« Les journalistes deviennent-ils des salauds ? ». Poser la question c’est y répondre. Et d’autres, en surenchère, ajouteront que « salauds » ils le sont déjà, et pour certains depuis longtemps. Si la question du chaos éthique qui gagne mon métier me vient à l’idée, plus fort que d’habitude, c’est après avoir assisté, les larmes aux yeux le 2 novembre dernier, à la conférence de presse donnée par les Amis de Ghislaine Dupont et de Claude Verdon. Là, dans une minuscule annexe d’un théâtre, tendue de velours comme un catafalque, une quinzaine de journalistes étaient réunis pour tenter de ranimer la flamme qui doit veiller sur nos confrères assassinés. Bien peu de monde. Et aucun géant de l’info, ceux dont on voit la tête à l’écran comme des affiches de panneaux Decaux. On les pardonne, leur devoir d’informer. Leur conscience sourcilleuse exige leur présence en continue aux manettes de l’information. Ils sont comme des pilotes de centrales nucléaires, faut pas les déranger.
Donc dans la petite chapelle, à gémir sur le sort de nos confrères, nous n’étions que quelques inconnus, des attardés qui penchent encore leur tête hors du train quand un équipier de l’information passe par-dessus bord. Ah cette indifférence de ceux qui, pour des heures, nous lessivent la tête avec le contenu d’un tweet de footballeur, mais sont incapables de consacrer une seconde à des amis assassinés ! Cette froideur d’un métier qui fut chaud, le nouvel air de notre temps qui se glace, me sidère. Que sommes-nous devenus ? La non-assistance à personne assassinée est un critère de la nouvelle presse. The show must go on.
Car, sans faire de corporatisme, se pencher sur l’enquête qui devrait faire la lumière sur les deux crimes de Kidal, au nord Mali, relève du devoir de journaliste. Imaginez que les victimes soient des candidats à « The Voice » ? Là vous auriez des pages avec toutes les virgules, une flopée d’images et de sons. Pour Ghislaine Dupont et Claude Verdon... Rien. Ils sont morts et leur souvenir enterré avec eux.
Je vous vois venir et vous entendre dire : « Mais que peut-on faire ? Comment enquêter à Kidal, terre de djihad et autres barbaries ? » Vous n’avez pas raison. Le premier obstacle au progrès de l’enquête ce ne sont pas les farouches berbères ou l’insaisissable et si aimable borgne Mokhtar Belmokhtar... Non, le premier obstacle c’est l’Etat français. C’est lui qui refuse de « déclassifier » l’intégralité du dossier établi par les militaires sur le double crime de Kidal. Pardon, et soyons précis. Pour faire joli, l’Etat-major a quand même rendu public une centaine de documents, du genre la marque des pneus des jeeps mobilisées dans l’opération Serval. Parfois, les papiers libérés sont eux-mêmes barrés de noir, afin qu’on ne puisse tout y lire ! Pour le reste, soit 75 autres documents qui intéressent la justice, c’est niet (amusant, à propos de « niet », imaginez que ce soit Poutine qui se livre à ce type de censure !). Donc, et par exemple, on ne saura jamais si des « aéronefs » français, et à quelle heure, ont survolé le 4X4 utilisé par les ravisseurs de nos amis journalistes... On ne saura rien. Et nos frères sont victimes d’une deuxième mort. Un assassinat politico-judiciaire couvert par Hollande et Le Drian.
A la suite de ce forfait, avez-vous entendu parler d’une manifestation massive de journalistes devant le Palais de l’Elysée ? Exigeant de déclassifier l’intégralité de ces maudits papiers ? Non. Pourtant, ne les dérangez pas : ils sont trop occupés à guetter les tweets de footballeurs. Qui dira la solitude du journaliste à l’instant du pénalty ?
Jacques-Marie BOURGET