Sabaneta del Orinoco : trois rues dépourvues de bitume, quelques habitations couvertes de palmes sur les rives d’un rio. C’est là que, dans une maison au sol de terre battue, Hugo Rafael Chávez Frías voit le jour le 28 juillet 1954. On se trouve au pied des ultimes collines des Andes, aux portes des vastes plaines du basin de l’Orénoque – les llanos. Humbles instituteurs, les parents de Hugo descendent d’Indiens et d’Espagnols, sûrement même de Noirs. En quelque sorte, Hugo est un zambo [1].
Hugo a 4 ans lorsque, chassé par une insurrection, le dictateur Marcos Pérez Jiménez se retire à Miami, lesté de 300 millions de dollars, à peine de quoi couvrir ses faux frais. Douze mois plus tôt, le secrétaire d’Etat américain Foster Dulles l’avait félicité : il dirigeait le gouvernement latino-américain le plus proche de celui des Etats-Unis.
Chavez a 5 ans quand Fidel Castro fait fondre La Havane et que Cuba change de mains. Séduits par l’exemple castriste, la gauche étudiante, le Parti communiste et de nombreux intellectuels vénézuéliens rêvent d’un autre pays. Ils envoient un message : que Fidel vienne pour motiver le peuple. Et Fidel vient ! Invité par le tout nouveau président Romulo Betancourt, il prononce un premier discours mémorable à Caracas, depuis la passerelle de son avion. Il parcourt les rues de la ville au milieu d’un enthousiasme délirant, mieux accueilli que Richard Nixon, convié à quelque temps de là. Nixon, la foule le hue, chahute sa voiture, le conspue. Fort imprudemment d’ailleurs. Vingt minutes après le début de l’ « outrage », la flotte américaine sort de Porto Rico. Dans un sillage d’écume, elle se dirige vers le Venezuela. Par chance, elle fait vite demi tour, on en restera là. Pour l’instant…
Très jeune, on dit que Hugo a la malice indigène. Il a 17 ans en tout cas quand, en 1971, il intègre l’Académie militaire. Ses quatre années d’études secondaires lui permettent d’accéder immédiatement au grade de sous-lieutenant. Les guérillas des années 1960 en partie disparues, l’institution militaire a été réformée. Elle tisse des liens avec l’université. Chávez découvre les sciences sociales, analyse le capitalisme, le communisme, le fascisme, la démocratie. Dans les couloirs et les salles de classe traînent des universitaires gauchisants. On peut même parfois y croiser d’anciens guérilleros.
Le 11 septembre 1973, Salvador Allende meurt au Chili. Le jeune Chávez n’apprécie pas du tout. Il établit une claire ligne de partage entre les militaires modernistes et les « gorilles » de la tendance Augusto Pinochet.
Le 8 juillet 1974, soixante-six jeunes sous-lieutenants de la promotion Simón Bolivar prêtent serment devant le drapeau national, dans la Cour d’honneur de l’Académie militaire et, pour la première fois au Venezuela, reçoivent le titre universitaire de licenciés en Sciences et arts militaires (mention « terrestre »). Chávez reçoit son sabre des mains du président social-démocrate Carlos Andrés Pérez – surnommé « CAP ». Cette même année, Chávez voyage au Pérou avec une délégation d’une douzaine des sous-lieutenants officiellement invités à assister à la commémoration du cent-cinquantième de la Bataille d’Ayacucho [2]. Il entre là en contact avec d’autres réalités et d’autres perspectives militaires. Les cadets péruviens qu’il rencontre défendent avec une grande passion le gouvernement progressiste et anti-impérialiste du général Juan Velasco Alvarado. Du général-président, qu’il rencontre, Chávez reçoit un petit livre à la couverture bleue intitulé La Révolution nationale péruvienne. Cette fois, Chávez apprécie.
Devenu instructeur, Chávez entreprend un doctorat de Sciences politiques – retour à l’université. Le voilà à nouveau plongé dans les matières scientifiques, les mathématiques, la sociologie, les systèmes politiques, les relations internationales, les problèmes du pays. Tous ceux qui l’approchent se laissent subjuguer par le personnage. Il a plutôt tendance à mettre les pieds dans le plat. Il déteste les sociétés bloquées, les privilèges vétustes, les avantages acquis. En ce sens, en ce temps, le Venezuela le révulse. Ou plutôt : ceux qui le dominent et le gouvernent. Depuis 1958 et la chute de Pérez Jiménez, deux partis se relaient au pouvoir, Action démocratique (AD), plus ou moins social démocrate, et le Comité d’organisation politique électorale indépendante (COPEI), plutôt démocrate-chrétien et un peu plus à droite qu’AD.
