à l’occasion de la sortie de "Interventions", Sonali Kolhatkar interview Noam Chomsky.
Depuis 2002 le New York Times Syndicate distribue des articles du fameux universitaire Noam Chomsky, spécialiste des affaires étrangères. Le New York Times Syndicate fait partie de la même entreprise que le New York Times. Bien que beaucoup de lecteurs partout dans le monde peuvent lire des articles de Chomsky, le New York Times n’en a jamais publié un seul. Quelques journaux régionaux aux Etats-Unis -comme le Register Guard, le Dayton Daily News et le Knoxville Voice- reprennent ces articles. Sur le plan international, c’est un peu différent : ces articles sont par exemple repris par la grande presse britannique, l’International Herald Tribune, le Guardian et l’Independent.
City Lights Books vient juste de publier une compilation de 1000 articles en un seul livre qui a pour titre « Interventions ». Le 1er juin 2007 Noam Chomsky a parlé à la radio avec Sonali Kolhatkar à propos de ce nouveau livre.
Sonali Kolhatkar : Dans votre article d’avril 2004 titré « Iraq : The Roots of Resistance » [« Irak, les racines de la résistance »], vous signalez comme faux le prétexte de la démocratie utilisé par le gouvernement Bush pour justifier sa guerre, puis en mars 2005 vous jugez positivement le processus électoral qui vient juste d’avoir lieu et vous vous félicitez du fait que les Etats-Unis aient permis leur bon déroulement. Comment évaluez-vous au jour d’aujourd’hui l’état de la démocratie en Irak ?
Noam Chomsky : Les élections de janvier 2005 ont été, comme je l’ai probablement écrit, un véritable triomphe de la résistance non violente. Les Etats-Unis tentaient par tous les moyens d’empêcher les élections, mais ils ont finalement dû les accepter parce qu’ils ne pouvaient tout simplement plus faire face à cette résistance massive, non violente, populaire, qui était beaucoup plus efficace que l’insurrection. Ils ont donc permis que les élections se déroulent mais ils ont également manoeuvré pour leur ôter toute signification. Voilà dans quelle situation nous nous trouvons. Je veux dire- vous ne pouvez pas vraiment avoir une vie démocratique authentique sous occupation militaire. Vous pouvez avoir quelques éléments de démocratie, guère plus. L’occupation militaire est trop dure -je veux dire- il est déjà assez difficile d’avoir une vraie démocratie qui fonctionne sans élections démocratiques. Le système de Paris, par exemple, d’occupation militaire ; le système connaît de graves problèmes et en Irak c’est beaucoup plus grave. Les élections telles qu’elles se sont finalement déroulées étaient... comme l’ont souligné beaucoup d’observateurs, il s’agissait plus d’un recensement que d’une élection. Il s’agissait d’un vote communautaire et les conflits sont maintenant tellement forts que le système politique n’est plus qu’un fantôme.
Sonali Kolhatkar : Quand vous parlez des élections en elles-mêmes, par forcément porteuses de sens, qu’en est-il des aspirations des Irakiens ? et comment nous, qui ici aux Etats-Unis sommes opposés à la guerre en Irak, pouvons-nous compter sur les aspirations démocratiques des Irakiens ? Il semble de plus en plus clair que les Irakiens n’ont guère la possibilité de faire valoir leurs droits démocratiques.
Noam Chomsky : Ils n’ont aucun espace dans les conditions de l’occupation militaire. Je veux dire- si les Etats-Unis étaient occupés par l’Iran pourrions-nous organiser une société démocratique ? Je veux dire- il ne s’agit pas de compter sur les Irakiens. Nous avons des responsabilités envers eux et ces responsabilités sont claires.
Nous avons la responsabilité de payer d’énormes réparations, non seulement pour la guerre mais pour le criminel régime antérieur que nous avons soutenu durant les années 1980. Nous avons beaucoup d’obligations de ce point de vue. Nous avons l’obligation de faire en sorte que les responsables, ici, rendent des comptes pour les crimes commis, le crime d’agression étant le plus important. Et nous devons être à l’écoute des victimes, et ce que les victimes demandent est assez clair.
L’automne dernier le département d’Etat a diffusé un sondage montrant que les deux tiers des habitants de Bagdad souhaitent le retrait des forces états-uniennes ; un sondage de dimension nationale, à un autre moment, donnait un chiffre de 70%. Voilà l’Irak. Si vous vous limitez à l’Irak arabe les chiffres sont encore plus élevés. L’immense majorité considère que les troupes états-uniennes font monter le niveau de violence et une grande partie de la population considère que les troupes états-uniennes sont des cibles légitimes. Et ces chiffres sont plus hauts dans les régions de l’Irak arabe où les troupes sont déployées. Mais y compris sans ces chiffres, une armée d’invasion n’a aucun droit ; le plus important ce sont les Irakiens, nous devons simplement contribuer à créer les conditions qui les aideront à faire leur possible dans cette situation de destruction et de chao provoqués par l’invasion.
