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Etonner la catastrophe

Billet à retrouver paginé, agrémenté de trois documents cliquables, ici.

« Nous ne nous opposerons réellement aux puissances qui menacent les libertés intellectuelles et individuelles que lorsque nous aurons reconnu que la notion même de liberté, pour laquelle nos ancêtres s’étaient déjà déchirés, est aujourd’hui en péril. »

Albert Einstein, conférence au Royal Albert Hall le 3 octobre 1933 avant son exil d’Europe.

« Par deux points fascistes passe une extrême droite et une seule. »

Jean Yanne

« L’aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver, persister, persévérer, s’être fidèle à soi-même, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête ; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise. »

Victor Hugo, Les Misérables

Assemblée générale constituante de l’association Alia pour la liberté académique
Le 11 juillet de 16h à 18h à l’Université Paris Cité,

Étonner la catastrophe

Pourquoi M. Macron a-t-il pris la décision de procéder au suicide politique de son parti, servant de marchepied à l’accession au pouvoir de l’extrême-droite nationaliste, xénophobe et identitaire ? Comme la lettre volée dans la nouvelle “ The Purloined Letter ” d’Edgar Allan Poe, la réponse à la supposée « énigme » est si évidente qu’elle échappe aux derniers partisans du président de la République. Comme lors des récentes coupes budgétaires visant la recherche et l’écologie, l’étonnement est la marque de la cécité volontaire. Les tentatives journalistiques d’identifier un plan machiavélique derrière cette décision méconnaissent une réalité plus simple, que la comparaison avec le chancelier Brüning échoue également à capturer.

Le césarisme d’une Cinquième République déliquescente, qui a écarté les corps intermédiaires et n’a plus qu’un rapport lointain avec une démocratie libérale, invite à ces lectures psychologisantes. Pourtant, la régularité la plus frappante du moment est la prise de pouvoir synchrone, à quelques années près, dans l’ensemble des pays occidentaux, de nouvelles coalitions hybrides, autoritaires et illibérales, associant les représentants d’un bloc « réformateur » néolibéral radicalisé et les héritiers historique des fascismes. Ces coalitions, qu’on a vues à l’œuvre aux États-Unis, au Brésil, en Autriche, en République Tchèque, sont actuellement au pouvoir en Suède, en Italie, en Finlande, en Argentine. Le nouveau gouvernement néerlandais en sera également un exemple. Au Royaume-Uni, le parti Conservateur est travaillé depuis plusieurs années par la même tentation, qui a porté Boris Johnson et Liz Truss au pouvoir. Toutes ces expériences de gouvernement se caractérisent par leur usage de la rhétorique chauvine typique de l’extrême-droite national-identitaire, par la haine de l’altérité, et par la suppression graduelle de libertés publiques, dans le but de ne plus conserver de la démocratie libérale que le vote. En parallèle, ces pouvoirs mènent une politique implacable de liquidation des programmes sociaux, du système de santé et d’éducation et de prédation du bien commun par des intérêts privés, la rengaine du « bon sens » redoublant celle de « la dette ». On retrouve ainsi la flat tax légitimée par la courbe de Laffer de Matteo Salvini à Emmanuel Macron, de Donald Trump à Boris Johnson. Les journaux économiques se font déjà l’écho des rapprochements entre les milieux d’affaires et l’extrême-droite française. Les campagnes politico-médiatiques contre l’Université et la recherche sont l’une des constantes de ce programme d’hybridation entre l’ancien centre-droit affairiste et les milieux nationalistes et identitaires enracinés dans l’histoire du fascisme européen, qui réactualisent la vieille fabrique maccarthyste d’un ennemi de l’intérieur.

