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Algérie, 1845, un jour de mai : Il était une fois les enfumades.

« Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche au pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant... La nature a fait une race d’ouvriers ; c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment de l’honneur... ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre..., une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. »
Ernest Renan 1871

Ce mois de mai est pour nous, rituellement, à la fois un moment de recueillement et des lieux de mémoire. En effet, traditionnellement depuis l’indépendance de l’Algérie et surtout depuis une vingtaine d’années, les massacres de masse du 8 mai 1945 sont rappelés et des cérémonies toujours les mêmes avec les mêmes personnes- les jeunes ne sont pas concernés-, le même rituel et la même unique télévision indigente qui nous ressasse ad nauseam le même remake sans imagination, ce qui peut être pensé comme une corvée vite oubliée le 9 mai.

Je propose cette année de parler de mai d’il y a 166 ans de cela, en 1845. Par un curieux destin, les Algériens connurent comme un siècle plus tard, un massacre qui est le summum de l’horreur car l’agonie fut atroce. Imaginons un millier de personnes hommes, femmes, enfants, vieillards avec leurs troupeaux gazés par les fumées et le feu de bois qui bouche la sortie les condamnant à une mort atroce. Pour l’histoire et comme l’écrit Hanafi Si Larbi à propos des débuts de l’invasion coloniale : « A partir de 1832, une nouvelle ère de la colonisation commence. C’est la guerre d’extermination par enfumades et emmurements, l’épopée des razzias par la destruction de l’économie vitale, la punition collective et la torture systématique. En avril 1832, la tribu des Ouffia près d’El Harrach fut massacrée jusqu’à son extermination suite à un vol dont a été victime une ambassade, sans preuve ni enquête. Le butin de cette démonstration de la cruauté coloniale que le duc de Rovigo a laissé commettre, fut vendu au marché de Bab Azzoun où l’on voyait « des bracelets encore attachés au poignet coupé et des boucles d’oreilles sanglantes », comme en témoigne Hamdane Ben Athmane Khodja dans « L’Aperçu historique et statistique de la Régence d’Alger en 1833 ». (1)

« En 1845, un siècle avant les massacres du 8 mai 1945 et son lot de 45.000 victimes, le général de Cavaignac avait inauguré une année avant, l’ancêtre de la « chambre à gaz » que le colonel Pellisier utilisera pour mater l’insurrection des Ouled-Riah dans le Dahra. (...) Les insurgés avaient pourtant « offert de se rendre et de payer rançon contre la vie sauve », ce que le colonel refusa. (...) L’imagination déchaînée et bestiale des premières décennies de la conquête sera « très riche ». On payera des spahis à 10 francs la paire d’oreilles d’un indigène, preuve qu’ils avaient bien combattu. « Un plein baril d’oreilles récoltées paire à paire, sur des prisonniers, amis ou ennemis » a été rapporté d’une expédition dans le Sud par le général Yusuf. Les Algériens ne peuvent pas oublier la conclusion du rapport de Tocqueville en 1847 : « Nous avons rendu la société musulmane plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle ne l’était avant de nous connaître » Alphonse Daudet (1840-1897) résume en quelques phrases la nature du colonialisme : « En somme pour gouverner l’Algérie n’a pas besoin d’une forte tête ni même de tête du tout. Il suffit d’un képi, d’un beau képi galonné, reluisant au bout d’une trique. » (1) (2)

François Maspero dans un ouvrage magistral « L’honneur de Saint-Arnaud » fait un portrait sans concession de ce boucher. Les extraits des lettres de Saint- Arnaud révèlent le prix du sang qu’il a fallu faire payer pour coloniser l’Algérie. Paris, 11 juillet 1845 : à la Chambre des Pairs, entre un débat sur l’aménagement des ports corses et un autre sur la loi relative aux chemins de fer, le prince de la Moskowa, fils du maréchal Ney, demande la parole pour une brève interpellation : « Messieurs, un journal qui se publie en Algérie, l’Akhbar, contient le récit d’un fait inouï dans notre histoire militaire. Un colonel français se serait rendu coupable d’un acte de cruauté inexplicable, inqualifiable, à l’égard de malheureux arabes prisonniers. Je viens demander au gouvernement français de s’expliquer sur ce fait. » Et il donne lecture de l’article : « Il vient d’arriver dans le Dahra un de ces événements qui contristent profondément ceux qui en ont été témoins, même lorsqu’ils en ont compris l’affreuse nécessité... Le colonel Pélissier s’occupait à poursuivre les Ouled-Riah, tribu qui n’a jamais été soumise, parce que les pays qu’ils habitent renferment d’immenses cavernes... » (3)