Chouchouté par le créateur, reposant sur une mer d’hydrocarbures, qui en fait le cinquième producteur mondial de pétrole, le Venezuela est le pays des entreprises en faillite et des entrepreneurs prospères. En 1973, les prix de l’or noir ont été multipliés par trois, portant la valeur du baril de deux dollars à trente-cinq dollars en quelques années. Pourtant, les seules choses qui fonctionnent sont les élections de Miss, le baseball et, fantastique instrument de privatisation des ressources publiques, la corruption. Les inégalités sociales atteignent des niveaux alarmants. Mais, bon, tout ne va pas si mal, n’exagérons pas : le week-end, la classe moyenne va faire ses emplettes à Miami.
Chávez grogne contre la vieille habitude, perverse, de diviser la société en militaires et en civils, comme s’il s’agissait de deux mondes totalement étrangers. D’ailleurs, il affirme un dédain grandissant contre ce qu’il considère comme une hiérarchie militaire totalement corrompue. Il suggère que si les rêves d’unité de Simón Bolivar, le libertador de l’Amérique du sud, au début du XIXe siècle, s’étaient jadis réalisés, les nations latino-américaines ne seraient pas soumises au joug des Etats-Unis.
En 1977, Chávez prend le mors aux dents, embrigade trois sergents, deux soldats, et crée l’Armée de libération du peuple du Venezuela – l’ELPV, rebaptisée Echo Lima Papa Victor, histoire de ne pas se faire repérer. Son frère Adán, qui milite au sein d’une organisation d’extrême gauche, le Parti de la révolution vénézuélienne (PRV), l’informe que son groupe cherche des militaires pour fomenter une rébellion et le met en contact avec l’ex-guérillero Douglas Bravo – ex-chef incontesté des Forces armées de libération nationale (FALN), qui a déposé les armes au début des années 1970. Chávez forme alors l’éphémère Comité des militaires bolivariens, patriotiques et révolutionnaires (CMBPR).
Lieutenant, Chávez a commencé à donner des cours sur l’histoire militaire du Venezuela, et il est tout ce qu’on veut sauf ennuyeux et pontifiant. Nationalisme, amour de la patrie, il va très vite exercer une grande influence sur les capitaines, lieutenants, sous-lieutenants. Lorsqu’il défile ou court à la tête de ses hommes, il leur fait chanter : « Le ciel couvert annonce la tempête / oligarques tremblez / vive la liberté ! » Dire que le couplet enthousiasme ses supérieurs serait exagéré. On le surveille de près. En revanche, il s’est fait un ami : Douglas Bravo, l’ancien guérillero. Raison de plus pour le surveiller.
Le 17 décembre 1983, sous le samán de Güere, l’arbre auprès duquel Bolivar avait coutume de méditer, le capitaine Chávez et deux de ses compagnons, Jesús Urdaneta et Felipe Acosta, font un serment inspiré de celui prononcé par le Libertador, à Rome, en 1805, au sommet du mont Sacré : « Je jure devant vous, je jure par le Dieu de mes pères, que je ne laisserai aucun repos à mon bras ni répit à mon âme jusqu’à voir rompues les chaînes qui nous oppriment. » Ainsi naît le Mouvement bolivarien révolutionnaire 200 – MBR-200 (200 en l’honneur du bicentenaire de la naissance de Bolivar). D’autres militaires rejoignent le mouvement, dont Francisco Arias Cardenas, qui en deviendra l’une des figures de proue. Commence la conspiration qu’ils mèneront jusqu’au bout contre l’ordre établi, n’hésitant pas à tout risquer pour donner vie à leurs idées.
Parce que oui, c’est vrai ! Le 4 février 1992, à 37 ans, béret rouge sur la tête, le cheveu et l’œil noirs, le sourire facile, animé par une formidable détermination, le lieutenant-colonel de parachutistes Hugo Chávez s’est soulevé contre le président Carlos Andrés Pérez.
Réélu le 4 décembre 1988, de retour au palais présidentiel de Miraflores, « CAP » s’est offert un couronnement pharaonique avant de s’entourer d’un bataillon de jeunes économistes formés aux Etats-Unis. En se référant aux « Chicago Boys », on les appelle « IESA Boys » – d’Institut d’études supérieures d’administration. « Maintenant, on peut travailler avec lui », disent les Yankees, qui n’avaient pas spécialement apprécie le côté « social démocrate de « CAP » lors de son premier mandat [3].
