Maez n’était pas le seul dans ce cas. Le jour du « Super Tuesday », un neuvième des Démocrates qui ont voulu voter ce jour-là ont découvert que leur nom avait disparu des listes électorales. Le pourcentage était encore plus élevé dans la circonscription de Las Vegas, où près de 20% de électeurs avaient disparu des listes. Les électeurs ont du voter avec des bulletins « provisoires » qui pouvaient être examinés et rejetés sans explications par les autorités. Ce jour-là , plus de la moitié des bulletins provisoires ont été rejetés dans tout l’état.
Ce qui arriva à Maez en ce mois de novembre arrivera à des centaines de milliers d’électeurs à travers tout le pays. Dans tous les états, les troupes de choc du Parti Républicain brandissent une nouvelle législation fédérale pour écarter systématiquement les Démocrates. Si les prochaines élections s’avèrent aussi serrées que les deux dernières, la campagne nationale du Parti Républicain pourrait se révéler suffisamment déterminante pour modifier le résultat du scrutin présidentiel de Novembre. « Je ne crois pas que les Démocrates ont compris ce qui se trame » dit John Boyd, un avocat d’Albuquerque, qui a attaqué le Parti Républicain pour obstruction de vote. « Toutes ces nouvelles règles forment une course d’obstacles qui pourrait faire basculer le résultat en faveur des Républicains dans une demi-douzaine d’états. »
Depuis longtemps, l’élimination d’électeurs a été la pierre angulaire de la stratégie électorale du Parti Républicain. Peu après l’élection de Ronald Reagan en 1980, Paul Weyrich - l’un des principaux architectes de l’actuel Parti Républicain - rembarra les évangélistes qui croyaient en la démocratie. « De nombreux chrétiens parmi nous ont ce que j’appelle le syndrome de « bon-gou » - bon gouvernement » a déclaré Weyrich, qui est aussi un co-fondateur avec Jerry Falwell de « Moral Majority ». « Ils voudraient que tout le monde puisse voter... Mais, très franchement, nos résultats électoraux s’améliorent lorsque la participation du vote populaire baisse. »
Aujourd’hui, le point de vue de Weyrich est devenue une réalité nationale. Depuis 2003, selon la Commission d’Assistance Électorale US, au moins 2,7 millions de nouveaux électeurs se sont vus refuser leur inscription sur les listes électorales. De plus, au moins 1,6 millions d’électeurs ne furent jamais comptabilisés lors des élections de 2004 - et les données de la commission elle-même laissent entendre qu’ils seraient en réalité le double. Pour expurger les listes et rejeter les bulletins, les officiels du Parti recourent à tout un éventail de prétextes, de « l’illisibilité » du bulletin jusqu’au changement de signature de l’électeur. Et cette année, grâce aux nouvelles mesures prises par la loi « Help America Vote », le nombre de bulletins rejetés pourrait être encore plus élevé.
Votée en 2002, la loi Help America Vote Act (HAVA) fut saluée par les dirigeants des deux partis comme une réforme destinée à éviter une répétition du débâcle de 2000 en Floride qui a vu la Cour Suprême des États-Unis décider du résultat de l’élection présidentielle. La loi a défini les caractéristiques techniques des machines à voter, a crée une commission indépendante chargée du superviser les élections, et oblige les états à fournir des bulletins provisoires pour les électeurs dont l’inscription est contestée.
Mais dés l’origine, la HAVA fut déformée par le travail du super lobbyist Jack Abramoff qui fit tout pour intégrer un maximum de clauses dans le texte qui soient de nature à favoriser ses employeurs. (Abramoff et l’auteur initial de la HAVA, le républicain Bob Ney, furent tous deux emprisonnés pour leur rôle dans la conspiration). Dans la pratique, de nombreuses « réformes » apportées par la HAVA ont compliqué le vote et la prise en compte d’un bulletin. Cas par cas, les officiels du Parti Républicain au niveau local et de l’état ont invoqué ces nouvelles mesures pour avantager les candidats du Parti et créer de nouveaux obstacles à l’inscription des électeurs sur les listes, pour éliminer des inscriptions légitimes, pour contester des électeurs déjà inscrits et pour rejeter des bulletins valides.
