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Harcèlement judiciaire sioniste et complicité des tribunaux français

« Apologie du terrorisme ». Les pères fouettards des tribunaux jouent à faire peur

Soutenues bruyamment par les ministres de la justice, de l’intérieur et de l’enseignement supérieur, des centaines de procédures-bâillons ont été lancées en France pour des propos ou des écrits considérés comme soutenant le terrorisme. Ces procédures sont dans la plupart des cas en suspens, mais menacent des centaines de personnes. Et au-delà, l’expression de la solidarité avec les Palestiniens.

« Maintenant [Israël] organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsion et s’y manifeste contre lui la résistance qu’à son tour il qualifie de terrorisme », disait Charles De Gaulle, alors président de la République, en 1967. S’il tenait ces propos aujourd’hui, le général pourrait être poursuivi pour apologie du terrorisme.

Le nombre de procédures ouvertes pour ce délit en France explose depuis le 7 octobre 2023. Au 30 janvier 2024, Le Monde rapporte que 626 sont en cours dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites sont alors engagées à l’encontre de 80 personnes. Interrogé sur la mise à jour de ces données, le ministère de la justice n’a pas répondu. Notre enquête permet toutefois d’affirmer que des dizaines de nouvelles convocations ont été émises depuis le 30 janvier.

Simples citoyens, influenceurs, sportifs de haut niveau, étudiants, militants associatifs ou syndicaux, responsables politiques, élus locaux ou députés, les convocations pleuvent, comme celle du militant Anasse Kazib, de la journaliste Sihame Assbague, de la candidate aux élections européennes Rima Hassan ou de la cheffe des députés Insoumis Mathilde Panot.

Si parmi les personnes inquiétées, certaines ont qualifié les attaques du Hamas et du Djihad islamique d’« actes de résistance », peu ont explicitement glorifié le massacre du 7 octobre 2023 ou se sont réjouies de la mort de civils israéliens. « L’apologie du terrorisme consiste à présenter ou à commenter favorablement des actes terroristes », peut-on lire sur service-public.fr, le site officiel de l’administration française. Une définition vague où s’engouffrent des largesses d’interprétation. C’est ainsi que la simple évocation du colonialisme brutal pratiqué par Israël sur les terres palestiniennes pour contextualiser les circonstances des attaques du 7 octobre 2023 est jugée comme de l’apologie. Pour l’avocate Dominique Cochain :

L’explication de la cause à effet est souvent considérée comme de l’apologie. C’est comme si tout avait pris naissance le 7 octobre 2023, et que les décennies d’occupation et de crimes israéliens qui ont précédé n’avaient pas d’existence. Le 7 octobre est présenté comme le jour zéro. Quand des personnes tendent à expliquer que cet évènement n’a pas surgi comme ça, ex nihilo, on vient leur dire : puisque vous prétendez que le 7 octobre est peut-être la conséquence de quelque chose, quelque part vous l’excusez. Expliquer serait excuser. C’est complètement ubuesque.

« Les horreurs de l’occupation illégale se sont accumulées. Depuis samedi [7 octobre], elles reçoivent les réponses qu’elles ont provoquées », peut-on lire sur un tract de la CGT du Nord diffusé le 10 octobre 2023. En raison de ces écrits, Jean-Paul Delescaut, secrétaire local du syndicat et responsable pénal de cette publication, est condamné pour apologie du terrorisme le 18 avril 2024 à un an de prison avec sursis, et à verser 5 000 euros à l’Organisation juive européenne (OJE), l’une des plus lourdes peines prononcées à ce jour. Le syndicaliste a fait appel de la décision.

28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».

28 mars 2024. Rassemblement de la CGT du Nord devant le tribunal correctionnel de Lille en soutien au secrétaire général Jean-Paul Delescaut, poursuivi pour « apologie du terrorisme ».

CGT
Des interrogatoires très orientés

Nadia milite pour la Palestine depuis longtemps

Le 7 octobre 2023, elle publie sur Facebook un post où elle écrit que « tout acte commis après 75 ans de colonisation, de spoliation, d’exaction, est un acte de résistance ». Le 10 octobre, elle publie un extrait (avec guillemets) d’un article du Point dans lequel l’hebdomadaire rapportait des propos du porte-parole des Brigades Ezzedine Al-Qassam, prévenant que ce qui arrivera à la population palestinienne de Gaza arrivera forcément aux otages israéliens.

