éhontés ? Comme cette autre accusation grotesque qu’elle lance contre le Parti communiste chinois : « aux yeux du Parti, qu’une femme turcique refuse de coucher avec un non-musulman est considéré comme de l’extrémisme religieux, et donc du terrorisme. » (22)
(à suivre)
Albert ETTINGER
Notes
1) https://www.youtube.com/watch?v=EDaMJjKHmng
2) https://uyghurtribunal.com/news/witness-after-witness-hundreds-reveal-the-atrocities-of-chinas-concentration-camps/
3) Defranoux, Laurence, Les Ouïghours, Histoire d’un peuple sacrifié, p. 23-24.
4) https://uyghurtribunal.com/news/witness-after-witness-hundreds-reveal-the-atrocities-of-chinas-concentration-camps/
5) Serge Halimi, Pierre Rimbert, « Le plus gros bobard de la fin du XXe siècle », Le Monde diplomatique, avril 2019, p. 5, https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/HALIMI/59723
6) https://www.liberation.fr/international/asie-pacifique/a-londres-esquisses-de-justice-pour-les-ouighours-20210910_NHFIOCXGSBA33ODHSQBF46YQXI/
7) https://uyghurtribunal.com/news/witness-after-witness-hundreds-reveal-the-atrocities-of-chinas-concentration-camps/
8) ibidem
9) https://www.bbc.com/news/world-asia-china-55794071 et https://edition.cnn.com/videos/world/2021/02/18/china-xinjiang-abuse-allegations-watson-pkg-lead-intl-vpx.cnn
10) https://uyghurtribunal.com/news/witness-after-witness-hundreds-reveal-the-atrocities-of-chinas-concentration-camps/
11) Defranoux, Laurence, op.cit., p. 260.
12) Megha Rajagopalan, “She Escaped One Of China’s Brutal Internment Camps For Muslims. Now She Could Be Sent Back”, BuzzFeed News, 15 février 2020, https://www.buzzfeednews.com/article/meghara/china-uighur-xinjiang-kazakhstan
13) ibidem, notre mise en italique.
14) Defranoux, Laurence,, p. 288.
15) M. Bénézech, « Vérité et mensonge : l’évaluation de la crédibilité en psychiatrie légale et en pratique judiciaire », https://www.em-consulte.com/article/64509/verite-et-mensonge-l-evaluation-de-la-credibilite-
16) https://www.studysmarter.fr/resumes/etudes-de-communication/journalisme-information-et-verification/fiabilite-des-temoignages/
17) https://www.nytimes.com/2014/02/23/nyregion/asylum-fraud-in-chinatown-industry-of-lies.html
18) https://reseauinternational.net/xinjiang-et-ouighours-ce-quon-ne-vous-dit-pas/
19) Defranoux, Laurence, pages 112, 122, 123, 125, 131, 194, 233, 234, 235, 236, 247, 250, 270, 274.
20) Defranoux, Laurence, pages 122, 172, 215, 233, 261, 261, 282 ; p. 171.
21) Defranoux, Laurence, p. 235.
22) ibidem.