En effet, depuis la naissance des Etats-Unis, ses gouvernements n’ont jamais cessé de considérer l’Amérique latine comme leur « arrière-cour », et les deux piliers de leur politique étrangère envers le sous-continent – la Doctrine Monroe et son corollaire Roosevelt (1) en ont fait d’abord une chasse gardée avant de pratiquer un expansionnisme effréné. L’expansionnisme s’est mué en interventionnisme, plus difficile à dénoncer aux yeux de la communauté internationale, mais avec toujours le même résultat : un Etat du continent peut rarement rester maître de son destin sans que l’Oncle Sam n’intervienne dans ses affaires intérieures.
De l’annexion de la moitié du territoire mexicain en 1848 à l’invasion du Panama en 1989, l’historique des relations des Etats-Unis avec ses voisins du sud déborde d’intrusions dans les affaires internes de pays souverains. Que ce soit pour défendre les profits de ses multinationales, freiner le développement de gouvernements idéologiquement contraires à ses intérêts ou faciliter l’implantation de ses bases militaires en territoire étranger, « la plus grande démocratie du monde » n’a jamais hésité à provoquer la chute de présidents démocratiquement élus, financer des milices paramilitaires, créer des conflits séparatistes, favoriser le trafic de drogue, soutenir des dictatures fascisantes, collaborer avec les pires régimes, soutenir le terrorisme, imposer des blocus illégaux ou même fomenter l’assassinat de chefs d’Etat.
Si les techniques de cette ingérence varient, les objectifs restent les mêmes : promouvoir ses intérêts en favorisant l’expansion du modèle économique néolibéral, avec des répercussions souvent terribles pour les populations locales.
De la doctrine Monroe à l’ère des guerres silencieuses
Le Secrétaire d’Etat John Kerry a déclaré il y a peu que l’ère de la Doctrine Monroe était révolue, mais, en réalité, l’ingérence des Etats-Unis dans les affaires internes de nombreux pays du continent reste d’une brûlante actualité.
Alors qu’en décembre 1994 le président Clinton annonçait que les pays du continent devraient tous faire partie de l’Accord de Libre Echange Américain, deux décennies plus tard les résultats ne sont pas atteints et, au contraire la tournure des évènements a de quoi inquiéter les faucons du Département d’Etat.
Car aujourd’hui l’unité latino-américaine et caribéenne est de mise et veille à défendre ses propres intérêts. La création de l’UNASUR, de la CELAC, de la Banque du Sud, de l’ALBA (2), etc., prouvent un niveau d’intégration inimaginable il y a encore une quinzaine d’années, et cette émancipation a tout pour déplaire à Washington puisqu’elle se traduit par une perte d’influence et de marchés dans son « pré-carré ».
De plus, certains pays osent remettre en question l’ordre politique ou économique établi ce qui représente à moyen terme un réel danger pour le maintien de l’hégémonie étatsunienne dans le monde. Quand l’Argentine refuse de céder au chantage des fonds d’investissements qui spéculent avec sa dette ; quand la Bolivie réalise des nationalisations dans des secteurs stratégiques tels que l’énergie ou les transports ; quand la présidente du Brésil annule une visite officielle à Washington pour dénoncer les pratiques d’espionnage de la NSA ; quand l’Equateur ferme les bureaux du FMI situés en plein cœur du siège de sa Banque Centrale et met un terme à leurs relations ; quand l’Amérique Latine signe des accords de coopération avec les BRICS(3) ; quand la Banque du Sud est sur le point d’être inaugurée ; quand l’Union des Nations d’Amérique du Sud avance l’idée de demander aux États-Unis de retirer leurs bases militaires de la région ; quand des pays réclament la présence de Cuba au Sommet des Amériques ; ou quand 7 pays s’unissent pour créer une chaîne internationale d’information alternative (Telesur), ce sont de nombreux symboles qui sont touchés, et certains dogmes sont remis en question dans un monde où nombreux voudraient faire croire qu’il n’existerait plus d’alternatives.