Quelques semaines après, Nadia reçoit un appel d’un homme se présentant comme un agent EDF. Il lui demande si elle est chez elle pour venir relever les compteurs. En raccrochant, Nadia, trouvant l’appel suspect, rappelle l’opérateur qui confirme ses doutes : elle n’a pas été contactée par EDF.

Quelques minutes plus tard, nouvel appel. Cette fois, un policier lui demande de venir immédiatement au commissariat. Nadia s’exécute. Les policiers organisent alors un convoi de trois voitures pour aller perquisitionner son domicile. Ils prennent en photo ses objets privés : tapis de prière, Coran, livres, et saisissent son matériel informatique. Elle est ensuite placée en garde à vue et déférée au parquet antiterroriste où elle est enfermée en cellule pour la nuit. « J’ai cru que c’était des toilettes, c’était insalubre, j’ai vomi toute la nuit », confie-t-elle. « Est-ce que vous vous rendez compte qu’en partageant ce que vous partagez vous applaudissez le pogrom juif du 7 octobre sachant qu’il y a eu des bébés décapités, des femmes violées ? », lui demande un agent lors de son interrogatoire reprenant à son compte de fausses informations. Il la questionne en outre sur sa pratique de la religion, ses habitudes, sa vie privée. Des questions qu’elle qualifie de « très orientées » et « très personnelles ».

Sur les conseils de Me Cochain, son avocate, Nadia n’ébruite pas l’affaire. Lors de son procès, la procureure requiert seulement 300 euros d’amende et prononce ces mots : « Je voudrais que Madame sache que ce n’est pas son militantisme pour la Palestine qui est aujourd’hui jugé, surtout au vu de la terreur qui se déroule là-bas ». Nadia ne s’y attendait pas. Elle obtient une relaxe du tribunal. Aucun appel n’est interjeté. Durant la procédure, Nadia a appris par la même occasion qu’elle était surveillée par la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP). Ayant un casier judiciaire vierge, elle ne voit pas d’autre raison que son engagement pour la Palestine comme motif de cette surveillance.

Lourde peine à Montpellier

Mohamed Makni n’a pas eu la même chance que Nadia. Âgé de 73 ans, cet élu socialiste d’Échirolles avait relayé sans le commenter un article d’un ancien ministre tunisien qui qualifiait d’« actes de résistance » les attaques du 7 octobre. Malgré sa condamnation des exactions du Hamas sur les civils, Mohamed Makni est exclu du Parti socialiste en Isère et ses délégations communales lui sont retirées. Poursuivi par le parquet de Grenoble, il est condamné le 26 mars par le tribunal correctionnel à quatre mois de prison avec sursis. Durant leurs plaidoiries, les parties civiles n’hésitent pas à véhiculer les fausses nouvelles diffusées par les autorités israéliennes concernant le 7 octobre. L’avocat du Conseil représentatif des institutions juives de France Grenoble-Isère (Crif Grenoble-Isère), Maître Éric Hattab, déclare par exemple : « il n’y a aucun débat. Éventrer une femme, lui enlever son bébé [...], ce sont des actes de terrorisme »

La plus lourde peine connue prononcée à ce jour l’a été contre Abdel, un quadragénaire de Montpellier, sans emploi et souffrant de dépression. Ce militant a été condamné à un an de prison avec sursis, une inéligibilité de trois ans, 3 000 euros de dommages et intérêts à verser au Crif, à l’association Avocats sans frontières France (ASF France) et trois autres associations parties civiles, le tout assorti d’une inscription au fichier des auteurs d’infractions terroristes (FIJAIT) qui implique, pour une durée de dix ans, de déclarer l’adresse de son domicile tous les trois mois, ainsi que tout changement d’adresse et tout déplacement à l’étranger au moins 15 jours avant le départ. En cas de non-respect de ces obligations, le montpelliérain s’expose à une peine de deux ans de prison supplémentaire et 30 000 euros d’amende.

Lors d’un rassemblement, il avait qualifié l’attaque du 7 octobre d’acte « héroïque » et de « résistance ». Au tribunal, l’homme avait expliqué que ses propos avaient été sortis de leur contexte dans l’extrait vidéo mis en avant sur les réseaux sociaux, à la source de ses ennuis judiciaires. Selon la journaliste Sihame Assbague, présente lors de l’audience le 8 février, Abdel s’est expliqué sur l’usage de l’adjectif « héroïque » pour parler du 7 octobre : il ne faisait pas référence aux tueries de civils mais à des scènes comme celle de la démolition des checkpoints à l’entrée de Gaza. « Il faut se mettre dans la tête d’un Palestinien sous blocus depuis 17 ans », avait-il expliqué.

