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Syrie : La loi de la jungle

« Partibus factis, sic verba fecit Leo ». (Jean de la Fontaine, La génisse et la chèvre, la brebis et le lion) *

Le franchissement en force par la coalition occidentale des dernières palissades protégeant la possibilité d’un dialogue sérieux entre puissances dominantes de notre malheureux monde marque un tournant préoccupant dans l’évolution des relations internationales.

Les frappes effectuées sur des installations militaires syriennes dans la nuit du 13 au 14 avril ont été conçues comme un coup de semonce au régime diabolisé de Damas, mais en prudente coordination avec Moscou – dont les défenses antiaériennes sont restées silencieuses – afin d’éviter tout affrontement direct américano-russe. Dans un monde rêvé, on pourrait se rassurer en déduisant de cette « retenue » que Moscou et Washington surjouent l’affrontement et sont en fait d’accord pour contraindre le président Assad, galvanisé par ses succès militaires, à montrer plus de docilité et à entrer dans une phase de négociations politiques où il lui faudra faire d’importantes concessions à ses ennemis comme à ses alliés. Mais on ne rêve plus. Washington et Moscou ne voient absolument pas la paix en Syrie de la même façon et croire à une convergence tactique relève de la méthode Coué. L’incapacité chronique du Conseil de sécurité à aboutir à une résolution efficace, concourant à l’apaisement, traduit un antagonisme radical sur la question des responsabilités imputées au gouvernement légal du pays ou au patchwork djihado-salafo-islamiste qui a la vie dure, mais bien peu à voir avec la modération politique ou la démocratie. Ce serait plutôt un signe de bonne santé des mécanismes résiduels de la gouvernance mondiale si certains ne passaient pas outre.

« Le dévoiement de la notion de morale 
à l’interventionnisme occidental moderne
est à son comble »

L’Amérique et la France se sont sciemment mises en situation de devoir tenir leur « ligne rouge » pour ne pas perdre la face. Elles espèrent par cette attaque reprendre sinon la main du moins pied dans un jeu politico-militaire régional qui leur échappe par trop spectaculairement. Mais si Washington a peut-être gagné en posture de « force irrationnelle », Paris pourrait bien avoir fait un fort mauvais calcul politique à l’intérieur comme à l’extérieur. Quelle influence croit-on avoir gagnée en emboîtant le pas à une action unilatérale hors de tout mandat onusien et en amont de toute enquête de terrain sérieuse ? Quelle image de la liberté de pensée et de manœuvre de notre pays cet alignement gesticulatoire, mais sur le fond absolument contreproductif, nous promet-il ?

En effet, mis à part les satisfecit que les attaquants se délivrent entre eux, le dévoiement de la notion de « morale » que l’on dit chevillée à l’interventionnisme occidental moderne, est paradoxalement à son comble. Nous avons atteint les sommets du cynisme et ne voulons pas voir combien notre discrédit moral est profond et durable. La paix en Syrie ne sera évidemment pas hâtée par cette agression armée contre un État souverain en violation caractérisée de la Charte des Nations unies. Cette attaque est un appui formidable aux islamistes de tout poil en globale déroute, qui n’osaient plus espérer un tel encouragement à poursuivre la lutte pour en finir avec la Syrie. Ils sont aussi désormais rassurés par le niveau de naïveté des gouvernants des démocraties occidentales, plus que de leurs sociétés, à vrai dire, qui étaient très majoritairement opposées à une intervention armée. Souhaitons que les répercussions d’un tel aveu de faiblesse de notre part n’aboutissent pas à une nouvelle série d’attentats dont nous ferions les frais en Europe et en France bien plus probablement que l’Amérique.

« Toute forme de vassalisation intellectuelle
ou stratégique de la France ne peut que lui être funeste »

Quelle que soit la réalité ou l’origine de l’attaque chimique (forces gouvernementales, éléments retournés de services étrangers, rebelles, etc.) nous n’en saurons probablement jamais rien ou trop tard. Les campagnes de diffamation contre les analyses « dissonantes » pour la doxa atlantiste font rage. L’équilibre, c’est comme la morale : on en parle beaucoup mais on ne supporte pas ce qu’il implique : le calme, le doute, l’honnêteté intellectuelle, le compromis. La compromission intellectuelle et le déni sont plus aisés et la projection de ses propres turpitudes sur celui que l’on veut décrédibiliser aussi. Il est évidemment plus facile de choisir son camp, puis de se laisser faire et de suivre. Or, la France, justement, n’a pas à « choisir un camp ». Elle est la voie de l’intelligence du monde et des hommes, celle de la pensée autonome, et toute forme de vassalisation intellectuelle ou stratégique ne peut que lui être funeste en termes d’influence sur le cours des choses.