A peine intronisé et toutes affaires cessantes, « CAF » a couru assister aux épousailles du siècle. Son grand ami, le magnat des médias Gustavo Cisneros, mariait son fils avec la fille du président de la Banque centrale. Sur fond de musique hollywoodienne, caviars, langoustes, saumon fumé, arrosés de champagne, régalent les cinq mille invités. Le peuple n’a ni farine, ni sucre, ni café, ni huile, ni riz. Il survit dans des bidonvilles que hantent des femmes sans espoir, des grands-mères de trente ans, des garçons en colère, parfois porteurs de revolvers ou de couteaux. Dans les rues bondées et exubérantes, errent des sortes de vagabonds maigres à faire peur, pieds nus, vêtements déchirés. Les écoles, quand il y en a, disposent de toilettes dignes de celles d’une prison. C’est juste pour dire… On pourrait développer. D’ailleurs, Chávez ne s’en prive pas. Gouvernement après gouvernement, les exclus vivent le cauchemar d’une interminable crise économique et sociale. La manne du pétrole n’est jamais arrivée jusqu’à eux. Et ils représentent 70 % de la population.
Ce foutoir très peu démocratique explose une première fois le 27 février 1989. Dans les années de vaches grasses du choc pétrolier, à partir de 1973, et alors que l’argent rentrait à flot – 16 milliards de dollars chaque année –, le pays s’est endetté au-delà du raisonnable. Les prix de l’or noir viennent de s’effondrer. Il se vend au tarif de l’eau. La dette atteint 35 milliards de dollars, les réserves internationales touchent le fond. Pour « sauver le pays », le Fonds monétaire international (FMI) impose un ajustement structurel. Carlos Andrés Pérez et ses « IESA Boys » obtempèrent, le petit doigt sur la couture du pantalon. Pour les plus pauvres, un assassinat. Hausses de prix et de tarifs, le coût des transports publics double du jour au lendemain. Petits ou gros, les commerçants ont gonflé leurs stocks au cours des mois précédents, en attendant la hausse des prix. Dans les magasins, les produits de première nécessité ont disparu. Confusion, nervosité au début. Anxiété lentement remplacée par de la fureur. Ceux des soutes se révoltent contre « ceux d’en haut ».
Tout débute à Guarenas, dans l’Etat de Miranda. Une manifestation spontanée se déclenche lorsque les usagers de la ligne de bus interurbaine découvrent une augmentation arbitraire des tarifs de plus de 100 %. Des vagues de cris déchirent l’air. Commencée dans la nuit, spontanée, anarchique, dépourvue de leaders ou de porte-drapeaux, l’insurrection populaire trace dans les quartiers de la zone métropolitaine de Caracas – Caricuao, El Valle, Nuevo Circo, La Hoyada, Catia – un sillon de voitures brûlées, de magasins saccagés. Les manifestations s’étendent à La Guaira (Etat de Vargas), Maracay (Aragua), Valencia (Carabobo), Barquisimeto (Lara), Mérida (Mérida), Barcelona (Anzoátegui) et Ciudad Guayana (Bolívar).
De province, quatorze bataillons convergent vers la capitale où plus de 10 000 soldats sont mobilisés. Acculé, le pouvoir crache le feu. Vient le temps de la peste. Les hôpitaux et la morgue centrale de Bello Monte ne suffisent plus. Les autorités policières cachent les cadavres dans des sacs plastiques et les enterrent la nuit, en secret. Officiellement le « Caracazo » fait 347 morts. Au moins 3 000 d’après nombre d’historiens.
Cette tuerie fait monter la fièvre de tous les jeunes officiers insoumis. Ils doivent en finir avec cette fausse démocratie qu’on confisquée les « cogollos » [4]. « Les armes des soldats, les tanks des soldats, les avions des soldats, de terre, d’air ou de mer, jamais, jamais plus sur cette terre de Bolivar ne doivent se retourner comme en ce jour maudit ils l’ont fait contre la poitrine douloureuse du peuple, s’emporte Chávez. Jamais ! Nunca jamás, hermanos. Jamais plus ! »
Dans les pueblos où ils reviennent régulièrement en congés, les jeunes officiers doivent subir les récriminations des pauvres gens : « Et jusqu’à quand les militaires vont-ils tolérer ça ? » Des inconnus laissent de grands sacs de maïs devant les portes des casernes. Un message implicite : poules mouillées !