Pour justifier leur acharnement, les Républicains évoquent une prétendue augmentation du nombre de fraudes électoraux. En fait, le scandale du procureur US qui se conclut par la démission du Ministre de la Justice Alberto Gonzales démarra lorsque la Maison Blanche eut démis de leurs fonctions les procureurs fédéraux qui résistèrent aux pressions politiques qui les incitaient à engager des poursuites contre les Démocrates pour des affaires de fraudes inventées de toutes pièces. « Ils voulaient provoquer quelques inculpations spectaculaires juste avant les élections pour décourager ces hordes de soi-disant fraudeurs, » dit David Iglesias, un procureur de Nouveau Mexique qui fut démis en décembre 2006. « Nous avons examiné plus de 100 plaintes et nous avons enquêté pendant presque deux ans - mais je n’ai pas trouvé un seul cas de fraude dans tout l’état du Nouveau Mexique ».
Il y avait une raison pour laquelle Igesias n’a pas trouvé de fraude : un électeur individuel ne tente pratiquement jamais de bourrer les urnes. La principale personne au sein de l’administration Bush chargée de la « protection des urnes » est Hans von Spakovsky, ancien procureur du Ministère de la Justice qui a été conseiller auprès des états sur la manière d’appliquer la HAVA pour limiter le nombre de votants. Nommé à la Commission Électorale Fédérale par Bush, von Spakovsky a laissé entendre que les listes électorales avaient été bourrées de 5 millions de bulletins d’immigrés clandestins. En fait, les études ont régulièrement montré que les fraudes étaient très rares. Selon une analyse récente de Lorraine Minnite, experte en délits électoraux à l’Université Barnard, les tribunaux fédéraux n’ont condamné que 24 personnes pour fraude entre 2002 et 2005, sur des centaines de bulletins litigieux. « Parler de fraude généralisée » dit Minnite, « constitue en lui-même une fraude ».
L’accusation de fraude électorale n’est qu’un des arguments avancés par le Parti Républicain pour écarter des électeurs - surtout les noirs, les hispaniques et ceux qui votent traditionnellement Démocrate. « Les Républicains ont une longue histoire d’actions destinées à décourager les américains de voter, » dit Donna Brazile, présidente de l’Institut pour le Droit de Vote du Comité National Démocrate. « Maintenant ils essaient d’effrayer les Américains avec ces histoires de fraude. C’est très efficace - mais l’ironie est qu’ils n’arrivent à garder le pouvoir qu’en faisant peur et en privant les Américains de leur droit de vote. » Parmi les nouvelles mesures destinées à décourager le vote on trouve :
1 - Obstruction aux campagnes en faveur de l’inscription sur les listes électorales : depuis 2004, l’administration Bush et plus d’une douzaine d’états ont pris des mesures pour empêcher les inscriptions sur les listes. En Floride, où les législateurs à majorité républicaine ont instauré de lourdes amendes - jusqu’à 5000 dollars par délit constaté - pour les groupes qui ne rendent pas les formulaires d’inscription dans les délais impartis. Devant le risque de se voir infliger de lourdes amendes, la Ligue des Électrices (League of Women Voters) a abandonné ses campagnes en Floride. Un tribunal a finalement obligé les législateurs a réduire le montant de l’amende à 1.000 dollars maximum. Malgré cela, selon l’ancienne présidente de la ligue, Dianne Wheatley-Giliotti, les amendes « créent une taxe injuste sur la démocratie. » De plus, l’état n’a pas respecté une loi fédérale qui impose que l’on offre aux électeurs à faibles revenus la possibilité de s’inscrire lorsqu’ils viennent retirer leurs Bons Alimentaires (Food Stamps) ou lorsqu’ils se rendent au bureau d’assistance sociale. Le résultat est que le nombre de ces inscriptions a chuté : elles étaient plus de 120.000 pendant les années Clinton et sont à peine 10.000 aujourd’hui.
2 - Exigence de « corrélations parfaites des données » : sous la HAVA, certains états rejettent désormais les inscriptions de ceux dont les données ne correspondent pas parfaitement aux informations stockées dans d’autres bases de données du gouvernement. Encouragés par la HAVA, pratiquement chaque état doit désormais tenter de trouver une certaine corrélation - et quatre états, dont les états décisifs de l’Iowa et de la Floride, exigent une « corrélation parfaite ». Dans ce cadre rigide, les nouveaux inscrits peuvent perdre leurs droits si les informations fournies dans le formulaire d’inscription - numéro de sécurité sociale, adresse et orthographe précis du nom, tiret inclus - ne correspondent pas exactement aux données enregistrées dans les fichiers du gouvernement.
