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Réflexions après le Brexit : le mythe de l’Europe sociale et la révolution néo-libérale

Le mythe de l’Europe sociale

En 1965, Georges Debunne, alors président de la Centrale Générale des Services Publics , écrivait : « L’Europe que nous voulons bâtir n’est pas celle des patrons, des cartels et des trusts, mais une Europe orientée vers la démocratie politique, économique et sociale, vers les relations pacifiques et la coopération avec les peuples » . Pour y arriver, le dirigeant syndical souhaite obtenir, « dans les institutions européennes, les mêmes droits de consultation, de codécision et de contrôle que ceux que les organisations syndicales ont acquis sur le plan national. » Conformément à cette stratégie, il présidera la création de la Confédération européenne des syndicats (CES), le 8 février 1973, dont il sera vice-président, puis président jusqu’en 1985. La CES a toujours été partisane de la création d’États-Unis d’Europe, dotés de compétences supranationales et de l’élargissement à tous les pays démocratiques de l’Europe occidentale.

En 1958, le traité de Rome comportait un engagement à « promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail permettant leur égalisation dans le progrès » et c’est essentiellement pour la présence de ce principe vague que les « syndicats sont devenus des défenseurs de la Communauté et de l’Union européenne »
Près de cinquante ans après, Debunne constate avec amertume que ce principe a été retiré de la nouvelle Charte européenne, adoptée lors du sommet de Nice en décembre 2000.En 2003, Georges Debunne est de plus en plus pessimiste sur l’évolution de l’Europe ; il craint que son élargissement à venir ne rende définitivement impossible la restauration de ce principe dans les objectifs de l’Union . Il a d’ailleurs consacré les dernières années de sa vie, jusqu’en 2008, à combattre le projet de Constitution européenne. Il a contribué, en chaise roulante, à faire adopter le « non » à la Constitution par la CGT française . Cela l’empêchera pas la CES, qu’il a contribué à fonder en 1973, de se prononcer en faveur du « oui » au projet de Constitution européenne.

Si l’Europe que Debunne entendait bâtir ne devait pas être celle des patrons et des trusts, force est de constater, que « ces banquiers, ces industriels et ces aristocrates qu’on retrouve aux postes clés de la construction européenne ont trouvé le moyen (...) de revenir par étapes successives sur tout ce qu’ils avaient dû concéder » .

Qui aujourd’hui peut encore défendre le mythe d’une Europe sociale ? Quelles organisation sociales, quels partis politiques, quels mouvement citoyens ont-ils aujourd’hui ou pourraient-ils construire dans un avenir proche, un début de rapport de forces capable de changer la nature de cette union antipopulaire ? Où était la solidarité populaire quand le tout nouveau gouvernement grec de Tsipras, soutenu par un mouvement de grèves et de manifestations sans précédent et par un référendum clair contre les diktats des banquiers européens, devait affronter l’élite européenne ? Plus d’un demi-siècle d’Union européenne et de syndicalisme européen a abouti à l’apathie la plus totale quand il s’agit de venir au secours d’un peuple qui a eu le courage de se rebeller. Cette occasion manquée ne reviendra pas de sitôt. D’autant plus que la gauche dite radicale représentée par Syriza s’est alignée sur cette élite en lieu et place d’entrer dans la résistance.

On ne peut même pas dire que l’Europe sociale et démocratique est enterrée car elle n’a jamais existé. Le thème même de l’Europe sociale et démocratique a avant tout été élaboré, non pas en opposition à la dictature des multinationales (patrons, trusts et cartels, dont parlait Debunne) mais bien en opposition d’une part à l’Union soviétique, et, plus globalement à ce qu’on appelait le camp socialiste jusqu’à la fin des années quatre-vingt, et d’autre part aux régimes fascistes qui sévissaient encore en Espagne, en Grèce et au Portugal. Le modèle politique et social des pays fondateurs (France, Allemagne, Italie, pays du Benelux) était le seul contenu donné à ce mot d’ordre. Autrement dit le capitalisme de l’immédiat après-guerre qui, sur fond d’investissements américains, d’exploitation coloniale éhontée et sous la menace du modèle communiste, avait concédé la sécurité sociale et un modèle de concertation propre à assurer la paix sociale. Modèle qu’on a appelé l’État-providence. Il n’y a jamais eu d’autre modèle que celui-là et quand ce modèle a volé en éclat, dès la fin des trente glorieuses, il n’y avait tout simplement plus de modèle du tout. Il n’y avait plus que les plans bien arrêtés des élites économiques, financières et intellectuelles qui ont façonné l’Europe d’aujourd’hui.

