« Notre patrie est l’humanité et nous allons donc là où il faut aller : notre formation médicale n’est pas seulement scientifique mais liée à l’humanisme », a expliqué le docteur Carlos Ricardo Perez Diaz, en charge de l’expédition de médecins cubains qui a débarqué le 21 mars en Lombardie, région la plus touchée d’Italie par la pandémie de coronavirus. L’île socialiste caribéenne à la célèbre « Revolucion » se fait particulièrement remarquer en ces temps de pandémie. Pour aider l’Italie, isolée, à lutter contre ce fléau qui a déjà fait plusieurs milliers de morts, Cuba a répondu au SOS italien en dépêchant dans la botte de l’Europe, une équipe de 52 médecins et infirmiers expérimentés. Le 24 mars, on apprenait par ailleurs que des dizaines de députés français de tout bord demandaient au Premier ministre Edouard Philippe de solliciter l’aide cubaine, déployée dans plusieurs dizaines d’autres pays, afin de soutenir la France dans sa lutte contre la maladie.
« Les dizaines de milliers de scientifiques que compte notre pays, ses médecins, ont été sensibilisés à l’idée de sauver des vies »
Soft power cubain
Comment une petite île sous embargo économique étasunien depuis 1962 peut-elle aujourd’hui prétendre à assister le monde dans sa « guerre » contre une pandémie ? Se poser cette question c’est méconnaître l’un des héritages majeurs de la révolution cubaine de 1959, encore d’actualité aujourd’hui.
Ainsi, la déclaration du docteur Perez Diaz en charge de la mission en Italie fait en réalité écho à celle du leader de la révolution cubaine, Fidel Castro, qui dans un discours à Buenos Aires, le 6 mai 2003, déclarait : « Notre pays ne largue pas des bombes sur d’autres peuples. [...] Notre pays ne possède pas d’arme nucléaire ni d’arme chimique ni d’armes biologiques. [...] Les dizaines de milliers de scientifiques que compte notre pays, ses médecins, ont été sensibilisés à l’idée de sauver des vies. Des dizaines de milliers de médecins cubains ont prêté leurs services internationalistes dans les endroits les plus reculés et les plus inhospitaliers. » Une conception du soft power à la cubaine, donc, qui ne date pas d’hier.
Beaucoup des médecins qui ont débarqué en Italie le 21 mars ont déjà opéré en Haïti au moment de l’épidémie du choléra ou du tremblement de terre de 2010, ou en Afrique de l’Ouest au moment de la lutte contre Ebola en 2014. Les soignants cubains sont connus et réputés pour leur savoir-faire en matière de gestion de crises sanitaires et de lutte contre les épidémie, et c’est en connaissance de cause que l’Italie a fait appel à eux.
8,2 médecins pour 1 000 habitants
Cette réputation mondiale de la médecine cubaine est due à une longue histoire de résistance et d’innovation.
Si la pression économique de Washington contre Cuba n’a jamais cessé en 60 ans, pour y résister, le gouvernement cubain, sous l’impulsion de Fidel Castro et d’Ernesto Che Guevara, lui-même médecin, a dès 1960 misé sur l’exportation du savoir-faire local en matière de santé tout en développant intensément la recherche. Résultat : selon les données de la Banque mondiale, Cuba est le pays du monde qui compte le nombre de médecins le plus élevé par habitant, avec 8,2 médecins pour 1000 habitants en 2017 loin devant la Suède qui comptait 5,4 médecins pour 1 000 habitants en 2016, la Suisse (4,2), la France (3,2) et les Etats-Unis (2,6). Le coût de la médecine, gratuit pour les citoyens cubains et moins cher pour de nombreux étrangers que dans leur propre pays, permet au plus grand nombre d’en bénéficier. On trouve à Cuba toutes les spécialités mais les médecins y sont particulièrement avancés en matière de cancérologie ou d’ophtalmologie.
Cuba a également fait ses preuves dans l’industrie biotechnologique et la recherche. En février, on apprenait ainsi que l’Interferon Alfa 2B – nommé également IFNrec – l’un des médicaments utilisés pour combattre le coronavirus en Chine n’est autre que le résultat d’une innovation cubaine. Ce remède antiviral a été choisi par la commission nationale de santé chinoise parmi 30 autres médicaments pour lutter contre le coronavirus.
Autre exemple éloquent : l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a félicité Cuba en 2015, pour avoir été le premier pays à éliminer la transmission du VIH et de la syphilis congénitale, de la mère à l’enfant.