Il y a bien sûr de nombreuses raisons légitimes qui peuvent faire varier les données d’une base à l’autre. En fait, une étude récente du Centre Brennan pour le Justice a trouvé jusqu’à 20 pour cent de différences entre les données électorales et les permis de conduire dans la ville de New York sont tout simplement dues à des erreurs commises par les fonctionnaires. Mais selon la nouvelle réglementation, ces erreurs peuvent coûter son droit de vote à un citoyen. En Californie, un secrétaire d’état Républicain a bloqué les inscriptions de 43 pour cent de tous les nouveaux électeurs de Los Angeles au début de 2006 - souvent parce que l’administration était incapable de fournir des données correctes. En Floride, des représentants du Parti Républicain ont crée des règles de « corrélation » qui ont provoqué le rejet de plus de 15.000 nouveaux inscrits en 2006 et 2007 - dont prés des trois quarts étaient hispaniques ou noirs. Étant donné les grandes campagnes d’inscriptions qui ont été lancées cette année, leur nombre pourrait être multiplié par cinq d’ici Novembre.
3 - Élimination d’électeurs légitimes : la HAVA permet non seulement d’empêcher de nouvelles inscriptions, elle permet aussi d’éliminer ceux qui sont déjà inscrits de longue date. Dans la passé, les listes électorales étaient tenues à jour par des comités électoraux bipartis. Mais la HAVA exige une centralisation informatisée tenue à jour par des fonctionnaires de l’état - des fonctionnaires partisans - qui ont le droit de rayer des listes toute personne jugée illégitime. De façon ironique, ces nouvelles mesures reproduisent le système centralisé de la Floride - le même système corrompu qui fut à l’origine de l’adoption de la HAVA. Avant l’élection de 2000, le secrétaire d’État de la Floride, Katherine Harris, et son prédécesseur, tous deux Républicains, tentèrent de rayer 57.000 électeurs, la plupart d’origine afro-américaine, parce que leurs noms présentaient une similitude avec des noms de condamnés. L’état a fini par reconnaître que les personnes avaient été injustement rayées - mais deux ans après l’élection.
Plutôt que d’avoir corrigé les défauts du système électoral de la Floride, la HAVA les a généralisés. Maez, le superviseur des élections au Nouveau Mexique, dit qu’il a été la victime d’une gestion hasardeuse des listes électorales par un sous-traitant privé travaillant pour le compte de l’état. Hector Balderas, l’auditeur de l’état, fut lui-même rayé des listes. Le plus jeune élu hispanique du pays, Balderas, habite le comté de Mora, un des plus pauvres de l’état, qui a connu le plus grand nombre d’électeurs obligés de voter avec des bulletins provisoires. « D’un point de vue stratégique, » dit-il, « il y en a certains qui profitent du chaos » qui règne autour des urnes.
Au final, les autorités des différents états ont déclaré avoir rayé au moins 10 millions d’électeurs des listes entre 2004 et 2006. C’est le Colorado qui détient le record : Donetta Davidson, le secrétaire d’état Républicain, et son successeur Républicain ont supervisé l’élimination de prés d’un sixième des inscrits sur les listes électorales de l’état. Depuis, Davidson a été nommée par Bush à la Commission d’Assistance Electorale, l’agence fédérale créée par HAVA, qui détermine les procédures à suivre pour la mise à jour des listes.
4 - Exigence de pièces d’identité inutiles : même lorsque les électeurs parviennent à franchir tous les obstacles dressés par les nouvelles règles, ils peuvent encore être arrêtés au bureau de vote. Au mois de mai dernier, un officiel de l’Indiana a refusé l’accès à 10 religieuses qui voulaient voter aux primaires du parti Démocrate parce que les dates de validité de leurs permis de conduire ou passeports étaient dépassées. Malgré le fait que l’Indiana n’a jamais connu un cas de fraude à l’identité, l’état fait partie de la vingtaine d’états qui imposent un contrôle d’identité stricte.
A priori, il ne paraît pas déraisonnable de devoir présenter une pièce d’identité. « Si je veux faire un chèque, je dois montrer une pièce d’identité, » a déclaré Karl Rove à l’association National des Avocats Républicains en 2006. Mais de nombreux américains n’ont pas facilement accès à une pièce d’identité officielle. Selon un récente étude du Election Law Journal, les jeunes, les personnes âgées et les minorités - groupes qui votent traditionnellement Démocrate - n’ont souvent pas de permis de conduire ou de carte d’identité. Selon l’étude, un dixième des électeurs potentiels blancs n’ont pas la pièce d’identité requise. Chez les afro-américains, c’est le double.