Abdel n’a pas convaincu le tribunal. Désigner l’attaque comme un « "acte de résistance" revient à émettre un jugement favorable », caractérisant le délit d’apologie du terrorisme, a expliqué la présidente en rendant sa décision.

L’affaire Warda Anwar

Les poursuites pour apologie du terrorisme ont conduit à des situations absurdes. « Si on vous pose une question sur un fait qui n’a pas existé et que vous dites qu’il n’a pas existé, on va vous dire que c’est de l’apologie du terrorisme », résume l’avocate Dominique Cochain en référence à l’affaire de Warda Anwar. Dans une vidéo, cette instagrameuse avait commenté début novembre une fausse information diffusée par les sphères pro-israéliennes, selon laquelle un bébé avait été placé dans un four par des combattants du Hamas. « À chaque fois que je tombe sur l’histoire du bébé qui a été mis dans le four, je me demande s’ils ont mis du sel, du poivre (...), du thym, à quoi ils l’ont fait revenir ? », plaisantait dans sa vidéo la trentenaire. Un enfant, hors champ, abonde dans le même sens disant qu’ils ont sûrement « mis du ketchup sur le bébé rôti ».

Jugée en comparution immédiate, Warda Anwar a été condamnée à une peine de dix mois de prison assortie d’un sursis probatoire pendant 24 mois, à verser 1 000 euros d’amende et 500 euros de frais de procédure à chacune des six associations constituées partie civile, mais aussi à suivre un « stage de citoyenneté » pour s’imprégner des « valeurs de la République ». Lors de son procès, elle a reconnu avoir été « maladroite ». Elle a assuré avoir voulu dénoncer une « propagande » et une « manipulation des médias ». Quand l’une des juges, rapporte l’hebdomadaire Marianne, a demandé à Warda si elle regrettait cette vidéo, après un long silence, la jeune femme a répondu :

Je regrette surtout qu’on n’ait pas eu l’intelligence de la voir comme je voulais le dire. Je ne pense pas avoir fait quelque chose de mal. J’ai été maladroite vu le contexte très tendu, mais je n’avais pas l’intention de faire du mal à qui que ce soit.

L’avocat de l’influenceuse a fait appel de la décision.

Des quatre cas que nous venons d’exposer, seule Nadia a bénéficié d’une relaxe. Elle est aussi la seule dont le procès s’est déroulé sans constitution de partie civile car passé sous les radars médiatiques. Cette discrétion a-t-elle permis au tribunal de se prononcer dans une certaine sérénité ? C’était en tout cas la stratégie adoptée par la défense de l’intéressée. Et elle a fonctionné.

Dans l’affaire de Warda, le député (apparenté Les Républicains) Meyer Habib, proche du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, est venu tenter de se constituer partie civile. Ainsi, précise l’avocate Dominique Cochain :

Quand on rend public un procès, comme celui de l’influenceuse, cela attire des tas de personnes qui viennent plaider avec des avocats et veulent se constituer partie civile, mais qui en fait n’ont rien à faire là. Ils occupent l’espace et tentent d’influencer. Meyer Habib est venu, il a fait son speech, il a eu sa tribune même s’il n’était pas recevable à se porter partie civile.

Dans cette affaire, Meyer Habib ne pouvait se prévaloir d’aucun « préjudice personnel », a estimé le tribunal qui a rejeté sa demande de constitution de partie civile.

Des procédures en suspens

Ceux qui ont comparu ont vu leur sort fixé rapidement. Toutefois à ce jour, une grande partie des procédures pour apologie du terrorisme reste en suspens.

Pour l’avocate Elsa Marcel :

C’est une sorte de troisième voie. Les gens sont convoqués puis n’ont plus de nouvelles. C’est une manière de maintenir une épée de Damoclès sur les personnes en ouvrant une enquête et en laissant le doute planer sur le fait de savoir si le parquet va finir par poursuivre ou abandonner.