Cuba dans le monde
Depuis 1960, la coopération médicale internationale de Cuba consiste d’une part, à envoyer du personnel médical à l’étranger ou accueillir des patients à Cuba et d’autre part, à former des étudiants en médecine à Cuba. Selon L’Humanité, en tout, 400 000 travailleurs de la santé ont participé à des missions dans 164 pays, notamment en Ukraine en 1986, après l’accident de Tchernobyl, où 26 000 personnes ont été traitées par les soignants cubains. Pour lutter contre le coronavirus, les médecins cubains sont actuellement déployés dans 37 pays du monde, assure le quotidien.
La coopération s’illustre aussi dans le fait d’accueillir à Cuba les malades qui ne peuvent être soignés dans leur pays. C’est à La Havane, par exemple, qu’a été soignée Kim Phuc, cette petite fille dont la photo de Nick Ut avait ébranlé le monde, qui courait nue sur une route du Vietnam, la peau brûlée par les bombardements au napalm de l’armée américaine, en juin 1972.
Le nombre de médecins qui travaillent actuellement à travers le monde varie selon les sources, mais il se chiffre à plusieurs dizaines de milliers. Fin novembre 2019, les soignants cubains pratiquaient dans 63 pays, dont 22 où le programme est totalement gratuit, financé par Cuba. Premier bénéficiaire de cette coopération : le Venezuela, qui accueille 20 070 professionnels de santé cubains, dont 5 322 médecins, qui exercent dans le cadre des programmes Barrio adentro et Milagro, impulsés par le président Hugo Chavez en 2003. Au cours des dix premiers mois de l’année 2005, le programme ophtalmologique Milagro a permis de rendre la vue à près de 80 000 Vénézuéliens victimes de la cataracte ou du glaucome pour beaucoup.
En échange, le Venezuela fait profiter l’île de ses ressources en pétrole.
Première brigade envoyée en Algérie en 1963
La première équipe médicale internationale cubaine a été envoyée prêter main forte à l’Algérie fraîchement indépendante en 1963 quand celle-ci s’est retrouvée en déficit de personnel médical à la suite du retrait des médecins français. La brigade cubaine était composée de 58 médecins et techniciens. Il existe encore des cliniques cubaines dans ce pays, notamment dans le domaine de l’ophtalmologie. Au moins trois hôpitaux ophtalmologiques d’amitié Algérie-Cuba en sont l’incarnation. Lors d’une conférence de presse, donnée au siège de son ambassade au terme de sa mission en Algérie fin 2019, l’ambassadrice de Cuba, Clara Margarita Pulido Escodell, a affirmé que 50 000 cubains travaillaient encore actuellement en Algérie, intégrés dans les services centraux de plusieurs hôpitaux algériens, notamment du sud du pays, comme Djelfa, Adrar, El Oued et Tamanrasset.
Depuis l’Algérie, Cuba ne s’est jamais arrêtée de soutenir le monde face aux catastrophes naturelles et aux épidémies. Guinée-Bissau, Angola, Nicaragua reçoivent son soutien médical dans les années 1960 et 1970. Pour affronter les ravages des cyclones George et Mitch en Amérique centrale en 1998, la République dominicaine, le Honduras, le Guatemala, le Nicaragua, Haïti et le Belize ont pu compter sur l’aide des équipes cubaines.
Là où les autres refusent d’aller
En plus de fournir un service souvent gratuit et de la plus haute efficacité, les médecins cubains interviennent dans des zones difficiles d’accès où des soignants locaux refusent parfois d’aller, la clientèle y étant trop pauvre pour les payer. Ce fut le cas en Bolivie, dans de nombreux pays d’Afrique et au Pakistan, entre autres. Les personnels de santé cubains sont en effet payés par leur propre gouvernement dont ils constituent le principal revenu en devise.
Cuba pas rancunière a voulu aider les Etats-Unis face à Katrina
Malgré l’hostilité affichée des dirigeants étasuniens, qui ne supportent pas d’avoir une île socialiste à quelques kilomètres de Miami, les autorités cubaines n’affichent pas de rancune envers le peuple américain. Quand fin août 2005, l’ouragan Katrina a ravagé le sud des Etats-Unis, les autorités américaines sont rapidement dépassées par l’ampleur de la catastrophe et la gouverneur de Louisiane lance alors un appel à la communauté internationale pour réclamer une aide médicale urgente. Le gouvernement cubain réagit immédiatement. Il propose d’envoyer à La Nouvelle-Orléans, mais aussi au Mississippi et en Alabama, Etats également affectés par le cyclone, sous forme d’aide humanitaire et dans un délai maximum de 48 heures, un contingent de 1 600 médecins formés à ce type de catastrophes. Ils apporteraient avec eux tout l’équipement nécessaire et 36 tonnes de médicaments.