5 - Rejet des bulletins « nuls » : même les électeurs intrépides qui réussiraient à glisser leur bulletin dans l’urne risquent de le voir rejeté. En 2004, au moins 1 million de bulletins à travers le pays ont été rejetés après qu’ils aient été qualifiés de « nuls » - à cause d’un espace de trop, de marques quelconques ou de déchirures qui les rendaient indéchiffrables par les machines à voter. Les annulations ont été les plus nombreuses dans les circonscriptions à faibles revenus, là où les électeurs doivent voter avec de vieilles machines. Le Comité US pour les Droits Civiques, lors d’une enquête portant sur 2000 annulations en Floride, a découvert que les bulletins des afro-américains avaient 10 fois plus de chances d’être annulés, un ratio que l’on retrouve dans tout le pays.
Les partisans de la HAVA avaient affirmé que la loi allait corriger les problèmes des annulations intempestives grâce au vote électronique. Pourtant, les systèmes de vote à écran tactile se sont révélés peu fiables - particulièrement dans les circonscriptions pauvres. Une analyse statistique des bulletins du Nouveau Mexique par un groupe appelé Voters Unite a découvert que les hispaniques qui votaient par ordinateur en 2004 avaient cinq fois plus de chances de voir leur vote rejeté que ceux qui utilisaient un bulletin papier. Dans une élection serrée, de tels écarts peuvent faire toute la différence. En 2004, le nombre de bulletins nuls dans le Nouveau Mexique s’élevait à 19.000, soit trois fois plus que le nombre de voix d’avance que George Bush avait dans cet état.
6 - contestation des bulletins « provisoires » : en 2004, on estime à 3 millions le nombre d’électeurs qui se sont présentés dans les bureaux de vote et se sont vus refuser le vote par un bulletin normal, sous prétexte d’une irrégularité quelconque. A la place, on leur a fourni un bulletin « provisoire », une mesure de sécurité imposée par la HAVA pour permettre une vérification des bulletins litigieux lors du dépouillement. Mais pour de nombreux officiels, résoudre le litige signifiait tout simplement jeter le bulletin à la poubelle. En 2004, un tiers des bulletins « provisoires » - soit 1 million de voix - furent tout simplement jetés ainsi sans autre forme de procès.
De nombreux électeurs se sont vus remettre des bulletins « provisoires » dans le cadre du « vote caging » (*), une technique qui consiste à envoyer un courrier officiel à des électeurs noirs dont l’adresse a changé. En 2004, malgré l’interdiction de cette pratique par une cour fédérale, les Républicains ont posté des milliers de lettres pour « confirmer » l’adresse des électeurs habitant dans des circonscriptions peuplés de minorités. Si la lettre revenait pour une raison quelconque - parce le destinataire faisait son service militaire par exemple - le Parti Républicain contestait son droit de vote pour cause de fausse adresse. Une telle opération de « caging » fut découverte lorsqu’un officiel du Parti Républicain se trompa et envoya un courrier électronique à un site satirique appelé GeorgeWBush.org - au lieu du site officiel GeorgeWBush.com.
Au cours du siècle qui a suivit la Guerre de Sécession, des millions d’américains noirs des états du Sud perdirent leur droit de vote grâce aux tests d’illettrisme, aux taxes électorales et autres lois racistes imposées par les autorités blanches. Ajoutez à cela toutes les barrières modernes instaurées depuis l’élection de 2004 - le refus de nouveaux inscrits, l’élimination des anciens inscrits, les bulletins rejetés, les bulletins provisoires non comptés - et vous obtenez des millions d’électeurs discrètement retirés du corps électoral. Plus qu’il n’en faut pour changer le résultat d’un scrutin.
« Jim Crow (surnom donné aux lois racistes - ndt) a été enterré, mais pas ses cousins, » dit Donna Brazile. « Nous nous sommes débarrassés des taxes électorales et des tests d’illettrisme mais maintenant nous devons faire face à une nouvelle génération de manoeuvres destinées à nous priver de nos droits. » Au mois de Novembre, le chiffre le plus important risque d’être celui du nombre de citoyens qui se verront refuser le droit de vote. Pour que les Démocrates remportent l’élection de 2008, il leur faut non seulement battre Mc Cain dans les urnes mais le battre avec une marge qui soit supérieure aux manigances du Parti Républicain.
ROBERT F. KENNEDY JR. & GREG PALAST
Traduction VD pour le Grand Soir http://www.legrandsoir.info
ARTICLE ORIGINAL :
http://www.rollingstone.com/politics/story/23638322/block_the_vote
(*) sur les techniques du « vote caging » voir :
« les gens savent qu’ils se font avoir, mais ils ne savent pas exactement comment »
Élections truquées aux Etats-Unis : une autre manière de livrer la lutte des classes
http://www.legrandsoir.info/spip.php?auteur1042