«  Suit le récit de l’enfumade des Ouled-Riah. Hommes, femmes, enfants et troupeaux se sont, à l’arrivée de la colonne française, réfugiés dans leurs grottes. On en a fait le siège et, au bout d’une journée, « à bout de patience » face au « fanatisme sauvage de ces malheureux » qui exigeaient, pour sortir, que l’armée française s’éloigne, Pélissier a fait mettre le feu à des fascines disposées aux accès. Le matin, tout est consommé. Cinq cents victimes, dit le rapport officiel. Aux environs de mille, témoignera un officier espagnol présent. L’incident est clos. Provisoirement. Ca fait quand même du bruit dans le pays. Et aussi dans l’armée d’Afrique : Soult doit faire machine arrière : « En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c’est la guerre elle-même » (...) « Rien ne pourrait donner idée, relate de son côté l’officier espagnol qui l’accompagnait, de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer... le sang leur sortait par la bouche. » (3)

Les débuts des guerres dites non conventionnelles

« A tout seigneur tout honneur, commençons par notre ami Saint-Arnaud. Le 27 juin 1845, il écrit à son frère Adolphe : « Le colonel Pélissier et moi, nous étions chargés de soumettre le Dahra, et le Dahra est soumis. Pélissier est plus ancien que moi et colonel d’état-major, j’ai agi avec lui avec déférence. Je lui ai laissé la belle part... Il a dû agir avec rigueur. J’aurais été à sa place, j’aurais fait de même. » [...] Faire de même ? Il n’aura pas longtemps à attendre. Le 15 août, il envoie à Adolphe le récit de sa propre « enfumade » des Sbéahs, en lui demandant de le garder pour lui. Le voici, tel qu’il a été publié par la famille : « (...) Le même jour, je poussais une reconnaissance sur les grottes ou plutôt cavernes, deux cents mètres de développement, cinq entrées. (....) Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne... que moi ne sait qu’il y a là -dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un mois plus tard, dégoût ou pas, il sera toujours à l’oeuvre : « A la fin de l’expédition, j’aurai tué ou pris plus de deux mille Sbéahs. La tribu entière compte de dix à douze mille âmes. Et peut-être ne seront-ils pas corrigés ? » (3) (4)

Dans l’encyclopédie Wikipédia on lit : « Les enfumades d’Algérie constituent une opération de pacification pratiquée par le corps expéditionnaire français, nommé « Troupes d’Afrique », durant la phase de conquête généralisée du territoire de la Régence d’Alger en 1844 et 1845. Le terme d’« enfumades » a pris son essor avec le général Cavaignac. Il s’agirait du premier usage, connu, de la guerre non conventionnelle pratiquée par une armée régulière sur le territoire algérien. Le procédé consiste à asphyxier l’adversaire en répandant de la fumée dans une cavité rocheuse. Privés d’oxygène, qui est consumé par le brasier, ou étouffés par la fumée qui envahit la grotte, les ennemis meurent par asphyxie. Ainsi, des milliers d’Algériens (dont femmes et enfants) sont enfumés ou emmurés dans les grottes d’Algérie. Le général Bugeaud, commandant en chef, conseille ceci à ses subordonnés pour réduire les partisans de l’émir Abd El Kader peuplant la région du Chélif : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéahs ! Enfumez-les à outrance comme des renards. »  » (5)