Ces « mauvais exemples » expliquent pourquoi l’ingérence des EU est toujours de mise, facilitée par la complicité des élites économiques locales. Depuis cette fin de XXe siècle, une série de coups d’Etat et d’opérations déstabilisation ont déjà secoué la région. Si le coup d’Etat de 2002 contre le président vénézuélien Hugo Chavez n’a tenu que 48 heures et que le président équatorien Rafael Correa a survécu au soulèvement en 2010, il n’en est pas de même au Honduras et au Paraguay où les alliés des nord-américains ont atteint leurs objectifs (en 2009 et en 2012 respectivement)... et à chaque fois les indices de la participation étatsunienne ne manquent pas. Pour sa part, le gouvernement du Venezuela affronte depuis plusieurs années une véritable guerre non-déclarée basée sur des attaques politique, économique, médiatique et diplomatique. Pièce clé de l’échiquier géopolitique continental et leader de la remise en question du néocolonialisme nord-américain, il n’est plus étonnant voir ce pays qualifié de « menace à la sécurité nationale et à la politique extérieure » des Etats-Unis dans un décret du Président Obama en mars dernier, document permettra maintenant d’augmenter les financements pour les programmes destinés à « contrer ce danger ». Est-il nécessaire de rappeler que le Venezuela possède les plus grandes réserves prouvées de pétrole au monde et que Washington a donc tout intérêt à le réincorporer dans sa sphère d’influence ?
Guerres non-déclarées contre Zone de Paix
Alors que les Etats-Unis poursuivent et intensifient les opérations de déstabilisation dans de nombreux pays, l’Amérique latine et la Caraïbe ont choisi de se proclamer « Zone de Paix », lors du 2e sommet de la CELAC organisé en janvier 2014 à La Havane.
En insistant sur le fait que la région est exempte d’armes nucléaires, les représentants des 33 pays de l’organisation (qui réunit tous les Etats du continent sauf les Etats-Unis et le Canada) ont acté cette déclaration « sur la base du respect des principes et des normes du Droit International (...) et les Principes et Propositions de la Charte des Nations Unies » Ils se sont engagés en faveur d’une solution pacifique aux controverses « afin d’éliminer à jamais l’usage et la menace de l’usage de la force dans la région », de « susciter des relations d’amitié et de coopération » entre eux et avec d’autres nations, (...) pratiquer la tolérance et coexister en paix comme de bons voisins ». Les compromis de « non-intervention dans les affaires internes des états membres » de l’organisation et « d’observer les principes de souveraineté nationale, l’égalité des droits et la libre détermination des peuples » y sont aussi stipulés, tout comme le « droit inaliénable de chaque Etat de choisir son système politique, économique et social ». Enfin, la déclaration engage les Etats à promouvoir « une culture de paix basée, entre autres, sur les principes de la Déclaration sur la Culture de Paix des Nations Unies » ainsi que « le désarmement nucléaire comme objectif prioritaire et de contribuer à un désarmement général et complet pour favoriser le renforcement de la confiance entre les nations ». Un texte qui aurait le mérite d’être étudié par nombre de leaders politiques. (4)
Volonté de Paix contre guerre non-déclarées, respect du droit à l’autodétermination contre pratique coutumière de l’ingérence, la bataille qui se livre en Amérique latine est exemplaire pour le développement des relations amicales entre les nations ainsi que pour le bien-être des générations futures.
Cet article a été publié initialement dans la revue mensuelle (n°605 – octobre 2015) du Mouvement de la Paix.
(1) Initialement conçue en tant que politique isolationniste pour contrer les intérêts des puissances européennes, la doctrine Monroe évolue en 1904 vers une politique expansionniste avec le Corollaire Roosevelt qui défend le devoir des États-Unis d’intervenir pour défendre ses intérêts en légitimant un « pouvoir de police internationale ».
(2) UNASUR : Union des Nations sud-américaines – CELAC : Communauté d’Etats latino américains et caraïbes – ALBA : Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique
(3) Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont un groupe qui réunit les grandes puissances émergeantes actuelles et qui représentent un contrepoids face à l’hégémonie économique étasunienne.
(4) Une traduction est disponible sur le site www.horizons-et-debats.ch/ (Les Etats de la CELAC – « un exemple lumineux pour le monde entier », 02/2014).
Luis Alberto Reygada, Journaliste indépendant franco-mexicain.