La révolution néo-libérale

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la droite était politiquement sur la défensive. L’Union soviétique avait payé un lourd tribut à la lutte contre le nazisme ; en France, le parti communiste portait le surnom glorieux de « parti des fusillés » et le rapport de forces penchait en faveur du monde du travail. Les luttes d’indépendance se développaient dans les colonies, la Chine de Mao représentait un espoir concret pour le Tiers-Monde dont les masses, elles aussi, avaient payé le prix de la guerre dans les armées des colonisateurs.

Dans ce contexte, la droite s’est réorganisée, elle a travaillé dans l’ombre, mais d’arrache-pied, à la reconquête intellectuelle et politique, pendant trois décennies. Il s’agissait de reconquérir les esprits et de préparer le terrain politique. L’aboutissement de cette reconquête, c’est l’Amérique de Reagan (1981-1990), la Grande-Bretagne de Thatcher (1979-1990) et le Chili de Pinochet (1973-1990).
Pour mettre en place cette « révolution conservatrice », une intelligentsia dûment financée par des milliardaires s’est organisée dans des fondations consacrées à l’étude et au débat théorique , dont la première est la Société du Mont-Pèlerin, fondée en 1947 par Friedrich von Hayek, considérée par Keith Dixon comme la « maison-mère des think tanks néo-libéraux » . Ce courant de pensée, naturellement anticommuniste, s’est cependant concentré sur la critique en règle de tout le compromis social-démocrate conclu après la deuxième guerre mondiale, c’est-à-dire sur la démolition pièce par pièce de l’État-Providence, sur la nécessité de dénationaliser radicalement et de laisser agir les lois du marché, sur l’urgence de réduire l’État à ses fonctions régaliennes (police, armée, justice), sur la liquidation de tout mouvement syndical de contestation et de toute réglementation du marché du travail.

La sinistre Margareth Thatcher, pour ne parler que de l’Europe, a appliqué ce programme à la lettre, n’hésitant pas une seconde à déclarer la guerre totale aux mineurs britanniques, pendant une longue année de grève, de mars 1984 à mars 1985. L’enjeu de la grève, qui s’opposait à la fermeture de vingt mines de charbon déficitaires, n’était pas seulement économique (appliquer fermement la politique que l’État n’intervient pas pour sauver des entreprises) mais également et peut-être surtout politique : briser toute force de résistance, « les ennemis de l’intérieur » , soumettre les esprits des travailleurs définitivement à l’idée que, hors du marché, il n’y a point de salut. Le fameux « TINA », there is no alternative. Et domestiquer pour de bon toute forme d’opposition syndicale. C’est avec la même intransigeance et le même cynisme qu’elle laissera mourir dans les pires souffrances les prisonniers de l’IRA en grève de la faim.

À la fin de son mandat, « le marché du travail britannique est le plus déréglementé d’Europe » et « le Royaume-Uni est devenu le pays du « néo-libéralisme réellement existant » » . Arrivée au pouvoir peu de temps après l’adhésion de la Grande Bretagne à l’Union européenne, Thatcher mènera le même combat au sein des instances européennes et contribuera nettement aux politiques de libéralisation de l’Union.

On aurait pu espérer que le retour au pouvoir des travaillistes avec Tony Blair (1997-2007) stopperait la machine infernale britannique et sa révolution néo-libérale. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Ce sont les mêmes idées produites par les cercles néo-libéraux qui ont reformaté le parti travailliste. Depuis l’ère Reagan-Thatcher-Pinochet, toutes les forces politiques, de droite et de gauche, glissent inexorablement plus à la droite de leur position traditionnelle. Et c’est ce mouvement régulier, orchestré comme on l’a vu par une poignée de milliardaires depuis près de septante ans, qui rend aujourd’hui l’extrême-droite respectable.

Car si la droite néo- libérale s’est concentrée sur la politique économique et sociale pour conquérir l’électorat et le pouvoir, les travaillistes britanniques devront quant à eux prendre un détour pour faire passer les mêmes politiques socio-économiques : « Il s’agissait de ne laisser aucun thème politiquement porteur aux conservateurs, de chasser sur les terres conservatrices de l’idéologie sécuritaire et des ‘valeurs morales’ » . La social-démocratie de Blair, déjà gagnée aux thèses libérales en matière d’économie, mais pas son électorat, qui en mesure de plus en plus les conséquences, va se reconstituer une base sociale en prônant la tolérance zéro contre la petite délinquance, les devoirs plutôt que les droits, la responsabilité individuelle et familiale plutôt que celle de la société. Une pratique politique que Blair résumera ainsi dans son livre New Britain  : « Aujourd’hui le Parti travailliste est le parti de la loi et de l’ordre, et c’est très bien ainsi » . L’engouement atlantiste de Blair dans tous ces domaines s’accompagnent de son engagement enthousiaste pour la deuxième guerre contre l’Irak en 2003. Le même enthousiasme guerrier que celui de Thatcher contre les Malouines. La nostalgie de l’empire britannique a la peau dure de l’autre côté de la Manche.

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