Celima Torrico, Ministre de la Justice, photo : Qkaracheando
Le Courrier, mardi 5 Février 2008.
L’élection d’Evo Morales, il y a deux ans, n’aura pas seulement marqué l’irruption des indigènes et des paysans à la tête de l’Etat bolivien. Dans le sillage du syndicaliste aymara, les femmes jouent un rôle inédit dans le processus politique bolivien, résultat des mobilisations sociales des années 1990-2000. « Pour la première fois, les Boliviennes parlent en leur nom propre », déclare Evelin Agreda, vice-ministre du Genre et des Affaires générationnelles. Joignant les actes à la parole, l’ancienne militante féministe accompagnait récemment sa ministre de tutelle chargée de la Justice, la Quechua Celima Torrico, au Palais des Nations devant le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes (CEDAW, lire ci-dessous). Une présence de haut niveau, saluée par le comité, qui témoigne de l’importance de cette cause pour le gouvernement d’Evo Morales. Et l’occasion, pour Le Courrier, d’une discussion sans langue de bois.
Quelle situation avez-vous présenté devant le CEDAW ?
Celima Torrico : Historiquement, les Boliviennes - et en particulier les femmes indigènes - subissent de nombreuses discriminations. Devant le comité, nous avons présenté nos avancées, mais nous n’avons pas caché les difficultés auxquelles nous nous confrontons.
Evelin Agreda : La lutte contre les discriminations est très complexe car elle touche tous les secteurs de la vie. Cela concerne l’accès à l’éducation, à la santé, mais aussi l’inclusion économique. Par exemple, trop peu de femmes paysannes possèdent des titres de propriété, ce qui les rend dépendantes et vulnérables. La violence domestique, qu’elle soit psychologique ou physique, est aussi endémique : sept Boliviennes sur dix en souffrent.
Les femmes indigènes sont-elles davantage touchées ?
C. T. : Oui, car elles cumulent cette double discrimination, qui viennent s’ajouter à leurs difficultés économiques particulières. Le néolibéralisme occulte la dimension sociale du rapport entre les hommes et les femmes. Pour nous, en revanche, la lutte contre le racisme, la pauvreté ou l’analphabétisme sont des moyens essentiels de réduction des inégalités hommes-femmes.
E. A. : Les femmes sont d’autant plus victimes du racisme qu’elles défendent davantage leurs racines culturelles, par exemple, en portant leur costume traditionnel, alors que les hommes ont tendance, eux, au mimétisme. On l’a vu durant les sessions de l’Assemblée constituante. Les élues indigènes ont eu à subir un nombre incalculable d’invectives et même des agressions [1]. A la moindre occasion, on a mis en question leurs compétences. Le racisme est à fleur de peau. Au moins, désormais on peut en débattre, car il est sorti de sous le tapis !
Quelles sont les principales avancées constatées depuis deux ans ?
E. A. : Les femmes sont devenues un nouvel acteur politique majeur. En particulier, les indigènes qui jusque-là étaient presque invisibles dans les institutions. Auparavant, un petit groupe de politiciens prétendait parler au nom de tous les Boliviens : jeunes, salariés, indigènes, femmes, paysans, etc. Aujourd’hui, cette diversité qui fait la Bolivie se représente elle-même. Nous parlons en notre nom propre. Prenez l’Assemblée constituante : sur 255 élus, 88 étaient des femmes, ce qui fait 34,5%. Auparavant, le record au Parlement était de 22%, et ce grâce à l’introduction d’une loi sur les quotas ! Au gouvernement, sur seize ministres, il y a cinq femmes [2]. Et 42% des vice-ministres sont des femmes.
Ces avancées comptent, même s’il reste évidemment beaucoup à faire pour que les femmes prennent toute la place qui leur revient. Je pense qu’il faudrait par exemple enseigner l’égalité à l’école. Une autre priorité consiste à doter les femmes de pièces d’identité. Depuis 2004, 229 000 documents ont été octroyés, il faut persévérer.
Qu’avez-vous fait contre la violence domestique ?
E. A. : Notre première action a été de multiplier les lieux dans lesquels les femmes peuvent porter plainte. Vingt-huit brigades policières de protection familiale et 128 services juridiques municipaux les accueillent aujourd’hui.
C. T. : Le prochain objectif consistera à éliminer les obstacles financiers qui entravent encore l’accès à la justice. Ce sera fait dès que les Boliviens auront accepté la nouvelle Constitution [3].
Ce texte très attendu a déçu les organisations féministes, car il ne légifère pas sur des domaines où subsistent des discriminations, comme l’âge légal du mariage à 14 ans pour les filles (16 ans pour les garçons) ou l’interdiction del’avortement ?
E. A. : Un projet de modification du Code de la famille prévoit de porter l’âge minimum du mariage pour les deux sexes à la majorité civile. En revanche, sur la question de l’avortement - qui demeure en effet un délit sauf danger pour la santé de la mère ou viol - je partage absolument cette déception. Le projet de nouvelle Constitution comporte beacoup de nouveaux droits économiques, sociaux et culturels pour les femmes. Mais il est vrai que la question du droit des femmes à disposer de leur corps demeure très controversée en Bolivie (y compris au sein du Mouvement vers le socialisme, ndlr). La pression de l’Eglise catholique est très forte (lire ci-dessous). Durant la Constituante, elle a satanisé chacune des propositions allant vers l’octroi de droits en matière de reproduction. Même la disposition très générale finalement votée, qui donne le droit de choisir le nombre d’enfants, a été traitée d’« avortiste » [4]... Ce qui est sûr, c’est que nous ne perdons pas espoir de pouvoir légiférer un jour de façon plus précise.
Propos recueilli par Benito Perez
Droits sexuels, loi virtuelle.
En mai 2004, les deux Chambres du Parlement de Bolivie approuvaient sans la moindre opposition (!) une « loi-cadre sur les droits sexuels et reproductifs ». Loin d’être révolutionnaire, ce texte résumait un certain nombre de dispositifs publics existants et affirmait noir sur blanc le « droit à la jouissance et à l’exercice des droits sexuels et reproductifs » « sans distinction de classe, d’âge, de sexe, de genre, d’origine ethnique, d’option sexuelle ou autre ». En découlait l’obligation pour l’Etat de favoriser la promotion de la santé reproductive, par exemple, en garantissant l’information et le libre-choix des moyens de contraception, ainsi que l’anonymat du planning familial. La loi-cadre donnait aussi mission à la puissance publique de lutter contre les discriminations vécues par les minorités sexuelles et les femmes.
Les mouvements féministes et de défense des droits humains allaient toutefois déchanter. Une semaine après le vote parlementaire, le président de l’époque, Carlos Mesa, recevait une lettre de la Conférence épiscopale bolivienne l’invitant fermement à opposer son veto à la promulgation de la loi. Avec les évangéliques, la hiérarchie catholique qualifiait ce texte de préalable législatif à la légalisation du mariage gay et de l’avortement, ainsi que de ferment de la « destruction de la famille ». Devinez ce que fit le catholique Carlos Mesa ?
Renvoyée illico au Parlement, la loi-cadre y dort toujours dans un tiroir...
Benito Perez
– Source : Le Courrier www.lecourrier.ch
Tensions extrêmes en Bolivie : l’ambassadeur américain travaille à la scission du pays, par André Maltais.
Le travail silencieux de la CIA en Bolivie et au Venezuela, par
Eva GOLINGER.