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Lettre ouverte au responsable du Bureau Amérique de Reporters Sans Frontières

J’adresse cette lettre ouverte au responsable du bureau Amérique au sujet des deux dernieres notes de RSF sur le Venezuela...

Cher Monsieur Hervieu,

Avant toute chose, je tiens à saluer les objectifs que poursuit votre organisation, et s’il est vrai que je suis souvent en désaccord avec la façon de procéder -qui devient forcement partielle non pas par votre faute mais parce que le système médiatique dominant impose ses propres règles du jeu-, il faut admettre que beaucoup de choses ont évolué dans le bon sens depuis 2008. C’est fort heureux pour la défense de la liberté de l’information.
Je viens vers vous à propos des deux derniers articles publiés par votre Bureau au sujet du Venezuela.

A propos de L’information sur les pénuries assimilée par le pouvoir à de la “propagande de guerre” (02/oct/2013), je peux comprendre que, depuis Paris, l’on puisse voir d’un mauvais œil l’évocation d’un lien entre information et “propagande de guerre”. J’attends néanmoins d’une organisation comme la vôtre qu’elle prenne en considération les réalités du terrain. Il faudrait être vraiment ignorant du contexte vénézuélien (parce que je n’ose songer à la mauvaise foi) pour nier, ou ne pas prendre en compte, la situation existante là-bas où il y a, effectivement, une vraie guerre au niveau de l’information. Vous êtes bien les premiers à savoir le ou les rôles que joue l’information aujourd’hui. Je me permets de vous rappeler cette citation d’un général étatsunien (Glen Otis) : "Le combattant qui l’emporte est celui qui gagne la campagne de l’information. Nous en avons fait la démonstration au monde : l’information est la clef de la guerre moderne -stratégiquement, opérationnellement, tactiquement et techniquement".

Je suppose que vous connaissez la mauvaise foi de nombre de médias qui ont trop souvent prouvé qu’ils n’avaient rien d’indépendants mais au contraire qu’ils prenaient ouvertement des positions partisanes et qui sont passés maîtres dans l’art de jeter la pierre pour ensuite cacher la main et finalement se montrer en victime d’un "régime liberticide". Le journaliste engagé et fin connaisseur de l’Amérique latine Maurice Lemoine avait très bien décrit le contexte vénézuélien dans un article publié dans la revue Manière de voir intitulé "Coup d’Etat médiatique au Venezuela (Manière de Voir n°122 > Où se cachent les pouvoirs / avril-mai 2012).

Un contexte donc très complexe, mais surtout aux antipodes de la situation que nous connaissons dans la plus part des pays occidentaux, et je n’exagère si j’affirme qu’on ne pas transposer la notion de journalisme qui prévaut ici avec ce que l’on connaît au Venezuela. En France, l’on attend d’un journal "d’opposition" qu’il garde tout de même une certaine éthique et morale journalistique. Qu’en est-il au Venezuela ? Envisagez-vous une seule seconde que ce qui s’est passé avec la une du journal Tal Cual avec l’affaire de la rose/pistolet puisse se produire en France (photo du président manipulée, altération des propos avec une soi-disant incitation à la violence) ? Ou bien encore lorsque les journalistes de Globovision, lors de la couverture de l’émeute qui a eu lieu dans la prison de Caracas El Rodeo (juin 2011), rajoutent des effets sonores (en l’occurrence des bruits de fusil d’assaut sans doute afin d’amplifier l’effet de chaos), cachent, exagèrent, amplifient, déforment, dans un reportage qu’ils passent en boucle (presque 300 fois en 4 jours de couverture)... mais sont ensuite les premiers à crier à l’injustice lorsque la Conatel... remplit ses fonctions et fait appliquer la loi ! Et si la justice confirme la sanction, il s’agira bien sûr d’une justice aux ordres du gouvernement !

Qui peut cautionner des comportements de ce genre, clairement contraires à l’éthique journalistique ?

La Procureure Générale de la République -Luisa Ortega Díaz- a dénoncé il y a peu ces pratiques journalistiques malhonnêtes dans les colonnes du journal UltimasNoticias (« La responsabilidad de comunicar » - Luisa Ortega Díaz - 15/oct/2013). Elle précise que la Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela « garantit la liberté d’expression sans aucune censure mais établit aussi que celui qui l’exerce assume la pleine responsabilité pour tout ce qu’il exprime, en précisant que les gens ont le droit à une information adéquate, vraie et impartiale ». Y voyez-vous un quelconque frein à la liberté d’expression ou la simple application de l’état de droit dans le cadre d’une pratique responsable du journalisme ?

Alors oui, il y a une vraie "guerre médiatique" au Venezuela, mais elle ne vient pas forcement d’où certains voudraient nous le faire croire et notre mémoire historique latino-américaine nous oblige à l’extrême prudence.