Dès lors, la personnalité du chef de l’État, tout comme ses intentions, importent peu. Une interprétation plus féconde de la tectonique politique en cours consiste à analyser ce que Michel Dobry appelle des logiques de situation. Comprendre comment le Tea party a mené Trump au pouvoir en hybridant la technophilie des tycoons libertariens de la Silicon Valley et l’obscurantisme néo-conservateur. Regarder comment gouvernent Meloni, Babis, Orban ou Bolsonaro. Explorer comment la droite managériale suédoise a troqué la rhétorique du cordon sanitaire contre la « stratégie » du marche-pied, en s’alliant avec les « Démocrates de Suède », nés d’un parti ouvertement néonazi. Étudier comment le parti néolibéral VVD, proche du macronisme, s’est allié aux nationalistes identitaires du parti pour la liberté (PVV) de Geert Wilders, au parti du lobby agro-industriel BBB et au parti « anti-corruption » NSC. Comparer la mise au pas idéologique des médias publics et privés, la criminalisation des mouvements sociaux et en particulier des militants pour le climat en France et en Italie. Constater à l’occasion des élections européennes que la France arrive désormais au troisième rang du degré de fascisation dans l’Union européenne, juste après la Pologne et la Hongrie, et juste avant l’Italie. Le ressentiment, alimenté depuis des décennies par des politiques sociales et économiques délétères est si fort qu’il mettra longtemps à se dissiper après que les causes profondes auront disparu.

« Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes. »

René Char

Que les élections législatives conduisent ou non à une alliance de gouvernement entre l’extrême-droite et la minorité présidentielle, deux convictions commencent à être largement partagées. Premièrement, s’il y a des logiques de situation, il n’y a pas de déterminisme historique : il nous incombe d’« étonner la catastrophe ». Deuxièmement, il revient aux citoyens eux-mêmes, aux collectifs, aux associations, aux syndicats, aux journaux indépendants, aux universitaires – la « société civile » – de se mobiliser fortement pour ouvrir l’horizon. La démocratie n’est pas cette monarchie élective dont les sujets, passifs entre deux votes, sont frappés d’anomie ; la démocratie est l’auto-institution raisonnée par la société des règles collectives qu’elle se donne. La faiblesse des contre-pouvoirs en France, bien plus qu’à l’étranger, nous oblige. Ce qui frappe dans les manifestations quotidiennes en faveur de l’institution d’une démocratie, c’est d’abord la jeunesse des manifestants – il faut remonter au début des années 1970 pour voir une telle fraction de jeunes gens dans la rue. Ce qui frappe, ensuite, c’est la réaction digne des directions associatives de la société civile, de la Ligue des Droits de l’Homme à la CGT, de la CFDT à l’Union Rationaliste, en passant par le Planning familial et les ONG mobilisées pour l’environnement et le climat – dignité qui contraste avec le désolant spectacle de la lutte des places. Nous ne sommes pas plus condamnés au fascisme que nous le sommes à la médiocrité et à l’insignifiance de la bureaucratie managériale. Nous avons à faire éclore la société décarbonée qui s’épanouira dans dix ans. C’était le sens déjà des cinquante propositions pour l’Université et la recherche.

La probabilité est grande que l’extrême-droite obtienne une majorité relative lui permettant de construire une « majorité de projet » avec la minorité présidentielle, dont le principe a déjà été expérimenté en décembre à la faveur du vote de la loi sur l’immigration. Nous ne pourrions alors guère compter sur les bureaucraties des établissements pour faire écran aux menées fascisantes. Les fameux « acteurs de l’ESR » se montrent déjà incapables de tenir le principe millénaire de franchise académique dont le principe tint bon même sous l’Inquisition. Nous avons besoin de réseaux de solidarité effectifs, organisés localement. Nous avons besoin de nous connaître, de nous montrer imaginatifs et joyeux, et de faire front.

Post-scriptum : Une partie de la communauté n’a pas voulu comprendre la nécessité d’une recherche scientifique autonome, indépendante des pouvoirs politique, économique et religieux. Réalise-t-elle soudainement ce que signifient l’ANR, l’ERC, les PEPR, le Hcéres ou la titularisation des chaires junior sous le contrôle de l’extrême-droite ? On aimerait l’espérer mais rien n’est moins sûr.

Bibliographie

Wendy Brown, In the Ruins of Neoliberalism : The Rise of Antidemocratic Politics in the West, Columbia University Press, 2019.

Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Le Seuil, 2024.

Violaine Girard, Le Vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, 2017

Valérie Igounet, Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées, Le Seuil, 2014.

Nonna Mayer, Ces Français qui votent FN, Paris, Flammarion, 1999.

Quinn Slobodian, Crack-up capitalism. Market Radicals and the Dream of a World Without Democracy, Metropolitan Books, New York, 2023.

Quinn Slobodian, Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism, Harvard University Press, 2018.


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