Sonali Kolhatkar : J’ai remarqué dans vos articles, dans vos écrits et conférences en général, vous citez très fréquemment les résultats de ces enquêtes qui montrent ce que les Irakiens souhaitent exactement et ce qu’ils pensent de l’occupation, beaucoup plus que ce que nous pouvons entendre dans les médias dominants. Que pensez-vous du fait que les aspirations des Irakiens soient ignorées par les médias dominants ?
Noam Chomsky : Des indices de ces chiffres sont apportés par d’autres sources. Par exemple en Irak il existe un mouvement ouvrier très vivant et très courageux qui miraculeusement a réussi à survivre à l’occupation. Au début de l’invasion les Etats-Unis ont réinstauré, en l’imposant, la draconienne législation du travail de Saddam Hussein mais les travailleurs irakiens ont résisté. Les travailleurs du pétrole par exemple ont condamné le projet de législation pétrolière que les Etats-Unis veulent imposer au parlement irakien, et les organisations ouvrières combattent sur d’autres terrains. Nous pouvons apprendre des choses à partir de ces sources, mais vous n’en verrez rien dans la presse. Je pense que la raison est que... il ne s’agit pas simplement de ne pas rendre compte de ceci ou de cela et si vous faites bien attention vous pouvez trouver des informations ici et là . C’est tout le schéma de présentation qui est mensonger.
Tout est basé sur les présupposés qui déterminent l’ensemble du schéma journalistique. Ce n’est pas explicité mais c’est accepté et c’est très profond. Le présupposé est le suivant : « Le monde nous appartient ». Regardez les titres. Ils donnent beaucoup de nouvelles concernant les premières discussions entre les Etats-Unis et l’Iran. Comment cela est-il présenté ? Tenez : J’ai justement sous les yeux un journal national : « After talks, US seeks action by Iran » [« Après les discussions, les Etats-Unis espèrent des gestes de l’Iran »]. Est-ce le problème ? s’agissant d’un pays qui se trouve sous occupation ? Vous voyez « action », mais l’envahisseur attend des actions de quelqu’un d’autre. Cela n’est pas considéré étrange aux Etats-Unis. Parce que nous avons le droit d’être présents là -bas. Et tout ce que nous faisons nous avons le droit de le faire par nécessité et il peut bien y avoir quelques erreurs ici ou là , mais globalement, cela nous appartient, nous sommes là -bas. Et si d’autres interfèrent c’est un problème, ce sont des criminels.
Donc, est-ce que l’Iran interfère ou non - qui sait ? Voilà le débat. Or ce n’est pas le bon débat. Et c’est ce schéma d’interprétation et de compréhension qui encadre tous les commentaires - non seulement dans les médias, mais aussi dans les revues spécialisées ou ailleurs.
Sonali Kolhatkar : L’un des endroits du monde qui semble échapper à notre contrôle c’est l’Amérique latine. Et vous en avez parlé dans plusieurs de vos articles. « South America : The Tipping Point », « Latin America declares its independence and alternatives for the Americas » [« Amérique du sud : le tournant » et « L’Amérique latine déclare son indépendance et l’alternative pour les Amériques »], etc. Vous parlez de l’augmentation des niveaux d’indépendance des pays d’Amérique latine par rapport aux Etats-Unis. L’un des moyens pour y parvenir c’est d’entrer dans le MERCOSUR. Etes-vous optimiste quant aux possibilités pour le MERCOSUR de devenir une option économique pour l’Amérique latine et est-ce que les Etats-Unis permettront à ces pays de poursuivre une voie qui leur soit propre et de remettre en cause la domination impérialiste des Etats-Unis ?
Noam Chomsky : Il est sûr que les Etats-Unis n’assisteront pas à tout cela sans réagir. Quoi qu’il en soit le MERCOSUR ne semble pour l’instant pas porteurs de beaucoup de réalisations. Il y a trop d’antagonismes internes - voilà pourquoi il n’a pas vraiment décollé. Les possibilités existent et il y a bien eu quelques pas en avant. Mais il reste fort à faire.
Il y a au demeurant eu un événement de grande importance, dont on n’a pas entendu parler aux Etats-Unis je crois. A Cochabamba, en Bolivie, en décembre 2006, il y a eu une rencontre des dirigeants d’Amérique latine et d’Amérique du sud. Ils ont tu certaines différences et ils ont dressé les plans pour un projet de fédération un peu sur le modèle de l’Union européenne afin d’accroître la coopération et l’intégration - des propositions concrètes. Cochabamba est plus qu’un lieu symbolique. C’est le centre de la résistance victorieuse contre la Banque mondiale, contre les stratégies des entreprises états-uniennes quand elles veulent prendre le contrôle de l’économie.
