Plus désespéré qu’avant
Bon. En fait, mal. Deux ans plus tard, nous y sommes. L’échec des sanctions est tellement évident qu’on n’en parle plus. Et on n’en parle pas non plus parce que, tomo tomo cacchio, l’Europe achète du pétrole russe revendu par l’Inde, la Russie achète à des pays comme l’Arménie ou la Géorgie les marchandises que les Européens vendent en sachant très bien qu’elles finiront en Russie, et les États-Unis achètent (cette année pour 1 milliard de dollars) de l’uranium russe pour les centrales nucléaires.
Sur le front, les choses se passent comme elles se passent. Et d’ailleurs, Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, exige que les pays occidentaux autorisent les Ukrainiens à utiliser leurs armes les plus puissantes aussi pour frapper le territoire russe, et non plus seulement pour chasser les Russes du territoire ukrainien. Ce beau gosse d’Emmanuel Macron, un jour sur deux (le jour où il ne dit pas le contraire) propose d’envoyer des soldats européens en Ukraine. Plusieurs politiciens européens pensent sérieusement à renvoyer en Ukraine les Ukrainiens (environ 800 000) dispersés dans les différents pays européens, des hommes qui n’ont apparemment guère envie d’aller se battre (sinon ils seraient rentrés d’eux-mêmes) et qui, de surcroît, avaient été accueillis comme réfugiés. Ensuite, partout en Europe et aux Etats-Unis, une campagne de réarmement de 730 milliards est en cours, ce qui va accroître les déséquilibres économiques et donc les tensions internationales.
Pour faire court : deux ans et demi plus tard, nous sommes beaucoup, beaucoup plus désespérés qu’avant. Et nous proposons, bien sûr, des solutions toujours plus désespérées. Les soldats européens en Ukraine : s’ils vont donner des instructions, ils ne sont pas nécessaires, notamment parce qu’ils sont déjà sur place, et ce depuis longtemps. S’ils vont se battre, nous entrerons en guerre contre la Russie. C’est bien, n’est-ce pas ? Excellent résultat. Et si nous disions aux Ukrainiens de tirer également nos missiles sur la Russie ? Il y aura donc plus de missiles sur les villes ukrainiennes. Comme nous l’avons vu au cours des deux dernières années et demie : la guerre est devenue de plus en plus impitoyable (des villes sont maintenant ouvertement bombardées, sans même trouver d’excuses) au fur et à mesure que notre engagement militaire s’est accru. S’agit-il d’une simple coïncidence ? Que se passera-t-il si les Ukrainiens franchissent la frontière russe avec des F-16 fournis par nous ?
Un argument similaire peut être avancé pour la guerre d’Israël à Gaza. Son objectif, a déclaré Benjamin Netanyahu, était de sauver les otages et d’éradiquer le Hamas de la bande de Gaza. Mais aujourd’hui, les services de renseignement des EU nous apprennent qu’après 35 000 morts et huit mois de guerre, les miliciens du Hamas ont été éliminés à 30 %, de même que les tunnels qui leur servent de base et d’abri. Alors que Paolo Mieli [journaliste conservateur et atlantiste, devenu l’unique voix de la télévision publique et privée sur le sujet de l’histoire contemporaine et des guerres, alors qu’il n’a que un M2 d’histoire NdT] est ballotté d’un programme à l’autre pour dicter la ligne à suivre, la réalité est que l’objectif n’a pas été atteint. Les otages meurent les uns après les autres et le Hamas est loin d’être éradiqué, il semble même qu’il ne le sera pas. Si l’objectif était de "venger mes 1 200 morts massacrés par ces terroristes du Hamas et de massacrer les Palestiniens", eh bien... on peut le comprendre, mais la politique, c’est autre chose.