Dans les casernes, des tracts signés « Les Bolivariens » attaquent et traitent de corrompus le ministre de la Défense, le général Filmo Uzcátegui et l’ex-directeur de l’Ecole militaire, puis chef de l’état-major, le général Carlos Julio Peñaloza.
Bribes d’informations recueillies ça et là... Le 6 décembre 1989, jour des élections régionales, le major Chávez est arrêté. Le général Fernando Ochoa Antich l’interroge pendant plusieurs heures d’affilée. « Tu montes quelque chose avec les majors, je le sais. » Chávez tombe des nues. « Moi ? Je monte quoi ? Avec qui ? » Ils ne sont jamais que quinze majors dans le mouvement ! Chávez parle santé et politique. Chávez noie le poisson. Ochoa Antich maugrée. Sans preuve, il relâche l’officier, mais il n’en pense pas moins.
Il faut penser de façon stratégique : Chávez temporise. Il ne veut rien tenter avant d’être nommé lieutenant-colonel. Il aura alors des troupes sous son commandement.
On est en 1991, Chávez a les yeux fixés sur la Colombie. Ravagé par la guerre depuis les années 1950, le pays voisin vient d’élire une Assemblée constituante qui réveille beaucoup d’espoirs. Après avoir déposé les armes, l’ex-guérilla du M-19 (à laquelle appartient un certain Gustavo Petro) participe avec succès à cette Assemblée. Chávez et Arias Cardenas frappent l’une contre l’autre la paume de leurs mains. « Voilà ce qu’il faut faire. Convoquer une Constituante ! » Et pour cela, prendre le pouvoir, on y revient.
Le 28 août, désormais lieutenant-colonel, Chávez a accédé au commandement du bataillon de parachutistes de Maracay. Arias Cardenas hérite du bataillon de chasseurs de Chaguaramas, à la frontière des Etats de Guárico et de Miranda. Pour Chávez, plus aucun doute n’existe, il est temps de passer à l’action [5]. Le 1er février 1992, il écrit à sa mère : « Je crois que la corruption s’est emparée de la République et que l’unique manière de répondre est d’en terminer avec ces comportements. Cela peut me coûter la prison ou la vie, mais je suis disposé à courir ce risque. Ton fils qui t’embrasse tendrement. Hugo. »
Le 2 février au matin, il passe la consigne : « L’anniversaire est pour demain. » Comme l’a fait avant lui, en avril 1974, le commandant Otelo Saraiva de Carvalho en lançant au Portugal la « révolution des œillets », Chávez franchit le Rubicon [6].
Il est 23 heures, ce 3 février. « CAP » revient du Forum économique de Davos en compagnie de son épouse. L’avion présidentiel atterrit sur la piste de l’aéroport de Maiquetia. Au sol, les ministres de la Défense, Ochoa Antich, et de l’Intérieur, Virgilio Ávila Vivas, l’attendent. « Monsieur le Président, nous avons sans doute un problème. » « C’est à dire ? » « Des rumeurs de coup d’Etat. Mais rien de très important. » Pas de panique. « CAP » sous-estime l’avertissement et décide d’examiner la situation le lendemain matin. Il se fait conduire à La Casona, la somptueuse résidence officielle du chef de l’Etat située dans la banlieue de Caracas.
L’apparition des Bolivariens a été soudaine. Toujours lyrique, Chávez a baptisé l’opération « La nuit des Centaures », en hommage aux guerriers qui, à cheval, suivaient les généraux Ezequiel Zamora et José Antonio Páez [7]. Cinq lieutenants-colonels, 14 majors, 54 capitaines, 87 sous-lieutenants, 65 sous-officiers, 101 sergents et plus de 2 000 soldats participent au soulèvement. Chávez les dirige, assisté d’Arias Cárdenas, Yoel Acosta Chirinos, Jesús Urdaneta Hernández et Jesús Ortiz Contreras. Ils ont préparé cette opération pendant des mois. Troupes blindées du bataillon Ayala, infanterie du bataillon Bolivar, bataillon Caracas, parachutistes… Quelques Mirages et F-16 prêts à décoller. Il y a même un camion bourré d’armes à distribuer à des civils triés sur le volet.