Quoi qu’il en soit, les États-Unis n’ont pas pu résister : il fallait y aller. Pas (seulement) pour venger les malheureux civils empoisonnés (par qui ?) dans la Ghouta orientale, mais pour exploiter ce nouveau drame rapidement et espérer modifier, sinon renverser, un rapport de force régional et global qui leur est clairement devenu défavorable. La repolarisation comminatoire du monde autour d’eux et de l’Alliance atlantique est désormais « vendue » comme le môle rassurant autour duquel toutes les nations démocratiques éprises de liberté et bienveillantes doivent s’agglutiner béatement pour faire front commun et étanche face à une hydre russe maléfique, flanquée d’un cerbère iranien, devant l’antre d’une Gorgone chinoise en embuscade mais plus lointaine... et moins facile à blesser. La Gorgone, à ce stade, compte les points avec délectation, poursuit sa montée en puissance militaire et économique, comme on vient encore de le voir en mer de Chine orientale, et passe à grande vitesse du stade d’« atelier » à celui de « laboratoire du monde » en déployant un imperium tout à fait singulier... L’Iran observe, lui, d’un œil noir et inquiet l’idylle israélo-saoudienne et la défiance grandissante de Washington (sur le point de rompre, là aussi, ses engagements multilatéraux dans le cadre de l’accord nucléaire), et la Turquie... vole au secours de la victoire. Bref, chacun fait ses comptes et lorgne sur sa part de gâteau potentielle dans un deal politique de sortie de crise au point mort et une reconstruction juteuse mais dans les limbes pour longtemps encore...

Quant à la France, en s’associant à la curée sans attendre des preuves véritables de culpabilité, elle vient de perdre toute chance de compter avant longtemps au Moyen-Orient d’où ses colossales erreurs d’appréciation et ses décisions l’ont expulsée depuis déjà quelques années. En rentrant dans le rang, elle perd ipso facto toute crédibilité à prétendre guider notre malheureuse Europe stratégiquement émasculée depuis l’enfance vers une adolescence plus martiale...

« Cette tragique séquence foule aux pieds le multilatéralisme dont la France se veut le héraut »

Nous nous sommes donc laissé embarquer, et le piège semble s’être refermé sur l’ambition présidentielle initiale, si bien mise en scène, d’être de nouveau nous-mêmes en commençant par sortir de l’ornière dogmatique et en traitant à égalité les grands de ce monde pour redonner sens et influence à l’Europe. Or, il n’y a ni respect, ni confiance, ni considération, bref aucun fruit à espérer de l’alignement pour un pays comme le nôtre. S’il est un « esprit des peuples », une essence collective nationale faite de la sève d’une histoire flamboyante, douloureuse et extravagante, sans doute les nôtres surgissent-ils d’un alliage puissant de critique et de générosité, de lucidité et de grandeur sur fond de culture, d’histoire et de sagesse. Mais nous sommes en train de nous couper les ailes. Et on nous y aide... La défiance à son comble produit l’inquiétante invasion d’un complexe obsidional en miroir. Moscou a beau jeu de stigmatiser l’injustice du traitement de paria qu’on lui inflige et qui, chaque jour, la contraint à admettre, en faisant contre mauvais cœur bonne fortune, le caractère inéluctable de la perspective chinoise (éloignement dont l’UE sera la victime stratégique évidente).

Tandis que cette tragique séquence foule aux pieds le multilatéralisme dont la France se veut le héraut, notre vocation historique et toujours fructueuse à nous faire celui des non-alignés a faibli alors qu’elle est le creuset de notre influence politique mais aussi, précisément, « morale ». Quant au malheureux peuple syrien, il vient d’en reprendre pour des mois et peut être des années avant d’espérer relever son pays en ruines, et s’il y a quelque habilité d’apparence à se dire « prêt au dialogue politique » après l’avoir annihilé aussi outrancièrement, on peut également trouver la méthode indécente tant la perspective d’un apaisement concret a reculé depuis quelques jours.

En dépit de ce recul, le dialogue demeure plus que jamais indispensable entre Paris et Moscou, et les canaux, des plus publics aux plus ténus, doivent être activés ou tirés de leur torpeur pour ne pas laisser davantage s’installer l’incompréhension, le dépit et la bêtise.

Il faut souhaiter qu’un nouvel événement suspect ne vienne pas remettre en cause la venue du président français au Forum économique de Saint-Pétersbourg... Mais il est vrai que celui-ci doit d’abord se rendre à Washington. Britanniques et Étasuniens fulminent, sans doute, contre le fait que notre alignement ne soit pas allé jusque-là, et l’on ne peut exclure qu’ils ne nous y contraignent.

Prudence, donc. Dans la jungle il y a toutes sortes d’« animaux », et les plus gros ne sont pas forcément les plus vicieux...

* Les parts une fois faites, le lion parla ainsi.


15 avril 2018

Docteur en Science politique, Caroline Galactéros est la présidente du think tank Géopragma. Elle dirige également le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (Nuvis, 2013) et Guerre, technologie et société (Nuvis, 2014).

Source : Le Courrier de Russie

18 avril, 2018

»» https://www.lecourrierderussie.com/opinions/2018/04/syrie-la-loi-de-la-jungle/
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