Son engagement pour la Palestine a coûté cher à Émilie Gomis. L’ancienne basketteuse de l’équipe de France, ambassadrice des Jeux olympiques de Paris, a « pris la première vague », selon ses mots. Dans la nuit du 9 au 10 octobre 2023, vers 23 heures, elle relaye en post éphémère (story) sur Instagram l’image d’une carte de France avec le drapeau tricolore se couvrant progressivement du drapeau israélien au fil des ans. L’illustration est accompagnée d’une question : « Que feriez-vous dans cette situation ? »

Vers 9 heures du matin, avertie par des messages du mécontentement du cabinet d’Emmanuel Macron, Émilie Gomis supprime son post qui ne sera resté que 10 heures en ligne. Elle poursuit ensuite ses activités d’ambassadrice des JO durant cinquante et un jours, sans qu’il ne se passe rien. Tout bascule le 30 novembre quand le compte pro-israélien Sword of Salomon qui se vante de faire des « signalements » sur X, publie une capture d’écran de la story supprimée et enclenche le rouleau compresseur qui va conduire à la démission forcée de l’athlète de haut niveau de son poste pour Paris 2024.

Rapidement, le Crif reprend le « signalement » et demande, publiquement et en privé, à la ministre des sports Amélie Oudéa-Castéra qu’Émilie Gomis « soit démise de ses fonctions d’ambassadrice de Paris 2024 ». La machine est lancée mais en coulisses, silence radio. « Je voyais ma vie sur les réseaux sociaux. On a voulu me discréditer, m’humilier, on voulait m’éteindre sans que je ne comprenne ce qui m’était reproché », nous confie-t-elle. Émilie Gomis refuse de démissionner sans être entendue. Elle a dû attendre jusqu’au 10 janvier pour avoir la possibilité d’échanger avec sa hiérarchie (et notamment la ministre des sports) lors d’une réunion en visioconférence où on lui a fermement signifié qu’elle devait démissionner pour « manquement à son devoir de réserve ».

Pour couronner le tout, le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA) porte plainte contre l’athlète pour apologie du terrorisme. Elle est convoquée au commissariat le 8 février pour être entendue par la police judiciaire. À sa sortie, elle dénonce un « acharnement ». Rencontrée plusieurs semaines plus tard, elle nous assure ne rien regretter de son engagement pour la Palestine. « Prenez-moi tout ce que vous donnez, ce qui compte pour moi, c’est ce qu’on ne peut pas me retirer : ma dignité, mes convictions », lance-t-elle souriante. À cette heure, aucune procédure n’est enclenchée contre Émilie Gomis. Elle est toujours en suspens.

À l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), pour des propos publiés début octobre, les convocations ont commencé à tomber en février et mars, « en même temps que beaucoup d’autres convocations » en France, confie Sarah. « On a vérifié la date, les procédures ont été lancées le 30 janvier contre des centaines d’individus, de militants et d’organisations politiques », assure-t-elle.

Sur le campus parisien, ils sont six membres du syndicat Solidaires à avoir été convoqués pour un tract diffusé le 8 octobre 2023, dans lequel l’attaque de la veille était qualifiée d’« acte de résistance ». « Toute condamnation de la mort de civils israéliens, sans prise en compte des milliers de Palestiniens assassinés par l’État colonial et des effets d’une occupation longue d’un demi-siècle est vaine et insupportable », pouvait-on lire dans le texte.

Les étudiants syndiqués sont inquiétés plus de quatre mois après la publication de ce libelle. Ils ne s’y attendaient pas : « C’est assez dur parce que même si on n’a rien à se reprocher, qu’on est confiants, quand on voit les condamnations qui tombent, on est quand même assez conscients de l’acharnement dont on peut être la cible », confie Sarah. Pour l’instant, pas de nouvelles d’un potentiel procès :

On ne connaît à peu près rien de la procédure parce que l’enquête est encore en cours. On sait juste que le motif pour lequel on a été convoqués à des auditions libres, c’était apologie du terrorisme en ligne et que le service responsable de la convocation, c’est le groupe de lutte antiterroriste, le GLAT.