A 20 h 30, ce 3 février, la brigade de parachutistes de Chávez a quitté Maracay. Objectif principal : le district fédéral et Caracas où les pouvoirs publics sont concentrés. Doivent être contrôlés le Haut commandement des Forces armées, l’aéroport militaire de La Carlota (situé en plein centre ville), Fort Tiuna et le ministère de la Défense, le palais de Miraflores, La Casona. En premier lieu, il s’agira de capturer le président Carlos Andrés Pérez, de l’amener devant les caméras et d’appeler les commandants de garnisons non impliqués dans le soulèvement à rejoindre la rébellion ou à se rendre. Puis d’annoncer un nouveau gouvernement. Reste à savoir ou récupérer « CAP ». Pas à l’aéroport, sous le contrôle de la marine – le corps le plus réactionnaire des Forces armées. Ce foutu président est tellement imprévisible qu’il va falloir aller à sa recherche en trois endroits : à La Casona, au palais de Mirafllores ou chez sa maîtresse Cecilia Matos.
Arrivé à proximité de la capitale, Chávez a emprunté la vieille route de Los Teques et a installé son QG dans le Musée historique de la Planicie. Une sorte de forteresse construite par des Chiliens, au sommet d’une colline, en surplomb de Miraflores. De là, il va coordonner les opérations. Les bolivariens occupent déjà la base aérienne de La Carlota, prise par le bataillon parachutiste que commande Joel Acosta Chirinos. Détenu, le général de division Eutimio Fuguet Borregales demande au capitaine Gerardo Alfredo Márquez s’il sait ce qu’il fait : « Capitaine, vous êtes fou, je ne comprends pas comment un capitaine peut se soulever contre le gouvernement ! » Agacé, le mutin réplique : « Mon général, je me soulève en tant que capitaine parce que, malheureusement, les généraux n’ont pas de couilles. On les castre quand ils sont colonels pour qu’ils puissent devenir généraux. »
Carlos Andrés Pérez a beaucoup de chance. Il est près de 23 heures. Il est en pyjama, à La Casona. Le général Ochoa Antich l’appelle : on vient de lui confirmer qu’un soulèvement a lieu à Fuerte Mara, dans l’Etat de Zulia. Plus grave : des unités rebelles appartenant à sept régiments différents de la capitale et de plusieurs villes de l’intérieur convergent vers Caracas, pour la plupart en camions, en bus et même pour certains en hélicoptères. Certaines sont déjà là. « CAF » enfile à la hâte un costume par-dessus son pyjama. Il part en toute hâte pour Miraflores.
Quelques minutes ne se sont pas écoulées qu’une fusillade éclate. Les forces rebelles viennent de débouler et d’encercler La Casona. Trop tard. Le chef de l’Etat n’est plus dans son nid.
Très vite, depuis son QG, Chávez se rend compte qu’il y a de l’eau dans le gaz. Il l’apprendra plus tard, un capitaine proche du général Manuel Delgado Gainza, le directeur de l’Académie militaire, a trahi le mouvement. L’officier a pour fiancée la fille du général ! En toute hâte, Delgado a informé le commandant en chef de l’armée de terre, le général Pedro Rangel Rojas. Lequel s’est rendu à Fort Tiuna, siège du ministère de la Défense et du commandement général des Forces armées, a réuni le haut commandement et contacté les chefs des bataillons Caracas, O’Leary et Bolivar, les plus importants de la capitale.
Le bataillon Bolivar est très vite sous contrôle, le bataillon Caracas désarmé. Se rendant compte que l’opération a été découverte, les officiers de l’Académie militaire lâchent leurs camarades et refusent soudain toute participation.
Commandés par le major Carlos Díaz Reyes, une poignée de conspirateurs ne peuvent accepter un échec aussi cinglant. En plein cœur de Fuerte Tiuna, ils désarment des sentinelles, arrêtent quelques commandants et s’emparent de quinze blindés légers Dragon 300. Après avoir traversé la capitale sans encombre, ils débouchent sur l’avenue Urdaneta et parviennent devant Miraflores. A minuit quinze, ils attaquent. Réussissent à abattre le portail principal, à écraser un véhicule et à avoir le bureau présidentiel en vue. Des dizaines de soldats coiffés de bérets rouges s’élancent à l’assaut. Immédiatement stoppés par une quarantaine de membres de la Garde d’honneur. Le combat s’engage, acharné.