Vous rappeliez il y a peu les événements qui ont eu lieu au Chili en 1973 (L’héritage médiatique du Plan Condor - 12/sep/2013). Dois-je vous rappeler la situation dans ce pays au niveau des médias avant le coup d’état du 11 septembre ? Combien de fois le Président Allende avait-il pris la peine de dénoncer un contexte (campagne médiatique internationale, ingérence de puissance étrangères, rôle des médias au service de l’oligarchie nationale, paysage médiatique amplement dominé par le secteur privé, etc.) qui renvoie de manière frappante à l’actualité vénézuélienne ? Que disait-on de lui à l’époque. Que se passa-t-il ensuite ? Je ne peux que vous conseiller de réécouter cette interview du Président Allende (par Saúl Landau, 31/12/71), le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui au Venezuela est vraiment criant (en particulier entre les minutes 15:00 et 18:30).

J’en viens maintenant à votre article L’accès à l’information compromis avec le décret fondateur d’un nouvel organisme du renseignement (11/oct/2013).

Le Centre stratégique de sécurité et de protection de la patrie (Cesppa) est un organisme gouvernemental de renseignement qui dépend directement du pouvoir exécutif (comme c’est couvent le cas pour ce genre d’organisme). L’article 3 du décret instituant sa création précise que le Cesppa sollicitera, organisera, intègrera et évaluera les informations d’intérêt stratégique de la Nation, provenant de tous les organismes de sécurité et de renseignement de l’État ainsi que d’autres entités publiques ou privées, relatives aux activités ennemies tant intérieur qu’extérieur, selon les nécessités des hauts-commandements politique et/ou militaire du gouvernement.

Son article 7 précise que le Cesspa aura pour objectif d’unifier le flux d’information relatives aux aspects stratégiques sensibles de sécurité, de défense, des renseignements, d’ordre intérieur et des relations étrangères, des institutions publiques et privées qui le requièrent, afin de faciliter et contribuer au processus de prise de décision, et prévenir et neutraliser de potentielles menaces aux intérêts vitaux [de l’Etat vénézuélien].

Comment s’étonner alors que l’information gérée par cet organisme gouvernemental doive rester classifiée ?! Selon vous des informations relatives aux activités ennemies devraient pouvoir être rendues publiques ?! L’article 9 que vous citez se réfère lui aussi à l’information détenue par le Cesppa, il est donc naturel qu’elle puisse être "réservée", "classifiée" ou "divulguée de façon limitée", vous ne croyez pas ?

Ce décret n’attribue à nul moment des prérogatives au Cesppa par rapport à "l’information" en général, celle qui circulerait dans les médias, mais seulement par rapport aux informations en possession du Cesppa. Je ne vois donc pas en quoi ce décret "contrevient directement au droit d’être informé".

D’autre part, que dire de vos sources, le Collège national des journalistes (CNP) et le Syndicat national des travailleurs de la presse (SNTP) ? Des organisations dont le comportement contraire à l’éthique journalistique a été maintes fois signalé par de nombreux journalistes qui s’en sont séparés en voyant qu’elles étaient devenues des agences de relations publiques des adversaires du gouvernement (je vous renvoie à la lettre publique du journaliste Sergio Ramón Fernández Aponte, qui a quitté le CNP en dénonçant ses pratiques incompatibles avec un journalisme de qualité). Les dissensions sont nombreuses au sein de ces organisations, et il serait intéressant d’écouter les journalistes qui les ont quittées.

Je vous demande donc, les prises de position tant du CNP (Le CNP-Caracas dénonce fermement la création du Cesspa – CNP 14/oct/2013) que du SNTP (Le Gouvernement veut bloquer la libre circulation de l’information critique – SNTP 11/oct/2013 ) reflètent-elles vraiment une situation réelle, ou jouent-elles sur un amalgame entre « l’information qui sera en possession du Cesspa » et « l’information » en général ? Le journal El Nacional est-il sérieux de titrer un de ces articles « Maduro pourra censurer n’importe quelle information » (El Nacional 10/oct/2013) ? Ce décret permet-il vraiment au Président de « censurer n’importe quelle information » ?

Je fais donc un appel à votre bon sens, afin de considérer l’actualité vénézuélienne non seulement dans son contexte extrêmement particulier, mais aussi dans toute la complexité d’une réalité qui dépasse souvent des lectures trop simplistes et les raccourcis. La défense du droit à l’information mérite mieux que cela.

Très respectueusement,

Luis Alberto Reygada

la.reygada [à] gmail.com
Etudiant, Master 2 Relations Internationales

Lettre ouverte envoyé à M. Hervieu - Bureau Amériques de Reporters Sans Frontières : ameriques@rsf.org.

Proposée pour sa publication au site d’information alternative Le Grand Soir http://www.legrandsoir.info/

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