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La guerre de l’ombre du Parti Républicain contre les électeurs (Rolling Stone)

Ci-dessous un article publié par Rolling Stone le 24 août 2016 qui nous plonge dans les arcanes des magouilles électorales étasuniennes.

Le programme anti-fraude électorale imaginé par un conseiller de Trump va-t-il aboutir à priver des dizaines de milliers de personnes de leur droit de vote ?

Quand Donald Trump proclamait que les élections allaient être truquées, il n’avait pas complètement tort. Mais en l’occurrence il ne s’agissait pas de « votes multiples », comme il l’avait annoncé. Ce qui va probablement bien plus saper nos fondements démocratiques en novembre, c’est l’aboutissement d’une décennie d’efforts républicains pour priver les électeurs du droit de vote sous couvert de guerre contre la fraude électorale. Leur dernier outil : dans plus d’une vingtaine d’Etats, les commissions électorales ont dressé des listes de citoyens prétendument inscrits dans plusieurs états, et donc potentiellement susceptibles de voter plusieurs fois, et ce afin de les exclure des listes électorales.

Les données sont recueillies via un système appelé Interstate Voter Registration Crosscheck Program [ndt : Programme de Contre-vérification des Listes Électorales Multi-Etats], proposé par un membre éminent du Parti Républicain, et les listes d’électeurs apparaissant deux ou plusieurs fois sont gardées confidentielles. Mais Rolling Stone a pu s’en procurer un extrait, comportant les noms d’un million d’électeurs ciblés. D’après notre analyse, ce sont, de façon disproportionnée, des électeurs traditionnellement favorables aux Démocrates qui sont menacés : jeunes, afro américains, hispaniques et asiatiques – à l’heure de publication du présent article, les purges les plus sévères ont lieu en Ohio et Caroline du nord, deux états-pivots où la course au Sénat est très serrée.

Comme toute arme de répression électorale massive, Crosscheck est une réponse à la menace imaginaire de fraude électorale massive. Au milieu des années 2000, après la débâcle du recomptage des voix en Floride, l’administration Bush avait lancé une enquête, qui devait durer 5 ans, sur une prétendue fraude massive, mais qui n’avait trouvé que très peu d’irrégularités. Pourtant, depuis lors, le Parti Républicain continue de perpétuer ce mythe dans chaque élection nationale. Récemment, la présidente du Conseil Electoral de Caroline du nord, Kim Strach, a témoigné devant le Sénat de l’état que 35 750 électeurs « n’étaient pas inscrits qu’en Caroline du Nord et avaient voté deux fois pendant les élections présidentielles de 2012 » [cette citation est extraite du PowerPoint présenté en parallèle aux propos de Strach. Dans une lettre ultérieure, elle est revenue sur l’objectif de sa présentation. « Je n’insinuais pas que 35 750 électeurs avaient commis des fraudes. Mon message était que selon les données reçues par le programme de contre-vérification, pour les élections présidentielles de 2012, il y avait 35 750 électeurs en Caroline du Nord dont les prénoms, nom de famille et dates de naissance correspondaient à d’autres électeurs votant dans d’autres états »]. Malgré le recrutement d’un ex-agent du FBI pour diriger les recherches, l’état a sanctionné très exactement zéro double électeur figurant sur cette liste. Cependant, des dizaines de milliers de citoyens sont menacés de perdre leur droit de vote… au nom de la prévention d’un délit qui s’est rarement produit. Jusqu’à présent, Crosscheck a répertorié le chiffre exorbitant de 7,2 million de suspects. Cependant, nous n’avons retrouvé que quatre coupables officiellement accusés de double vote ou double inscription délibérée.

En apparence, Crosscheck semble plutôt modéré. 28 états participants partagent leurs listes électorales et, au nom d’une collecte de données massives impartiale et racialement neutre, cherchent simplement à vérifier que les listes électorales sont à jour. Pour être sûr d’identifier les électeurs suspects, le programme est censé associer dans un premier temps prénom, second prénom et nom de famille, ainsi que la date de naissance, et fournit les 4 derniers chiffres du numéro de sécurité sociale pour des vérifications supplémentaires.

En réalité, cependant, le programme ne s’est visiblement pas déroulé comme annoncé. Plusieurs états ont abandonné la contre-vérification pour des problèmes de méthodologie, comme l’a récemment expliqué le Secrétaire d’Etat de l’Oregon : « Nous avons abandonné [Crosscheck] parce que les données que nous avons reçues n’étaient pas fiables. »

Afin d’étudier le programme en profondeur, nous avons contacté tous les États pour leur demander leur liste de contre-vérification. Mais comme le double vote est un délit, l’un après l’autre, les États nous ont répondu que leurs listes de suspects étaient une des pièces d’une instruction criminelle et étaient, par conséquent, confidentielles. Puis vint la divine surprise. Un fonctionnaire de Virginie nous a communiqué sa liste de suspects, « par erreur », nous ont précisé les autorités de l’état dans un courrier ultérieur.