Accompagné du ministre des Relations intérieures Virgilio Ávila Vivas, du chef de la Maison militaire, le vice-amiral Iván Carratú, de ses aides de camp et du membre d’Action démocratique Luis Alfaro Ucero, « CAP » a réussi à rejoindre le palais présidentiel. De sa suite du premier étage, il perçoit l’échange de coups de feu. Dehors, les capitaines insurgés Ronald Blanco La Cruz et Antonio Suarez s’effondrent, l’un et l’autre blessés. Les tirs de leurs hommes, soudain démoralisés, baissent d’intensité. L’accalmie permet au président de sortir par une porte non contrôlée, de l’autre côté de Miraflores. Envoyé par son partenaire de longue date, Gustavo Cisneros, un véhicule l’y attend. Seuls l’accompagnent l’amiral Ivan Carratu, son aide de camp, le lieutenant-colonel Gerardo Dudamel et quatre gardes du corps. Ils se dirigent vers le Canal 8, la chaîne de télévision d’Etat. N’y parviennent pas. De forts combats ont lieu près du siège de la Direction des services de renseignements et de prévention (Disip) de Los Chaguaramos. Cap sur Venevisión, la chaîne de l’ami Cisneros. Là, « CAP » trouve tout l’appui nécessaire pour s’adresser au pays. Ce qu’il fait vers une heure du matin. Puis il s’installe pour un temps. Les locaux de la chaîne de télé se transforment en poste de commandement.
A Maracaibo, après s’être s’est emparé à minuit de la maison d’Oswaldo Álvarez Paz, gouverneur de l’Etat de Zulia, Arias Cárdenas s’est proclamé gouverneur militaire de la région et a communiqué par radio les motifs et les raisons de l’insurrection. A Maracay, sous le commandement de Jesús Urdaneta, les plans fonctionnent à la perfection. A Valencia aussi. A Caracas, dans son QG, Chávez ronge son frein. Lui sait maintenant que leur conspiration a été trahie. Les bataillons Caracas et Bolivar ont été désarmés hier, la majorité des blindés mis hors d’état de fonctionner, les colonnes vertébrales de la prise de Caracas neutralisées avant même le début des combats. Circonstance aggravante, il a de constants problèmes de communications. Depuis le début de l’opération, il ne peut donner aucun ordre, il est sourd et muet. Une unité devait se concentrer sur la prise du Canal 8, la télévision d’Etat, pour transmettre le message qu’il a enregistré. Cette prise stratégique a échoué. Pour la petite histoire, et ce que Chávez ne sait alors pas : une escouade a bien occupé le Canal 8, mais les techniciens ont roulé le jeune sous-lieutenant chargé de l’opération dans la farine en prétendant que la cassette VHS qu’il leur tendait n’était pas compatible avec leurs équipements ; non spécialiste, le sous-lieutenant s’est laissé embobiner. Conséquence, à ce moment, les seules informations disponibles au public viennent du gouvernement et des télévisions privées.
Quelque chose a foiré et la montre de Chávez marque 4 h 30 du matin. Si Miraflores avait été pris, il le saurait déjà. Il envisage de se lancer lui-même à l’assaut. Il analyse la situation. Deux voies d’accès seulement lui permettraient d’attaquer le palais. Descendre par l’avenue Sucre et par El Calvario. Il ne dispose que d’une centaine d’hommes et, depuis l’observatoire Cajigal, on leur tire dessus…
Les troupes rebelles qui assiégeaient Miraflores et la caserne du régiment de la Garde d’honneur se sont rendues à 4 heures du matin. Leurs blindés ne disposent pas de munitions. Revenu au palais, Carlos Andrés Pérez s’adresse à nouveau à la nation et confirme que la situation est maîtrisée par son gouvernement. Affirmation quelque peu optimiste : les combats s’éternisent dans tout le pays. Le général Ochoa Antich préconise une négociation. « CAP » fulmine. « CAP » donne des ordres formels pour que soit réprimée sans faiblesse l’insurrection. « Du plomb, du plomb ! », réclame-t-il [8]. Des fusées éclairantes crèvent l’obscurité, les explosions continuent à déchiqueter la nuit. Impasse. Le chef de l’Etat se résout à parler avec Chávez à travers des émissaires. Il lui envoie le général Ramón Santeliz. Celui-ci et Chávez se connaissent bien. Santeliz récupère au passage un certain Fernán Altuve. Ancien militaire, lui-même bolivarien. Les deux hommes montent à La Planicie. Ils exposent à Chávez à quel point sa situation s’avère délicate. Pour la première fois, celui-ci a une vue exacte des positions. Lorsqu’arrive l’aube, il sait qu’il va devoir prendre une décision.