Pour Chaouky dans une contribution intéressante, « Canrobert évoque un précédent, auquel il a personnellement participé, un an auparavant [1844].« J’étais avec mon bataillon dans une colonne commandée par Cavaignac (...) On pétarda l’entrée de la grotte et on y accumula des fagots, des broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbéahs se présentaient à l’entrée de la grotte demandant l’aman à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts. Telle fut la première affaire des grottes. » Saint-Arnaud fera mieux que Cavaignac et Pélissier. Le 8 août 1845, il découvre 500 Algériens qui s’abritent dans une grotte entre Ténès et Mostaganem (Aïn-Meran). Ils refusent de se rendre. Saint-Arnaud ordonne à ses soldats de les emmurer vivants. (...) Le lendemain, une compagnie formée d’hommes du génie et de tirailleurs, reçoit l’ordre de pénétrer dans les grottes. Un silence lugubre entrecoupé de râlements y règne. A l’entrée, des animaux dont on avait enveloppé la tête pour les empêcher de voir ou de mugir sont étendus à moitié calciné. Puis ce sont des groupes effrayants que la mort avait saisis. Ici une mère a été asphyxiée au moment où elle défendait son enfant contre la rage dans l’agonie d’un taureau dont elle saisissait encore les cornes. Ailleurs, des cadavres rendent encore le sang par la bouche et par leur attitude témoignent des dernières convulsions. Des nouveau-nés gisent parmi les caisses et les provisions ; enfin çà et là , des masses de chair informes piétinées forment comme une sorte de bouillie humaine. Près d’un millier d’enfants de femmes et d’hommes ont été asphyxiés, brûlés entre le 19 et le 20 juin 1845 ». (5)

Pour Aït Saâda, enseignante à l’Université Hassiba-Benbouali, les lettres adressées par le colonel Pélissier du lieu du massacre à son frère à Paris dénotent la cruauté de ce bourreau qui se dit humain dans ses lettres et faisant assassiner plus de 1500 hommes, femmes, enfants et vieillards dans les grottes de « Ghar El Frachiche » dans le haut Dahra par ses sbires. L’enfumade, est « un massacre respectant un protocole précis », selon Gilles Maçeron, historien français. (6)

Les états de service macabres inépuisables de Saint Arnaud font dire à Nourredine Bennabi que rien ne distingue les faits d’armes de Saint-Arnaud des militaires allemands avec cependant, une invention qui sera perfectionnée à Dachau : les enfumades et les techniques d’emmurement version initiale des fours crématoires. Il fait parler Saint-Arnaud : « Nous sommes dans le centre des montagnes entre Miliana et Cherchell. Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes (...) Nous avons tout brûlé, tout détruit... » « Que de femmes et d’enfants réfugiés dans les neiges de l’Atlas, y sont morts de froid et de misère ». Et plus loin encore, Montagnac ajoute : « A ce métier de tuer, la sensibilité s’atrophie. Dans toutes les opérations de guerre que nous faisons (...), il y a des scènes à attendrir un rocher, si l’on avait le temps de s’attendrir un peu. (...) Et le capitaine Lafaye se désolait comme lui de la barbarie des troupes : nos soldats n’ont pas reculé devant « le meurtre des vieillards, des femmes et des enfants... Ce qu’il y a de plus hideux, c’est que les femmes étaient tuées après avoir été déshonorées (...). Les Arabes ne se défendent pas du tout ». (23 septembre 1848). « Ainsi, sans nécessité militaire, on viole et on tue », fait remarquer le grand historien français Ch. A. Julien. Et lorsque le bois venait à manquer, l’emmurement est une chose répandue. Ainsi « le colonel Saint-Amaud (...) emmura d’autres Sbéahs, deux mois après l’aventure de Pélissier : Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques ». Et, plus loin, on ajoute : Ce « vaste cimetière demeure fermé et tous, hommes, femmes, enfants, troupeaux y sont encore ». (...) Déjà en 1845, bien avant donc Dachau et les fours crématoires, il y eut les enfumades du Dahra. Elles lui servirent d’exemple. (7)