Dès le 10 octobre, le président de l’EHESS, Romain Huret, annonce avoir fait un signalement Pharos contre le communiqué et envisage des mesures disciplinaires contre les étudiants. Contacté, il n’a pas répondu à notre sollicitation. Comme le rappelle Mediapart, ce genre de signalements a été encouragé par la ministre de l’enseignement supérieur, Sylvie Retailleau, qui, le 9 octobre, avait adressé un courrier aux présidents d’université et directeurs d’instituts de recherche les enjoignant de signaler aux procureurs toute « apologie du terrorisme » et « incitation à la haine, à la violence et à la discrimination »

Les consignes musclées de Dupond-Moretti

Dans une circulaire du 10 octobre adressée aux procureurs, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti encourage les poursuites en insistant sur le fait que « les propos qui tendent à inciter autrui à porter un jugement favorable sur une infraction qualifiée de terroriste ou sur son auteur, même prononcés dans le cadre d’un débat d’intérêt général et se revendiquant comme participant d’un discours de nature politique » sont constitutifs de l’apologie du terrorisme visée par l’article 421-2-5 du code pénal. Et le ministre ajoute :

La tenue publique de propos vantant les attaques (...) en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique (...) devront ainsi faire l’objet de poursuites.

Cette circulaire est pourtant contradictoire avec une réforme menée par Christiane Taubira quand elle était garde des sceaux. Il s’agissait alors « d’interdire que soient données des instructions de manière trop ciblées au parquet qui n’est pas un organe indépendant et qui obéit au ministère de la justice », rappelle Maître Cochain. Pourtant le ministère « continue de le faire en donnant des instructions qui ciblent précisément et exclusivement les individus qui critiquent la politique israélienne », développe l’avocate. De son point de vue, la circulaire Dupond-Moretti s’inscrit dans la continuité des circulaires qui ont été pondues des années durant sur l’appel au boycott d’Israël. En résumé, si vous voyez passer des appels au boycott de produits japonais, chinois, anglais, vous ne poursuivez pas mais pour le boycott des produits israéliens, vous poursuivez. Et là c’est un peu dans la même veine.

Cette circulaire a encouragé les procureurs à ouvrir des procédures et à entamer des poursuites « là où ils ne le feraient pas habituellement », abonde Arié Alimi, avocat de Jean-Paul Delescaut. Maître Alimi ajoute :

En plus, les critères retenus par cette circulaire sont plus larges que l’appréciation traditionnelle de l’apologie du terrorisme par les juridictions. En gros, on a dit aux procureurs : vous pouvez y aller même lorsqu’on est limite, voire lorsqu’on n’y est pas. Ouvrez les procédures, même si on ne poursuit pas, ça va calmer les esprits. On est dans le père Fouettard.

Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a également multiplié les saisies du procureur au dernier trimestre 2023, notamment contre le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ou la députée LFI Danièle Obono. Selon les informations de Mediapart, entre le 7 octobre et le 31 décembre 2023, le pôle national de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris a reçu 385 signalements de ministres, députés, toutes personnes pouvant le faire, en lien exclusivement avec le conflit au Proche-Orient.

Du délit de presse à la loi Cazeneuve

Les poursuites pour apologie du terrorisme s’inscrivent dans le cadre de la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014 qui a extrait l’infraction d’apologie du terrorisme de la loi sur la liberté de la presse du 29 juin 1881 pour l’inscrire dans le code pénal et en durcir le régime. La peine encourue, initialement de cinq ans d’emprisonnement, est portée à sept ans et 100 000 euros d’amende lorsque les propos visés sont tenus sur Internet. Le délai de prescription est en outre allongé d’un à trois ans. Il est aujourd’hui de six ans, après l’entrée en vigueur d’une loi en 2017 allongeant les délais de prescription en matière pénale.

Depuis la loi séparatisme de 2021, il est également possible d’inscrire le condamné pour apologie du terrorisme au fichier judiciaire des auteurs d’infractions terroristes FIJAIT. Une telle condamnation peut aussi justifier le retrait du statut de réfugié. La loi Cazeneuve de 2014 a par ailleurs permis de faciliter le placement en garde à vue et la comparution immédiate, ce qui a multiplié de manière spectaculaire le nombre d’affaires, passant de moins d’une condamnation par an à des centaines depuis 2015, selon Mediapart.

La politique des gouvernements français successifs a cependant suscité de nombreuses inquiétudes. Défenseur des droits, Jacques Toubon fustige en 2017 une loi dont la mise en œuvre conduit à un « fiasco judiciaire » qui plonge dans « un flou incompatible avec la liberté d’expression et d’information. L’ancien garde des Sceaux, issu de la droite, met alors en garde contre une « sorte de “ciblage” d’une partie de la population ». En 2022, saisie par l’ancien membre du groupe Action directe, Jean-Marc Rouillan, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne la France, estimant que cette loi sur l’apologie du terrorisme porte une atteinte excessive à la liberté d’expression, « l’une des conditions essentielles » du progrès et de l’épanouissement de chacun dans une société démocratique, y compris si les idées « heurtent, choquent, inquiètent ».