Dans le palais présidentiel, pendu au téléphone, « CAP » reçoit les messages de soutien de ses amis sociaux-démocrates. De Paris l’appelle François Mitterrand ; de Madrid Felipe González. George Bush (père) se manifeste depuis Washington. Apparu un instant à Miraflores, l’ambassadeur américain a estimé la situation désormais tranquille. Il a déjà tourné les talons. « CAP » se méfie d’Ochoa Antich et d’Altuve, revenus au palais. Tassé derrière son grand bureau, il entame une tirade d’une violence extrême : « Il faut liquider tous ces golpistas ! » Si Chávez ne se rend pas, il va le faire bombarder. Idée aussi absurde que criminelle. Le QG du rebellese trouve en pleine agglomération, à proximité immédiate de l’énorme quartier populaire 23 de Enero. Altuve intervient. Les mains dans le dos, il ment comme il respire, le ton cassant : « Monsieur le président, il n’y a pas d’avions. Vous n’avez aucun avion. La seule chose qui vole, en ce moment, ce sont deux hélicoptères qui vont attaquer Miraflores. Si vous continuez, je vais monter rejoindre le commandant Chávez, avec Santeliz, et on va redescendre ensemble donner l’assaut au palais. Alors, parlons d’une manière civilisée. Que voulez-vous exactement ? L’escalade ou la désescalade [9] ? » « CAP » soupire. Qu’il le veuille ou non, dans l’état actuel des choses, il a les mains liées. Il autorise Altuve et Santeliz à remonter à La Planicie. Ochoa Antich apprécie. Les deux hommes vont lui ramener Chávez dont il recevra personnellement la reddition. Son prestige de ministre de la Défense en sortira grandi.
A 8 heures du matin, Chávez accueille les deux négociateurs. Grâce à la radio d’une jeep, il vient d’établir une dernière liaison avec son fidèle Jesús Urdaneta. « Non, Hugo, non seulement les avions ne nous aideront pas, mais en plus ils vont nous attaquer. » Chávez comprend que le temps désormais jour contre eux. Il estime également que tout commandant a deux responsabilités : la réussite de la mission, mais aussi la vie de ses hommes. A 9 heures, il annonce qu’il va déposer les armes. Mais pas dans n’importe quelles conditions… Il interpelle Santeliz : « Général, je veux qu’on respecte la vie de mes hommes. Et je veux les voir tous. Même ceux qui sont dispersés dans la ville. »
De Miraflores, les appels téléphoniques de succèdent. Ochoa Antich : « Altuve, on vous attend au palais avec Chávez ! Quand descendez-vous ? » Altuve racontera plus tard qu’un ami, lui aussi depuis Miraflores, l’a averti : « Faites gaffe. Ordre a été donné à la Disip. Vous ne devez pas parvenir vivants au palais. » Vrai ou pas, nous ne confirmons ni n’infirmons. Ce qui est sûr c’est qu’Altuve se débat avec son énorme téléphone mobile. Lui aussi multiplie les appels. En particulier aux médias. « Tenez-vous prêts à rencontrer le comandante. Voilà où vous allez nous retrouver… »
Altuve a pris le volant. Chávez s’assied à l’arrière avec ses grenades et sa mitraillette, à côté de Santeliz. Ils descendent jusqu’à l’avenue Sucre, à El Paraíso, sur toutes le postions tenues par les officiers rebelles. Chávez les salue, leur donne ses instructions. Une retraite en bonne et due forme, pas une débandade. Serein, ayant mis ses hommes à l’abri, Chávez se sent maintenant prêt à assumer les conséquences de sa rébellion. Il se met à la disposition d’Altuve et Santeliz. Lesquels l’embarquent non en direction de Miraflores, comme il était prévu, mais vers Fort Tiuna, où siège l’état-major des Forces armées. Et où Altuve a convoqué… les médias.