Mais cette proposition, ainsi que celle faite directement au président George W. Bush resteront sans réponse. L’ouragan fera au total plus de 1 800 morts, notamment parmi les populations les plus pauvres.
Pakistan 2005 : les habitants du Cachemire découvrent l’existence d’un pays qui s’appelle Cuba
En octobre 2005, Cuba vole au secours du Pakistan qui connaît l’un des pires tremblements de terre de son histoire dans la région du Cachemire. Là, les habitants vont rapidement découvrir l’existence d’un pays qui s’appelle Cuba. Deux cents médecins cubains urgentistes débarquent une semaine après le drame avec plusieurs tonnes d’équipements. La Havane expédie le matériel nécessaire pour monter et équiper 30 hôpitaux de campagne, dans des zones de montagne qui, pour la plupart, n’ont jamais reçu la visite d’un médecin, rappelle Le Monde diplomatique.
En six mois de présence dans le Cachemire, l’équipe médicale cubaine a soigné pas moins d’un million et demi de patients et a effectué environ 13 000 interventions chirurgicales. Des patients atteints de traumatismes très complexes seront même transportés à La Havane pour y être pris en charge. Le président pakistanais de l’époque Pervez Musharraf, pourtant grand allié de Washington et ami de George Bush, se voit obligé de remercier officiellement les autorités cubaines reconnaissant que l’aide de la petite île socialiste a été la plus importante de toutes celles que son pays a reçues pour faire face à cette catastrophe.
« Le rôle impressionnant de Cuba sur Ebola »
Lors du pic épidémique du virus Ebola en Afrique de l’Ouest, Cuba a, encore une fois été présente avec l’envoi de 165 médecins et infirmiers et de plusieurs tonnes de matériel médical. En octobre 2014, même le secrétaire d’Etat américain John Kerry remercie dans un communiqué officiel le personnel de santé cubain.
« [Fidel Castro] a absolument raison »
La prouesse cubaine fût également saluée par le New York Times, un journal généralement peu tendre avec l’île socialiste. Dans un article d’octobre 2014, intitulé : « Le rôle impressionnant de Cuba sur Ebola », le quotidien new-yorkais estime que « la contribution de Cuba devrait être louée et imitée ». Puis se montrant critique vis-à-vis du gouvernement nord-américain, le journal ajoute : « La panique mondiale à propos d’Ebola n’a pas provoqué de réponse adéquate de la part des nations qui ont le plus à offrir. Alors que les Etats-Unis et plusieurs autres pays riches ont été heureux de promettre des fonds, seuls Cuba et quelques organisations non gouvernementales offrent ce dont ils ont le plus besoin : des professionnels de la santé sur le terrain. » Le New York Times jugeait en outre « dommage que Washington, le principal donateur dans la lutte contre Ebola, soit diplomatiquement éloigné de La Havane, le contributeur le plus audacieux ». Citant une chronique publiée dans le journal public cubain Granma, dans laquelle Fidel Castro faisait valoir que les Etats-Unis et Cuba devaient mettre de côté leurs divergences, ne serait-ce que temporairement, pour lutter contre un fléau mortel, le New York Times, concluait, cinglant : « Il a absolument raison. »
Principale source de devises pour l’île
En 2018, l’exportation de services médicaux rapportait à Cuba 6,3 milliards de dollars. Cette activité générait des recettes estimées à plus de 11 milliards de dollars en moyenne par an entre 2011 et 2015, l’île facturant les services de ses médecins dans 35 des 62 pays dans lesquelles elle coopère, selon l’ancien ministre de l’Economie, José Luis Rodriguez, cité par le portail officiel d’informations Cubadebate. Cet effort de coopération constitue un véritable moteur de l’économie cubaine et sa première ressource en devise, loin devant le tourisme qui a généré 2,8 milliards de dollars en 2016, selon les chiffres officiels cubains. La somme récoltée de la coopération médicale est réinjectée dans le système de santé publique, gratuit pour tous les Cubains, comme le stipule la Constitution du pays.