Les enfumades du Dahra

Comment « oublier » toujours de rendre hommage à toute une tribu, symbole de l’héroïsme. Les enfumades du Dahra furent l’objet d’un documentaire rehaussé par le témoignage de Hadja Zohra, arrière-petite-fille d’une survivante. Le lendemain du crime, Mohamed Ben Mohamed inspecte les lieux à cheval et retrouve deux survivants, deux miraculés de l’enfer : un homme, Bouhraoua et Aïcha Bent M’hamed. Le sauveur se marie avec la survivante Aïcha. De cette union naissent les grands-parents de Zohra qui récitent des poèmes populaires relatant le massacre des anciens. Cette grotte gagnerait à être revisitée par des officiels algériens, les médias et les historiens connus. Dans le même ton, la culture populaire transmise de génération en génération a permis à Guerine Abdelkader de publier un recueil de poèmes « La Brûlure - Les enfumades de la Dahra » qui raconte par le biais d’un « Goual » ou troubadour, allant de hameau en hameau, de souk en souk porter les bonnes et les mauvaises nouvelles. Ce troubadour, faisant parfois des rêves prémonitoires, dépêche sa personne chez les Ouled Riah pour leur porter la mauvaise nouvelle représentée par l’invasion de leur pays et localité par la soldatesque française, un certain 5 juillet 1830. Quelques passages du livre : « Que veulent-ils chez nous ? Que vont-ils faire de nous ? se demandèrent bruyamment et nerveusement les uns et les autres... » Ils veulent poser des lois roumi Auxquelles l’arabe est bien soumis, Ils sont en route et seront là Pour faire l’enfer de l’au-delà . Ils veulent la terre et le bétail. Et toi l’esclave qui obéit. Les bêtes qu’ils veulent et la volaille. Et toi, étranger dans ton pays. » « Nous étions mille et une personnes Avides de paix jusqu’à l’aumône, Coincées dedans les vieilles grottes, Cernées d’une force qui porte des bottes, « Nous étions mille et un cadavres, Virés du temps d’une vie macabre, Brûlés vivants d’un feu banal A l’ordre bref du général. » (8)

Le peuple algérien a payé du tiers de sa population l’aventure coloniale française, puis payé un siècle après du sixième de la population l’entêtement et l’acharnement français à se maintenir en Algérie. Le jugement sans concession de Victor Hugo est pour nous un repère : « Armand Jacques dit Achille Leroy de Saint-Arnaud avait les états de service d’un chacal ». A cette époque il n’y avait pas et il n’y a toujours pas de tribunaux de Nuremberg pour juger les assassins à l’instar de la shoah de ces crimes de masse laissant ainsi, les pleurs et l’agonie des enfants des grottes du Dahra sans justice cinquante ans à peine après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans le pays qui s’intronise toujours le sanctuaire des droits de l’homme blanc...

Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique enp-edu.dz

1. Hanafi Si Larbi : L’histoire partielle et partiale El Watan, le 1er mars 2006

2. Chems Eddine Chitour, Jeunes de France, si vous saviez..., revue Panoramiques n° 62. 2003.

3. Le maréchal de Saint-Arnaud http: //www.ldh-toulon.net/spip.php?article952 28.10.2005

4. François Maspero : L’honneur de Saint-Arnaud, éd. Plon, 1993. Rééd. Points/Seuil, 1995. 5.http://chaouky.blog.lemonde.fr/2008/06/14/les-%C2%AB-enfumades-%C2%BB-du-marechal-bugeaud-un-crime-contre-lhumanite-algerie-1845/4 juin 2008

6. Aït Saâda : « Les Enfumades du Dahra » donnée par Mme Aït Saâda boudia2007 le 5/1/2010

7. Noureddine Bennabi Membre fondateur de la Fondation du 8-Mai-1945 02 Mars 2003

8. http://boudia2007.over-blog.com/article-la-brulure-les-enfumades-de-la-dahra-par-abdelkader-guerine-69423618.html


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"Les Etat-Unis eux-mêmes, par leur tendance croissante à agir de manière unilatérale et sans respect pour les préoccupations d’autrui, sont devenus un état voyou."

Robert MacNamara
secrétaire à la défense étatsunien de 1961 à 1968
paru dans l’International Herald Tribune, 26 juin 2000.

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