Fort Tiuna. Une activité frénétique règne dans le bureau du ministre de la Défense – toujours à Miraflores où il attend l’insurgé ! – transformé en QG. Douze généraux et amiraux. Survol général de la situation, briefings en série. Cigarettes et café devant lui, Chávez négocie pied à pied. Dans le Zulia, Arias Cardenas s’est rendu. Dans la capitale, les rebelles ont évacué La Carlota. Mais il reste des unités qui combattent. A Valencia, ce sacré Jesús Urdaneta n’a pas flanché. Il a coupé les lignes téléphoniques. On lui a envoyé un médiateur. Il l’a reçu avec du plomb. Ici, à Fort Tiuna, un général irresponsable envisage de bombarder Valencia ! « Laissez-moi lancer un message, lance Chávez. Il faut éviter toute effusion de sang. »
« La presse est là, rebondit Santeliz. La télévision… » Les généraux se lancent dans une discussion. Chávez obtient de s’exprimer devant les caméras. On lui tend une feuille de papier. On lui demande de rédiger son intervention. Il refuse catégoriquement. Intense délibération. Les généraux craignent que ce « fou furieux » n’appelle le peuple à descendre dans la rue. Lui veut improviser. Il les rassure pour obtenir ce à quoi il tient : « Je vous donne ma parole d’honneur que je vais appeler mes camarades à déposer les armes. » Il exige qu’on lui rende son béret rouge. Il lui est venu à l’esprit l’image du général Noriega se rendant sans gloire, en T-shirt et bermuda, en 1989, au Panamá. On lui tend son béret rouge, il le coiffe fièrement. Il suit le groupe des généraux dans un grand salon.
Reporters, équipes de télévision et photographe, tout ce beau monde l’attend. Sans que personne ne puisse l’en en empêcher, il improvise, prononce la courte allocution qui va bouleverser la vie du pays : « Tout d’abord, je veux dire bonjour à tout le peuple vénézuélien. » (A ses frères d’armes : « Camarades : malheureusement, pour l’instant, les objectifs que nous nous étions fixés n’ont pas été atteints dans la capitale ; c’est-à-dire que nous, ici à Caracas, n’avons pas réussi à contrôler le pouvoir (...) De nouvelles situations vont arriver. Le pays doit s’engager définitivement sur une meilleure voie. »
Les Vénézuéliens viennent de découvrir le leader des mutins. Hugo Rafael Chávez Frías, lieutenant-colonel, 37 ans. Dans un pays où personne n’est jamais responsable de rien, il assume ses responsabilités. D’instinct, il sait que pour durer, dominer les problèmes, il ne faut pas tricher.
Un détail : ce 4-F, le Venezuela s’est laissé faire. Le peuple ne s’est pas mobilisé pour appuyer Chávez. Il n’avait jamais entendu parler de lui. Mais il n’est pas non plus descendu dans la rue pour défendre la démocratie. Et il a retenu deux mots : « Pour l’instant. »
Lourdement condamnés, les rebelles découvriront les prisons de Yare, l’un des pires établissements pénitentiaires du pays, et de San Carlos, qui ne vaut guère mieux. Le Venezuela n’en sort pas pour autant de la zone des ouragans. Dans leurs cloaques humains, les exclus ont relevé la tête. Un nom flotte, un nom résonne, un nom claque désormais entre venelles et taudis. Hugo Chávez. Personne n’a peur du « comandante ». Que peut-il arriver de pire que les « cogollos », ces parvenus ?
En 1993, Carlos Andrés Pérez est déchu pour corruption. Après le bref intérim d’un illustre inconnu, Rafael Caldera, dissident du COPEI, lui succède, élu à la tête d’une coalition de dix-sept partis, groupes et groupuscules allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. Surendetté, désorganisé, l’Etat est en état de cessation de paiement, avec un déficit budgétaire estimé à 6 milliards de dollars. La révolte gronde dans les « barrios ». Caldera est sur la corde raide et il le sait. Il joue une carte maîtresse pour reprendre la main et pacifier la rue. « Partout, pendant ma campagne électorale, j’ai entendu une clameur populaire : il faut libérer les militaires rebelles… »
Deux ans après son incarcération, Chávez est amnistié à condition de quitter l’armée. Le 26 mars 1994, un samedi de Pâques, il sort de prison. Le pouvoir a planifié ce jour de la semaine sainte pensant que, tout le monde ayant gagné les plages, il n’y aura personne à Caracas pour accueillir l’encombrant « comandante ». Des milliers de personnes l’attendent et l’acclament. Les pauvres n’ont ni voiture ni argent leur permettant d’aller s’éclater sur les plages de la Caraïbe. Devant un groupe ému de compagnons d’armes, Chávez ôte son uniforme et revêt un costume civil.
Non sans difficulté, en ce jour mémorable, Chávez se déplace à travers la foule de ceux qui le saluent et tentent de l’approcher. Une grande silhouette le protège et, d’un bras amical mais ferme, lui sert de garde du corps et lui ouvre un chemin. Un jeune syndicaliste qui a pris contact avec lui alors qu’il purgeait sa peine : Nicolás Maduro [10].
Maurice LEMOINE