« Les médecins cubains, des « esclaves » selon Washington »
Pourtant, cette aide concrète déployée aux quatre coins du globe ne convainc pas tout le monde. Récemment, Washington a déployé une campagne virulente contre Cuba, dont les médecins ne seraient, selon les tenants du pouvoir étasunien qu’une « main-d’œuvre esclave » servant de relais de propagande. Une accusation relayée par de nombreux médias occidentaux et vigoureusement rejetée à Cuba.
« Nous dénonçons cette accusation immorale, mensongère et perverse », a notamment commenté le président cubain Miguel Diaz-Canel sur Twitter. Le médecin travaillant à l’étranger obtient « des bénéfices supérieurs à ceux qu’il peut obtenir à Cuba », répond pour sa part le docteur Michael Cabrera, sous-directeur de l’Unité centrale de coopération médicale, qui explique que les soignants qui partent à l’étranger signent un contrat et perçoivent 300 à 900 dollars par mois pour leurs besoins de base en plus de leur salaire au pays qui ne bouge pas.
« Washington n’a pas l’autorité morale pour évaluer ou noter les pays »
Le ministre cubain des Affaires étrangères Bruno Rodriguez a également rejeté la « qualification arbitraire et unilatérale des Etats-Unis qui placent Cuba dans la pire catégorie de son rapport sur la traite des êtres humains ». Le chef de la diplomatie cubaine a en outre souligné que Washington « n’a[vait] pas l’autorité morale pour évaluer ou noter les pays » et que l’inscription de Cuba sur une liste noire américaine « [était] une autre calomnie pour justifier de nouvelles mesures d’hostilité ».
Après son élection en 2018, le nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, proche de Donald Trump, allait même jusqu’à affirmer que parmi les rangs des professionnels de santé cubains s’étaient infiltrés... des agents du renseignement. Mais sa décision d’expulser les médecins cubains en 2018 s’est révélé un véritable désastre dans les campagnes brésiliennes, privées du jour au lendemain de leur seul accès aux soins. Devant son incapacité à pallier ce déficit, Jair Bolsonaro a dû se raviser en février 2020 et rappeler les médecins cubains.
Le soldat qui a assassiné Che Guevara a retrouvé la vue grâce à des médecins... cubains
Les soignants cubains qui sillonnent le monde se retrouvent parfois à guérir des personnes aux antipodes des idéaux défendus par leur pays. Et le sort leur réserve parfois des surprises pour le moins inattendues. Le comble a été atteint en 2007 quand le soldat qui exécuta 40 ans auparavant le légendaire Ernesto Guevara, dit le « Che », dans le maquis bolivien a retrouvé la vue grâce à des médecins cubains de l’opération Milagro, qui soignent gratuitement les pauvres de la cataracte et du glaucome. C’est ainsi que l’ex-sergent bolivien Mario Teran s’est fait discrètement opérer à Santa Cruz (est), la seconde ville de Bolivie, à quelques centaines de kilomètres du hameau de La Higuera, là même où le 9 octobre 1967, il acheva d’une rafale de mitraillette le « Che ».
La nouvelle, rendue publique par Granma, a eu l’effet d’une petite bombe dans le centre ophtalmologique de Santa Cruz, tenu par les médecins cubains. « On a été indigné quand on a appris la nouvelle à la radio. Le type ne s’est évidemment pas présenté ici en disant qu’il était l’assassin du Che », confiait à l’AFP Margarita Andreu, la directrice de l’établissement, où quatre médecins soignaient plus de 100 personnes chaque jour et où les affiches à l’effigie du Che fleurissent sur les murs. « Les gens qui passent ici ne donnent pas toujours leur véritable identité, parfois ce sont des faux papiers, ce n’est pas notre problème », soulignait la directrice. Toutefois, malgré sa colère, Margarita Andreu jurait qu’elle aurait soigné le soldat bolivien même en sachant son identité. « C’est notre devoir, notre obligation. Et puis, le Che a déjà gagné une autre bataille », clamait-elle. L’article de Granma ne disait pas autre chose : « Désormais à la retraite, Teran pourra apprécier à nouveau les couleurs du ciel et de la forêt, profiter du sourire de ses petits-enfants [...]. Mais il ne sera sans doute jamais capable de faire la différence entre les idées qui l’ont conduit à assassiner un homme de sang-froid et celles de cet homme. »
Meriem Laribi