Amnesty International ne dit pas autre chose : « Le délit d’apologie du terrorisme est trop souvent utilisé pour réduire au silence les expressions pacifiques de solidarité avec les Palestiniens et Palestiniennes » tout en créant un « effet dissuasif ».

Selon Maître Cochain, « l’apologie du terrorisme » pourrait connaître le même sort que l’appel au boycott des produits israéliens. Le 11 juin 2020, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui affirmait que l’appel au boycott relevait de la liberté d’expression et devait donc être protégé. « Il pourrait en être de même concernant bon nombre d’accusations d’apologie du terrorisme qui ont, en réalité, pour but de porter atteinte à la liberté d’expression en instrumentalisant la loi », estime l’avocate.
30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s’exprime lors du rassemblement de La France insoumise "contre la criminalisation des voix de la paix", porte de Clichy à Paris, en réaction à sa convocation devant la police, et celle de Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI, pour « apologie du terrorisme ».

30 avril 2024. Rima Hassan, candidate LFI aux européennes, s’exprime lors du rassemblement de La France insoumise « contre la criminalisation des voix de la paix », porte de Clichy à Paris, en réaction à sa convocation devant la police, et celle de Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire LFI, pour « apologie du terrorisme ».

Le rôle déterminant des parties civiles

Derrière les poursuites pour apologie du terrorisme, il y a des organisations pro-israéliennes qui portent plainte où se constituent partie civile comme le Crif, le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme (BNVCA), des organisations locales communautaires ou l’Organisation juive européenne (OJE). Cette dernière, particulièrement active dans ces dossiers, est à l’origine des poursuites contre des dizaines de personnalités dont l’humoriste Guillaume Meurice (affaire classée sans suite), le footballeur Youcef Atal (condamné à huit mois avec sursis), Jean-Luc Mélenchon, les députées insoumises Mathilde Panot et Danièle Obono, ou la juriste franco-palestinienne Rima Hassan. Comme le note Check News, cette organisation « regroupe principalement des avocats » et sa présidente Muriel Ouaknine Melki a des liens étroits avec les services de renseignement israéliens. Sollicitée, l’OJE n’a pas répondu à nos questions.

Certaines organisations, comme Jeunesse française juive (JFJ) qui se félicite d’avoir fait condamner Jean-Paul Delescaut de la CGT et poursuit plusieurs dizaines de personnalités pour apologie du terrorisme, ont été créées le 7 octobre 2023. N’ayant pas cinq années d’existence, JFJ n’a pas la possibilité de se constituer partie civile mais peut déposer plainte, et ne s’en prive pas. « Notre démarche est d’inciter la justice française à se positionner clairement quant aux propos faisant l’apologie du terrorisme », nous assure Raphaël Attia-Pariente, porte-parole de la JFJ. Il revendique « des centaines d’adhérents bénévoles » et assure que la volonté de JFJ « n’est pas de censurer qui que ce soit ». « Avoir de la sympathie pour les souffrances avérées et incontestables du peuple palestinien n’est pas un crime », développe Raphaël Attia-Pariente.

Selon lui, à l’évidence, la France vit actuellement une vague d’antisémitisme comme rarement dans son histoire. La violence qui touche les juifs français nous semble être la conséquence directe des discours qui diabolisent Israël. Par conséquent, l’antisionisme fanatique devient de facto un problème français.

Des professionnels sous pression

Outre les procédures judiciaires, les pressions professionnelles ne sont pas en reste concernant ceux qui critiquent Israël en France. Le sort de plusieurs avocats en exercice est actuellement examiné par la commission de déontologie en vue d’une saisie (ou pas) de la commission disciplinaire. Cela fait suite à des plaintes ordinales, autrement dit la saisie de l’Ordre des avocats par un confrère contre un confrère. Sont pointés les devoirs déontologiques de modération, de retenue et de délicatesse de la fonction.

L’un des avocats concernés ayant requis l’anonymat avoue être inquiété pour des publications sur les réseaux sociaux critiquant Israël de manière véhémente :

Avec ce qui se passe en Palestine, c’est la première fois où je me suis dit qu’on ne peut pas laisser l’espace médiatique être occupé par les pro-israéliens. Je trouve qu’Israël est un État qui se comporte comme un voyou depuis des décennies dans une impunité absolument totale et je ne vois pas pourquoi moi, je n’aurais pas le droit de parler.