Ces deux conflits, si éloignés et pourtant si semblables, devaient être étouffés au plus vite. Au lieu de cela, nous les avons cajolés, convaincus que nous pouvions gagner, que nous pouvions imposer notre ligne. Laissons-les durer, nous sommes-nous dit, les autres se fatigueront plus vite. En Palestine en laissant les mains totalement libres à Israël et à sa politique de pays occupant (depuis 1967) engagé à occuper de plus en plus, sans penser que tôt ou tard cela prendrait fin. En Ukraine, en nous frottant les mains à l’idée de donner une bonne raclée à la Russie, pour nous retrouver là où nous sommes aujourd’hui.
Le crépuscule du "siècle américain"
S’il vous plaît, n’essayez pas de nous expliquer que la Russie est l’agresseur et l’Ukraine l’agressée. Nous le savons, merci. Mais le fait que nous soyons clairs sur ce point n’enlève rien au fait que nous avons choisi la mauvaise solution pour résoudre la situation. Nous aurions dû éteindre la guerre, et non la rallumer. Du moins, nous, Européens. Pour les Étatsuniens, c’est différent : les Ukrainiens meurent et les Européens achètent du gaz EU ; en dépensant entre 3 et 5 % du budget de la défense, les États-Unis occupent la Russie et subventionnent ses industries d’armement (90 % de l’aide militaire à Kiev se traduit par des commandes à des entreprises américaines), ce qui, en période électorale, ne fait jamais de mal. Pourquoi la Maison Blanche changerait-elle de ligne ?
Ces derniers jours, Jens Stoltenberg s’est lancé dans une tirade contre la Chine qui aide la Russie. C’est vrai, très vrai. Nous l’avons écrit ici avant même qu’il n’en parle. Mais outre le fait que les propos de Stoltenberg à l’égard de Xi Jinping ne le chatouillent même pas, la bonne question à se poser est : pourquoi ? Pourquoi la Chine soutient-elle la Russie et sa guerre ? La Chine, qui investit 850 milliards de dollars dans la dette publique américaine, qui a exporté pour 537 milliards de dollars de marchandises vers les États-Unis cette année et qui trouve aux États-Unis son principal fournisseur étranger de services numériques ? De même, pourquoi l’Afrique du Sud décide-t-elle de traîner Israël devant la Cour internationale de justice de La Haye ? Et pourquoi 70 % des États membres de l’ONU votent-ils la reconnaissance de l’État de Palestine ? Et pourquoi le mur européen s’écroule-t-il lui aussi, puisque l’Irlande, l’Espagne et la Norvège ont décidé de faire le même pas ?
C’est tout un ordre mondial qui est remis en question. C’est ce que l’on appelle le "siècle américain" (un siècle et demi, en réalité), avec ses nombreux mérites et ses défauts précis, qui s’achemine vers le crépuscule. Face à des phénomènes d’une telle ampleur (comme l’a été la fin de l’URSS), il n’y a que deux voies possibles. Reconnaître son ampleur et son caractère inéluctable et avancer de manière concertée vers de nouveaux équilibres, en sauvant nos valeurs et en reconnaissant peut-être quelques bonnes raisons aux "autres". Ou bien, comme c’est le cas actuellement, nous raconter le mensonge des méchants qui nous haïssent, qui haïssent notre mode de vie, nos principes, et qui font la guerre pour résister au changement le plus longtemps possible. Dans ce cas, ils n’y parviennent que pour le rendre plus traumatisant et inévitable. Souhaitons-nous du bien, nous en avons besoin.
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Fulvio Scaglione a été correspondant en Union soviétique dans les années 1980 pour l’hebdomadaire catholique Famiglia Cristiana. Pour ce journal, il a couvert la guerre en Afghanistan, au Liban, en Irak. Il a été correspondant de guerre dans de nombreux conflits au Moyen-Orient et est l’un des journalistes les plus expérimentés dans ce domaine. Il est devenu rédacteur en chef adjoint de Famiglia Cristiana avant de prendre sa retraite. Il continue aujourd’hui à écrire sur les guerres et la géopolitique. Il est considéré par beaucoup comme la voix du Pape François sur les questions internationales et représente la voix de la gauche catholique et de base sur la géopolitique, les conflits et le multipolarisme.
27 mai 2024