Quatre mois et demi après le vote en faveur du Brexit, ce que les observateurs jugeaient largement « improbable » s’est encore produit. Donald Trump, milliardaire fantasque, ouvertement xénophobe et isolationniste, sera le prochain président des États-Unis d’Amérique et, partant, « l’homme le plus puissant du monde ». Comment en est-on arrivé là ? La réponse à cette question que le monde entier va se poser est en grande partie économique. Les victoires du Brexit et de Trump sont le produit à la fois d’un lent phénomène à l’œuvre depuis trois décennies, la mondialisation financière, et de sa crise, débutée en 2007.
Le succès de Donald Trump s’est appuyé sur un double mouvement : il a convaincu une grande partie de la classe moyenne dans des États où elle domine comme la Floride, mais aussi les populations des régions désindustrialisées de la Rust Belt de Pennsylvanie, du Michigan, de l’Ohio et du Wisconsin. En gagnant ces États qui étaient tombés aux mains des Démocrates en 2012, le milliardaire a fait pencher la balance de son côté. Le phénomène est exactement le même que le 23 juin au Royaume-Uni où le vote avait basculé en raison du vote des régions désindustrialisées du nord de l’Angleterre et du Pays de Galles. Or, ce mouvement peut s’expliquer par un échec d’une mondialisation couplée à une financiarisation avancée.
La « mondialisation heureuse »...
La mondialisation qui a débuté au milieu des années 1990 est le fruit de la financiarisation entamée dans les années 1980. Lorsque les entreprises se sont retrouvées face à des actionnaires – souvent des fonds financiers – ayant des objectifs de rendements élevés, elles ont maximisé leurs bénéfices par une relocalisation de leur production dans les pays à bas coût, provoquant une désindustrialisation des pays développés. Ce phénomène a longtemps été compensé par une croissance des profits qui étaient alors réinvestis dans les marchés financiers. Ceci a permis de construire l’idée qu’il y avait une « mondialisation heureuse » pour les citoyens des pays développés qui gagnaient bien davantage d’un côté ce qu’ils perdaient de l’autre. Et, effectivement, dans les années 2000, le phénomène a bien fonctionné. Mais il a fonctionné sur du sable : le crédit et des bulles financières.
... et sa crise
En 2007, avec la crise des subprimes, ce mythe est tombé. Le monde de la finance a explosé, prouvant que l’un des éléments clés du nouveau système économique mondial ne pouvait plus fonctionner. Et dès lors, c’est tout le système qui s’est grippé, parce que les effets négatifs de la mondialisation n’ont progressivement plus pu être compensés et dissimulés. La crise des pays émergents à partir de 2012 a rendu le moteur de cette mondialisation inopérant. Certes, encore une fois, le crédit, par une politique ultra-expansionniste des banques centrales, a pu permettre le retour à la croissance, notamment aux États-Unis, mais cette croissance est désormais impuissante à réduire la colère, le mécontentement et la peur d’une grande partie de la population.
La mondialisation financière a en effet, en accroissant la division du travail au niveau mondial, désertifié des régions entières sans proposer d’alternatives. Lorsqu’une usine ferme dans le Michigan, rien ne la remplace réellement. L’argent gagné par cette délocalisation est réinvesti dans les centres financiers et profite à ces zones, mais nullement aux « victimes » de la désindustrialisation. Or, en traitant la crise de 2007-2008 comme une crise financière pure, en évitant de réfléchir à de nouveaux modèles économiques en cherchant avant tout à « revenir en arrière », les dirigeants étasuniens, comme européens, ont amplifié le phénomène. Le retour de la croissance n’a pas seulement été plus faible (la croissance potentielle des États-unis a été divisée par deux), elle est aussi toujours aussi mal répartie, sur le plan social, mais aussi géographique.