L’anthropologue Véronique Bontemps est chercheuse au CNRS dans une unité en partie sous tutelle de l’École des hautes études en sciences sociales. À l’EHESS, elle est référente d’un séminaire de recherche sur les sociétés palestiniennes depuis plus de dix ans. Le 8 octobre, alors qu’elle est, selon ses mots, « très secouée par les attaques de la veille et par l’incertitude dans laquelle nous étions plongés », les étudiants de la section Solidaires demandent à Véronique de diffuser sur une liste d’e-mails interne à l’école le fameux communiqué qui leur vaudra leur convocation au poste. La chercheuse lit le communiqué en diagonale et le diffuse.

Immédiatement, elle reçoit des messages incendiaires de collègues qu’elle ne connaît pas personnellement et qui vont jusqu’à lui dire qu’elle a de la sympathie pour Daech, qu’elle est médiocre, qu’ils ont honte d’appartenir à la même institution qu’elle, etc. En relisant le communiqué à tête reposée, Véronique estime que le ton n’était pas approprié et qu’elle n’aurait pas écrit les choses de la même manière. Elle maintient que l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre mais envoie un message disant qu’elle n’est pas l’auteure de ce communiqué et qu’elle condamne la mort de tous les civils.

En décembre, la direction du CNRS lance une procédure disciplinaire à son encontre pour « apologie du terrorisme », « incitation à la haine raciale » et « manquement au devoir de réserve ». Après une longue attente, elle apprend en février qu’elle a écopé d’un avertissement de la part du CNRS pour le manquement à son devoir de réserve. Cette affaire a eu pour conséquence que Véronique Bontemps, éminente spécialiste de la Palestine, a refusé toutes les interventions auxquelles elle a été conviée après le 7 octobre :

Tout a été fait pour m’intimider, et ça a fonctionné. Je me suis dit que quoi que je dise, quelqu’un allait déformer mes propos et m’attaquer encore.

Rami Selmi est un médecin franco-palestinien, originaire de Gaza. Radiologue à Marseille, il pratique en France depuis 2006. Le 22 janvier 2024, il est convoqué par le conseil départemental de l’Ordre des médecins après une lettre envoyée par l’Observatoire juif de France adressée deux mois plus tôt. Dans les annexes envoyées avec la lettre figurent des captures d’écran de la page Facebook de Rami Selmi, où il écrivait : « Luttons contre le génocide du peuple palestinien commis par Israël », ou encore des photos de cadavres d’enfants victimes de cette guerre, rapporte La Marseillaise. « Je ne comprends toujours pas ce qu’on me reproche », livre Rami au média local, disant qu’il se serait plutôt attendu à un soutien de la part du conseil de l’Ordre des médecins car sa famille a subi de lourdes pertes humaines dans cette guerre. « J’attendais aussi que ce conseil apporte son soutien aux médecins palestiniens et aux soignants victimes de l’armée israélienne sur place », a-t-il ajouté.

Et l’apologie des crimes israéliens ?

De très nombreux commentateurs pro-israéliens ont tenu des propos insultants ou minimisant la souffrance infligée aux Palestiniens, pour la plupart des habitués des plateaux télés comme Meyer Habib (qualifiant le peuple palestinien de « cancer »), Caroline Fourest, Céline Pina ou le twittos Raphaël Enthoven. Quelles marges de manœuvres les organisations sensibles à la cause palestinienne ont-elles sur le plan juridique pour dénoncer des apologies de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide ? Pour Maître Marcel, le crime de guerre, le génocide, il faut qu’ils soient reconnus d’un point de vue juridique pour en dénoncer l’apologie. C’est toute la différence avec l’apologie du terrorisme qui est vraiment très pratique de ce point de vue.

Ceux qui considèrent qu’il y aurait un deux poids deux mesures sont ainsi confrontés au fait que le Hamas est désigné comme organisation terroriste par l’Union européenne tandis qu’Israël, non. Le droit international a été construit par les puissances occidentales de telle sorte qu’on ne puisse évidemment pas poursuivre aussi facilement Israël pour des crimes de guerre commis sur les Palestiniens qu’un citoyen en France affirmant que le Hamas, c’est de la résistance.

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William Colby, ancien directeur de la CIA

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