La liste de Virginie a été une révélation. En tout, 342 556 noms étaient répertoriés comme inscrits en Virginie et ailleurs à la date de janvier 2014. 13% des noms sur la liste, déjà catalogués électeurs inactifs, ont été presque immédiatement rayés, ce qui signifie que 41 367 noms (une paille !) ont été « exclus » des listes électorales, la plupart juste avant le jour des élections.

Nous avons pu nous procurer d’autres listes – celles des États de Géorgie et Washington, le nombre total d’électeurs suspects s’élevant à plus d’un million – et les résultats du programme semblent au mieux nettement déficients. Nous avons trouvé qu’il manquait à un quart des noms sur la liste une correspondance sur le second prénom. Le système peut aussi par erreur identifier un père et son fils comme le même électeur, en ignorant les désignations de Jr. (Junior) et Sr. (Senior). Un grand nombre de « James Brown » sont suspectés de double vote ou double inscription. Ils sont 357 rien qu’en Géorgie. Mais pour Crosscheck, James Willie Brown est censé être le même électeur que James Arthur Brown et James Clifford Brown le même que James Lynn Brown.

Et les dates de naissance et numéros de sécurité sociale promis, dans tout ça ? Selon le manuel d’instruction du programme : «  Les numéros de sécurité sociale sont utilisés dans les vérifications ; les chiffres peuvent ou non correspondre » – ce qui laisse une étape cruciale dans le processus d’identification à la charge des États. Les numéros de sécurité sociale n’étaient même pas inclus dans les listes que nous avons obtenues.

Nous avons demandé à Mark Swedlund, expert en base de données, qui travaille entre autres pour eBay et American Express, d’analyser les données de Géorgie et de Virginie ; il s’est déclaré choqué par la « méthodologie puérile » du programme. Il a ajouté, « Si vous êtes l’un des 858 000 Garcia aux Etats-unis et que votre prénom est Joseph ou José, bon courage à vous. Vous êtes probablement suspecté de voter dans 27 états. »

L’analyse statistique de Swedlund a révélé que les noms à consonance afro-américaine, hispanique et asiatique étaient fortement majoritaires, simple résultat du processus de correspondance du programme qui ne recrache guère plus qu’un petit nombre de noms très courants. Sans surprise, les données du bureau de recensement des Etats-Unis montrent que les minorités sont surreprésentées dans 85% des noms de familles les plus courants. Si vous vous appelez Washington, il y a 89% de chances que vous soyez Afro-Américain, si votre patronyme est Hernandez, il y a 94% de chances que vous soyez Hispanique, et si c’est Kim, il y a 95% de chances que vous soyez Asiatique.

Ce biais initial a pour conséquence ahurissante qu’un Hispanique sur six, un Asiatique-Américain sur sept et un Afro-Américain sur neuf va se retrouver sur la liste dans les états appliquant Crosscheck. Le programme a-t-il été conçu pour cibler les électeurs de couleurs ? « Je suis un homme de chiffres » déclare Swedlund. « Je ne peux pas dire quelles étaient les intentions. Je ne peux que vous dire quel en est le résultat. Et le résultat est discriminatoire pour les minorités. »

Chaque électeur identifié comme suspect reçoit une carte-réponse neutre et recouverte d’un texte minuscule. Il doit vérifier son adresse et le renvoyer à son secrétaire d’État. Si la carte ne revient pas, le procédé de retrait des listes électorales se met en marche.

Ce jeu de carte-réponse amplifie le biais racial intrinsèque du programme. D’après le Bureau de Recensement, les électeurs blancs sont à 21% plus susceptibles de répondre à leur requête officielle que les Afro-Américains et les Hispaniques, les propriétaires à 32% davantage que les locataires, et les jeunes 74% moins susceptibles de répondre que les gens plus âgés. Les plus mobiles – étudiants et pauvres, qui changent souvent d’appartement au cours de leur recherche d’emploi – ne recevront probablement même pas le courrier.

Jusqu’à présent, il n’y a pas moyen de savoir comment chaque état prévoit d’opérer. Si l’on se fie au chiffre de 13% de Virginie, ce sont près d’un million d’Étasuniens qui verront leur droit de vote remis en cause. Notre analyse révèle qu’apparaître sur la liste de Crosscheck n’est pas une preuve qu’un individu est inscrit dans plusieurs états. Si l’on en croit ces données, le programme – soit par vocation soit par mauvaise application – pourrait sauver le Parti Républicain d’une prochaine défaite électorale. Et sans surprise, presque tous les États associés au programme sont sous contrôle républicain.

La tête pensante de ce projet est le Secrétaire d’État du Kansas, Kris Kobach, un ancien professeur de droit formé à Yale. Après les attentats du 11 septembre, le Ministre de la Justice des Etats-Unis, John Ashcroft, avait chargé Kobach de créer un système de dépistage des voyageurs étrangers (abandonné par la suite pour profilage racial). Il est plus connu pour être l’auteur de la loi dite Driving While Brown [ndt : contrôle au faciès des conducteurs basanés], qui autorise les policiers à arrêter les automobilistes pour leur demander une preuve de leur statut légal. En 2016, il a co-écrit le programme ultraconservateur du Parti Républicain, en y glissant la recommandation préconisant une adoption de Crosscheck à l’échelle nationale. Il est également le conseiller de Trump qui a imaginé la proposition de forcer le Mexique à payer pour le fameux mur.