Dans cette ville, il y a eu des combats majeurs contre les projets de la Banque mondiale, globalement un instrument des Etats-Unis dans leur guerre de privatisation. Je crois que c’est Banktel l’entreprise qui était impliquée et qui a en fait été chassée grâce à la résistance populaire. Donc Cochabamba a une signification et la rencontre a une signification, voilà pourquoi -je suppose- la presse n’en a pas parlé. Est-ce que les Etats-Unis pourront stopper ces évolutions ? Vous savez, les choses ne sont plus ce qu’elles étaient.
L’entraînement offert par les Etats-Unis aux officiers latino-américains est probablement à son plus haut niveau - il a fortement augmenté, il n’avait jamais atteint ce niveau, y compris durant les périodes de la Guerre froide. Et ces officiers ont été formés pour ce qui est appelé « le contrôle du populisme radical », et nous savons ce que cela veut dire. Mais il n’est pas facile de savoir s’ils pourront ou nous utiliser cet instrument. Quant à l’instrument économique, l’autre grand instrument, il a été sévèrement affaibli.
Le Fonds monétaire international (FMI) notamment, quasiment une branche du département du Trésor des Etats-Unis, tenait presque tout le continent par le cou - grâce aux gendarmes des cartels de créditeurs [creditor’s community enforcers], comme dit l’un de ses directeurs. Or les latino-américains s’émancipent de cette contrainte. Le président argentin a annoncé il y un an ou deux : « Nous nous débarrassons du FMI, nous avons effectué une restructuration et nous avons payé la dette ». La même chose s’est passée avec le Venezuela, le Brésil à sa façon a fait la même chose. La Bolivie va faire pareil. L’Equateur aussi probablement.
Les pays les uns après les autres ont tout simplement constitué des réserves, se libérant de la dette, se débarrassant du FMI. Le FMI est en mauvaise posture maintenant. Cet instrument de contrôle est très affaibli. Pour l’Amérique latine, renverser 500 ans de colonisations de différentes sortes et de déséquilibre interne -une minuscule élite surpuissante et une masse de gens appauvris- ce ne sera pas facile. Mais il y a eu des pas en avant, comme cela s’était produit dans les années 1960. Et actuellement ces avancées ne peuvent plus être combattues par la force.
Sonali Kolhatkar : Finalement, professeur Chomsky, ces articles dont nous avons parlé, réunis pour la première fois dans ce livre « Interventions », ce sont des articles que les Etats-uniens ne lisent pas alors qu’à l’étranger les gens les lisent. Pourquoi ?
Noam Chomsky : On ne peut pas attendre des médias qu’ils s’autodétruisent. Ils permettent juste un peu de dissentiment et de critique. Et en fait, en guise d’autocritique, je pourrais faire davantage...
Sonali Kolhatkar : Comme par exemple ?
Noam Chomsky : Si je m’y attelais. Mais il y a une question de... cela signifierait que je fasse moins de ceci, moins de cela, moins de conférences, moins de voyages, etc. Donc vous prenez un point, vous vous limitez à un choix. Mais en gros ce que vous dites est exact.
Et ce n’est pas seulement moi. Lisez-vous les articles d’Edward Herman, d’Alex Cockburn, et de dizaines d’autres personnes que je pourrais nommer ? Non vous ne le faites pas. Lisez-vous les reportages du Robert Fisk concernant le Moyen-Orient ? Les reportages de Patrick Cockburn concernant l’Irak ? Non, vous ne le faites pas. Vous pouvez trouvez quelques mots par-ci par-là . Mais cela ne correspond pas au schéma que les médias veulent faire prévaloir.
Pour revenir au début de notre conversation, ils ne veulent pas d’articles qui montrent que tout -toute la discussion qui a cours aux Etats-Unis, dans quasiment tous les médias, les revues, partout- tout est basé sur des présupposés si extravagants qui si un autre pays agissait de la sorte, nous serions morts de rire : simplement l’idée que le monde nous appartient. Il est difficile de trouver une discussion ou un commentaire qui ne parte pas de l’acceptation tacite que cela est tout à fait normal, comme dans les exemples dont nous avons parlé. Ils ne souhaitent pas que cela soit signalé, et encore moins répété tous les jours. Les médias ne sont pas monolithiques. Ce n’est pas un système totalitaire et vous pouvez apprendre beaucoup à partir des médias. Mais vous ne pouvez pas ignorer la structure institutionnelle qui leur donne leur orientation, et ce n’est pas seulement les médias. La même chose se passe avec les revues, avec les sondages, et avec presque toute la recherche universitaire.
– Traduction : Numancia Martànez Poggi
– Source :
Site de la radio : Uprising http://uprisingradio.org
ou ZMAG www.zmag.org
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