Le jour de la mort de Gary Cooper, Michel Boujut est entré en insoumission comme il est entré dans les films, en devenant un cinéphile authentique, juste avant que naisse sa vocation de critique de cinéma. Chez qui d’autre que lui ces deux états ont-ils pu à ce point s’interpénétrer, se modeler de concert ? Cinéma et dissidence furent, dès lors, à jamais inséparables pour lui. Il s’abreuva d’images « libératrices », alors qu’on sait bien qu’aujourd’hui les images auraient plutôt tendance à nous « cerner ».
C’est au XVIIe siècle que déserter a pris le sens d’abandonner l’armée sans permission. Boujut a « claqué la porte au nez de l’histoire. » Il explique pourquoi il y eut un avant et un après de la désertion qui ne se rejoindront plus jamais. Car déserter, c’était prendre le chemin d’un désert où l’on risquait toutes les nuances de la honte et du discrédit. A la caserne d’Angoulême, Boujut avait reçu un viatique qui lui avait hérissé le poil, un argumentaire expliquant pourquoi se battre : « Savez-vous que si la France quittait l’Algérie, un cinquième des usines françaises se verraient contraintes de fermer leurs portes. » L’apprenti cinéphile et l’insoumis en transit vont s’approprier les salles de cinéma « dans la vague illusion d’un droit d’asile ». Illusion d’optique en l’occurrence car ces salles ne portent pas toujours chance : Dillinger fut abattu à la sortie d’un cinéma. Tout comme Lee Harvey Oswald ou Olof Palme. Mais dans Les bourreaux meurent aussi de Fritz Lang, le docteur Svoboda échappait à la Gestapo en se cachant dans un cinéma de Prague.
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Boujut est originaire de Jarnac. Il est soutenu moralement par Philippe Mitterrand, le jeune frère de l’ancien implacable Garde des sceaux. Cela n’empêchera pas une condamnation à dix ans d’emprisonnement. Plusieurs décennies plus tard, il tentera de nouer un lien avec l’un des membres du tribunal militaire. Droit dans ses bottes, l’officier en retraite se montrera toujours aussi haineux.
La désertion de Michel Boujut vient du lointain d’une éducation anticolonialiste. Son père (prisonnier dans un stalag pendant quatre ans et demi) et son grand-père (fauché à 26 ans en 1914) furent des proches de Marceau Pivert et de Léon Blum. Dans la famille, on sait que « la guerre est réservée aux moins de trente ans, comme la silicose aux mineurs ». Dans le bestiaire politique de Michel : Guy Mollet et Robert Lacoste, deux anciens résistants, ardents syndicalistes qui vont cautionner la torture, deux socialistes qui mèneront la guerre de l’impérialisme.
La mission civilisatrice que la France a confiée au contingent est claire : casser du fellouze. « Si vous les ratez, eux les enturbannés ne vous rateront pas ! »
Boujut a été effaré par la lecture de la Question d’Henri Alleg. Heureusement, le Manifeste des 121 (rédigé par Dyonis Mascolo, Jean Schuster et Maurice Blanchot) a fortement retenti en lui : « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. » Parmi les signataires, trois cinéastes qui vont compter pour lui : Alain Resnais, François Truffaut et Claude Sautet.
Sa vie commence le jour où il déserte, car c’est celle qu’il a choisie. Il entre en contact avec les membres du réseau Jeanson, avec Maspero. Une fois parvenu en Suisse, il recevra les encouragements d’André Breton (ils ont comme ami commun le poète Jean-Paul Samson, socialiste révolutionnaire, réfugié en Suisse depuis 1917).
En 1961, même Brigitte Bardot résiste. « Je suis persuadée [écrit-elle à L’Express - rien à voir avec l’organe de Barbier] que les tueurs de l’OAS [qui ont voulu la rançonner] seront rapidement mis hors d’état de nuire s’ils se heurtent partout à un refus net et public. Je ne marche pas parce que je n’ai pas envie de vivre dans un pays nazi ! »
Dans les salles obscures, Boujut ne supporte pas les beuglements des Actualités Gaumont : « Dans la Mitidja qui retrouve le sourire, les hommes retournent aux champs, les femmes à leurs feux, et les enfants à l’école. La France et son armée sont en train de remporter la victoire des coeurs sur les égorgeurs de la nuit. » Et puis il découvre le Téchiné des Roseaux sauvages : « un adolescent qui s’appelle François et ne vit que pour les films et les livres, avant que ne le rattrape le spectre de la guerre d’Algérie. » Sachez, cher Michel Boujut, que le personnage féminin fut inspiré par une désormais vaillante presque septuagénaire de ma famille qui, à l’époque, épousa … un CRS. Foutu fatum, comme vous dites. Il découvre aussi Lea Massari dans L’avventura, ou encore la folle liberté de Cassavetes, La Dolce Vita, Hiroshima mon amour. Serait-ce que les périodes de guerre sont propices à du grand cinéma ? Serait-ce que le cinéma, comme disait Trotski, « étonne l’imagination et vous enlève l’envie d’aller à l’église ? »
Depuis Stuttgart (où il est hébergé par des jeunes socialistes du SPD), Boujut écrit à son colonel : « Quelle que soit leur bonne volonté, les militaires ne pourront jamais remplacer les seuls représentants authentiques de la France, instituteurs, assistantes sociales, ingénieurs, médecins. Simple deuxième classe, il m’aurait été pénible de devoir être considéré avec peur et mépris par des hommes qui n’auraient vu de moi que l’uniforme, symbole de l’oppression qu’ils subissent. »
En Algérie, la censure s’exerce particulièrement sur les westerns qui font la part trop belle aux Apaches. « Cochise-Ben Bella même combat ! »
La vie devant lui.
Paris : Rivages, 2011.