En janvier 2013, Kobach a fait un discours à un congrès de l’association nationale des Présidents des Comités Electoraux sur la nécessité de lutter contre un bourrage d’urnes généralisé dans tout le pays. Il y annonçait déjà que le programme avait découvert 697 537 « électeurs potentiellement doubles » dans 15 États, et que l’État du Kansas était prêt à financer l’établissement d’une liste à l’échelle nationale. Ce qui a suffi à persuader 13 états supplémentaires de remettre leurs fichiers d’électeurs aux services de Kobach.

Dans un swing State (État bascule) très disputé comme l’Ohio, le Secrétaire d’Etat républicain John Husted a identifié près de 500 000 électeurs avec Crosscheck. À Dayton, nous avons retrouvé plusieurs des suspects apparaissant sur ces listes. Il est apparu à l’évidence que les gros bataillons de ces « électeurs potentiellement doubles » étaient domiciliés dans des quartiers où s’alignent les maisons délabrées et les vitrines condamnées. Sur Otterbein Avenue, J’ai rencontré Donald Webster, Afro-Américain comme la plupart des habitants de son quartier.

Le programme l’a répertorié dans l’Ohio sous le nom de Donald Alexander Webster Jr., alors qu’il était inscrit une seconde fois sous le nom de Donald Eugene Webster (sans Jr.) à Charlottesville en Virginie. Webster m’explique qu’il ne s’est jamais appelé Eugene et n’a jamais mis les pieds à Charlottesville. Je lui ai dit que lui, comme son double de Virginie, étaient susceptibles de perdre leur droit de vote.

« Jusqu’où ils vont aller ?, a-t-il commenté. Comment ils peuvent faire ça ? »

J’ai posé la question à Robert Fitrakis, un avocat spécialiste du droit de vote, qui a examiné les données du programme. Je lui ai montré la liste où apparaît Donald Webster – et toutes ces pages pleines d’électeurs de l’Ohio. Selon Fitrakis, l’enthousiasme du Secrétaire d’Etat pour Crosscheck s’explique facilement : « Il ne veut pas analyser les deuxièmes prénoms parce qu’il ne veut pas de vraies correspondances. Ils ciblent les populations aux noms ethniquement marqués qui, typiquement, votent pour le parti démocrate. Il veut gagner l’Ohio de la seule façon qu’il pense possible : en retirant le droit de vote à certains citoyens. »

Kobach s’est refusé à tout commentaire sur cette affaire. Alors je me suis rendu à Newton, dans le Kansas, où il présidait une vente de glace pour une collecte de fonds dans un parc public. J’ai abordé Kobach avec la liste Crosscheck qu’il m’avait refusée, en lui posant cette question : « Pourquoi ces listes sont-elles si secrètes ? »
« Elles ne sont pas secrètes », a-t-il répondu, contredisant ce que son avocat m’avait déclaré.

J’ai pris un nom au hasard dans la liste et lui ai demandé pourquoi James Evans Johnson était identifié comme le même électeur que James P. Johnson.

Kobach a nié que ce nom puisse figurer sur la liste. « Notre système ne pourrait pas obtenir ce résultat », a-t-il affirmé. (Et, en effet, selon les règles de son programme, cela ne devrait pas être possible).

J’ai rétorqué : « C’est la liste que vous avez fournie (à la Virginie), et ils ont exclu 41 000 électeurs ».

« C’est faux !, a-t-il répondu en s’éloignant. Et vous savez pourquoi ? Parce que les lois fédérales l’interdisent. »

Sur ce point, Kobach a raison : la législation fédérale rendrait très difficile une purge d’une telle envergure, mais il n’en reste pas moins que des dizaines de milliers d’électeurs de Virginie ont été rayés des listes électorales.

La machine à purger les listes de Krobach était en route bien avant que Trump n’arrive sur la scène politique – et continuera de fonctionner pour les prochaines élections. Les faibles taux de participation favorisent toujours le Parti Républicain, et cela a toujours été le jeu de ce parti de tenir les jeunes, les minorités et les pauvres à l’écart du scrutin. Au Nouveau Mexique, Santiago Juarez, un avocat qui a travaillé pour la Ligue des Citoyens Unis d’Amérique Latine, a passé plusieurs années à inscrire des électeurs hispaniques sur les listes électorales face aux efforts systématiques pour les en exclure. Il ricane à l’idée d’une conspiration massive des Hispaniques en faveur du double vote. « C’est déjà difficile de faire voter les gens une fois, alors deux... »

Mark Makela, Greg Palast

Traduit de l’anglais (EU) par Boris GRANGER, Noémie GOUARD et Servane JARDIN-BLICQ, sous la supervision de Jean-Charles KHALIFA

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