Sentiment de déclassement
Les gains de la croissance – désormais plus faibles – continuent à irriguer un système financier qui ne voit guère de raison d’aller investir dans l’économie réelle, encore moins dans celles des régions les plus touchées par la désindustrialisation. A quoi bon chercher à améliorer la productivité lorsqu’il est possible de produire à bas coût en Asie et de disposer d’une main d’œuvre bon marché dans les pays développés ? La mondialisation financière a conduit à un recul général de l’investissement public et privé et c’est aussi une des clés du Brexit et de la victoire de Donald Trump. Les populations touchées par la désindustrialisation ont alors été contraintes soit de sortir du marché du travail, soit d’accepter des emplois dans les services, souvent précaires, mal rémunérés et à temps partiel. Le phénomène « d’ubérisation » a encore accéléré le phénomène en créant des emplois sans investissement dans le potentiel productif. Aux États-Unis, la participation au marché du travail est au niveau de 1977 et le nombre de travailleurs à temps partiel « subi » est de 5,5 millions de personnes. C’est le revers de la « destruction créatrice » schumpétérienne chère aux défenseurs de la mondialisation. Ces derniers ont oublié que ce que créait leur destruction était une immense insécurité et un immense sentiment de déclassement. Ce dernier sentiment s’est naturellement répandu dans une grande part de la classe moyenne pour qui la paupérisation est évidemment le cauchemar absolu. Le retour à la croissance aux États-Unis n’est alors pas seulement insuffisant, il est inopérant pour comprendre le comportement électoral des populations.
Effets de la crise de 2007
Rien d’étonnant alors à ce que les populations de la Rust Belt ou de la Floride aient cherché la rupture avec cette logique de « mondialisation heureuse ». Rien d’étonnant à ce que ces populations aient rejeté une Hillary Clinton beaucoup trop identifiée avec cette mondialisation financière. Rien d’étonnant non plus à ce que les discours d’un riche aventurier aient séduit des Étasuniens confrontés au risque de la paupérisation. En proclamant vouloir « rendre l’Amérique à nouveau grande », Donald Trump a fait écho à ce sentiment de déclassement des populations étasuniennes. Les victoires des discours nationalistes et protectionnistes sont avant tout le reflet de l’échec social de cette mondialisation qui a fragilisé des pans entiers de la population tout en minimisant en permanence la réalité de cette fragilisation. C’est le fruit d’une crise économique débuté en 2007 dont les dirigeants du monde entier n’ont pas encore réellement mesuré l’ampleur, ni la vraie nature. Les peuples se chargent de leur rappeler.
Ce qui se passe en 2016 nous rappelle que les effets des crises financières et économiques sont plus durables et plus profondes qu’on ne le croit habituellement. Celle qui a débuté à l’été 2007 a désormais des effets politiques concrets. Les deux pays qui, dans les années 1980, avaient mené la « révolution conservatrice » qui avait conduit à la mondialisation financière viennent de fermer cette page de leur histoire suite à la crise de ce même mouvement. Un nouveau système économique mondial est en construction et sa construction sera nécessairement pénible. On n’en est ici que dans la phase « négative » de destruction de l’ancien système. C’est évidemment la phase la plus risquée. En réalité, aucun pays du monde développé n’est à l’abri parce que ce phénomène est présent partout. Et l’Europe ne fait évidemment pas exception, loin de là.
En finir avec les mythes de la mondialisation
On peut se lamenter sans cesse de chaque « victoire du populisme ». Mais on peut aussi tenter de comprendre ces victoires et les logiques qui président aux choix d’électeurs qui sont souvent moins « irrationnels » qu’on veut bien le croire. La défaite des « élites » est aussi le signe que ces élites ne perçoivent pas les enjeux actuels. Continuer à présenter le libre-échangisme comme la solution miracle, défendre à tout prix la « destruction créatrice », refuser toute politique industrielle fondée sur un équilibre territorial, prôner des « réformes structurelles » qui accélèrent le phénomène de la baisse de la productivité, défendre un système financier qui est une des sources des maux de l’économie contemporaine : tout ceci ne peut conduire, au final, qu’à donner sa chance à des opportunistes qui, en plaçant le « bon » discours, parviennent à cristalliser à leur profit les mécontentements légitimes. La victoire de Donald Trump est un appel à en finir avec certains mythes. C’est un appel à revenir à des politiques plus proches des inquiétudes du monde. Si les politiques européens ne l’entendent pas, d’autres Brexit et d’autres Trump sont inévitables.
Romaric Godin
[proposé par macno, et je rejoins Viktor, l’assèchement du marais et la question des crocodiles – amicalement –]